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Les Songes de Suranis [French]
Prologue : Sous terre, le Flux sommeille

Prologue : Sous terre, le Flux sommeille

Des herbes mauves dansaient dans la plaine sous une brise légère. Dans la matinée, Jan van Dyck était monté seul au mirador et s'occupait désormais en fixant avec résolution ce spectacle lassant. Certes, il existait quelques écrins de verdures qui venaient casser la monotonie du paysage. Des forêts de trembles et de bouleaux s'épanouissaient, plantées par les colons, mais le temps serait encore long avant que cette planète ne sembla familière aux nouveaux arrivés.

C'est chez moi. Ce n'est pas chez moi et jamais ça ne le sera.

Il soupira et se pencha par-dessus la rambarde. Une voix familière lui parvint d'en bas. Mathilda Bell, avec son bras en écharpe, n'était qu'un simple amas de cheveux désordonnés parsemé de blanc. Il se souvint comment, trois ans auparavant, sa tignasse était encore d'une couleur unie. Elle prenait de l'âge ce qui n'était pas son cas. Un jour viendrait où lui aussi vieillirait.

—  Jan !

—  Mathilda.

—  Alors, ils ont reçu le message ? demanda-t-elle. Tu vois quelque chose ?

—  Qu'est-ce que j'en sais ? Les communications sont toujours une galère avec l'Olkers... Mais ils vont venir, j'en suis certain. Il faut juste qu'ils attendent une brèche... Sois un peu patiente.

—  Tu n'as rien de mieux à faire que d'attendre la navette ?

—  J'ai une longue vie devant moi.

Trop longue à son goût. Il se remémorait la Terre et comment sa longévité lui paraissait être un divin présent. Comme beaucoup, il portait alors des augmentations et en avait été satisfait jusqu'à la dernière mise à jour défectueuse. Les hormones de synthèse avaient cessé de déferler en lui et il s'était senti affreux. Personne ne savait à l'époque que le bonheur ressenti par le possesseur d'un implant n'était qu'une foutaise synthétique et il se demanda si sur Terre, les gens étaient au courant. Certainement pas. Ils avaient volé ce vaisseau-arche à Extense, s'étaient affranchis de la corporation mais, à n'en pas douter, ces derniers devaient encore avoir la mainmise sur l'opinion publique terrestre.

—  Super roc, marmonna-t-il.

Dans cet horizon si distant, la plaine paraissait infinie jusqu'à qu'elle se heurte aux murailles de grès rouge de l'Ouräk. Un bon millier de kilomètres les séparait de la montagne et du désert, ça avait été une sacrée percée jusqu'ici et ils avaient dû faire avec les moyens du bord. Le vaisseau-arche flottait là, bien au-delà des montagnes et au-dessus de la singularité de Günth. Jan le devinait plus qu'il ne le voyait grâce aux brèves impulsions de ses titanesques moteurs qui rectifiaient périodiquement son orbite.

—  Toujours rien ? s'impatienta Mathilda.

La base orbitale et, tous ceux qui restaient piégés à l'intérieur, demeurait muette. Il haussa les épaules, détourna un temps ses yeux pour ceux de Mathilda et revint à elle juste à temps pour voir le ciel s'embraser d'un éclat vert. Le bouclier planétaire cédait sous l'impulsion d'une navette.

— Impact, commenta van Dyck avec lassitude.

La navette venait de gaspiller la majeure partie de son carburant et une violente bourrasque ne tarderait pas à déferler sur eux. Heureusement que ces conneries de spatialité seront abandonnées une fois la colonie installée, pensa-t-il en descendant l’échelle. Il atteignit le tarmac bien avant que le souffle ne les atteigne. Il frappa les angles aigus des bâtiments de béton qui encerclaient la piste d’atterrissage et s'il n’en restait alors qu’un relief incertain, ils se le prirent tout de même.

—  Senti, nota Bell.

—  Oui, senti.

Les turbulences dans les cheveux, les animaux qui jaillissent des bosquets... « Senti » comme toutes les fois où le vaisseau-arche communiquait avec les bases avancées.

—  Tu es certain que les déflagrations du flux ne détériorent pas tes implants ?

—  Je t'emmerde Bell. L'éternité est mienne... En tout cas, tant qu'une défaillance système ne vienne me ruiner les organes vitaux... J'ai arrêté l'entretien, d'ici 150 ans grand max je serai mort, mais je peux bien crever avant que je m'en foutrais totalement !

Ses yeux étaient pleins de rage mêlée à une indicible honte.

— Pardon, s'excusa Mathilda.

— Ouais, pardon... Vous dites toujours cela vous autres biologiques... Si je suis sur cette putain de planète c'est parce que je suis tout aussi convaincu que toi que la fin est préférable à l'éternité. J'ai fait des erreurs en choisissant l'inverse par le passé, mais je me repens grâce au Vieillard.

Elle lui tapota l'épaule machinalement, l'air de s'en foutre. Peu importait en réalité maintenant qu'ils se retrouvaient tous dans le même panier. Les préceptes du Révérend Olkers étaient simples : l'éternité par la technologie conduisait à l'oisiveté et à la stagnation de l'humanité tout aussi bien qu'à la dépendance. Une bien belle croyance, mais qui ne laissait d'autre choix que celui de se faire la malle si on désirait éviter de passer par le camp de reconditionnement groenlandais. Jan se souvint soudainement que ça n'avait jamais été ce qui avait motivé le départ de Mathilda. Elle, elle était de ceux pour qui le réseau clandestin d'exode avait été réellement formé. Le choix d'être rééduquée à la vie ne lui avait jamais été proposé sinon celui d'une mort certaine sous les balles des fusils.

—  J'ai honte, conclut-il.

Honte pour sa vie allongée, honte de grogner auprès d'une femme qui aurait été tuée sur Terre pour des conneries génétiques... Difficile de le déterminer.

—  Passons, dit-elle. C'était avant, notre futur est à dessiner sur cette planète. Dépêchons-nous plutôt de nous occuper de cette affaire maintenant que nous avons la certitude que la délégation de l'Olkers est bien en route.

Une affaire qui, si elle n'était pas encore pressante, ne tarderait à la devenir. Ils commencèrent à se diriger vers le hangar.

— J'espère que le gonze qu'ils nous envoient saura nous apporter des réponses... J'aime pas cette merde. J'ai entendu que les mineurs n'aiment pas l'extraire.

— Ils t’ont dit pourquoi ?

—  Ils n’aiment pas. Bref, hâtons nous de récupérer l’échantillon avant que cet Anderson n’arrive, lâcha-t-il avant d'essayer d'ouvrir les portes.

La porte-cochère du hangar s'avéra grippée, mais ne résista pas à ses coups d'épaule. Ils se retrouvèrent dans un monde de béton qui les plongea irrémédiablement dans une sale nostalgie, celle induite par les souvenirs terrestres vécus au siècle dernier mais qui ne paraissaient être lointain que de treize ans pour leur conscience, dont dix années passées éveillés à faire leur quart de maintenance sur l'Olkers et le reste à arpenter Megaranea. La réminiscence terrestre empira lorsqu'ils s'approchèrent du véhicule trônant au milieu du hangar. D'une livrée blanche et or, il possédait deux fentes dans la verrière qui lui donnaient une allure de char d'assaut raffiné. Mathilda Bell ne connaissait pas la marque avant d'arriver, mais Jan Van Dick en avait déjà croisé dans les très grandes villes qui autorisaient encore les véhicules individuels avant son départ. Dans ses souvenirs ils étaient plus maigre d'une bonne dizaine de tonnes, mais le pégase argenté apposé sur la calandre restait le même : Pégasus, modèle Explorer militarisé. Il étouffa son rire.

— On a l'air con ! s'esclaffa-t-il. Nous sommes sur une planète où les miasmes ne nous contraignent pas à des visites médicales mensuelles et pourtant nous utilisons des tanks pour nous déplacer ! Bordel, qu'est-ce que mon Horizon me manque...

— Ton quoi ?

— Horizon 28C, une unité domotique itinérante. C'est un engin de pseudo-nomade, sûr que tu ne connais pas.

Mais qu'est-ce qu'elle me manque ! Si tu avais vu l'océan qui s'étalait à perte de vue, les nuages jaunes qui striaient le ciel comme des coulées d'or liquide et cette magnifique boue contaminée envahie par les champignons... Cette chère Terre, celle-là même qui n'existe peut-être plus aujourd'hui...

—  Mouais, se contenta de répondre Mathilda. T'étais nomade ?

—  Non, juste curieux.

Elle le regarda perplexe comprenant que des flottes nomades aient pu exister, héritières de nations submergées par les flots, mais que des gens puissent eux-mêmes se vouer à pareille vie ? Impossible ! Encore une nouvelle différence entre elle et Van Dyck qui, décidément, ne s'arrêtait pas aux implants. Elle fit le tour du véhicule et ouvrit la porte pour s’installer à la place du conducteur. Van Dyck la regarda avec désapprobation :

— Tu vas réussir à conduire ça malgré ton bras ?

— On fera avec. Je suis la seule disponible l’ami ! Tu saurais guider cette bestiole ?

Non, il ne le saurait pas et il se dit qu'à défaut d'un pilote en parfait état, une blessée ferait parfaitement l'affaire. Il se hissa à ses côtés et débarrassa le tableau de bord du bordel laissé par la dernière équipe. La commande des portes se trouvait là, un peu crasseuse. Il appuya sur le bouton et les portes du hangar s’ouvrirent.

— Tu as attaché ta ceinture ? On a trente bornes aller-retour pour chercher le caillou de Monsieur Anderson.

— Tu ne l’aimes pas, remarqua-t-il.

— Comme je n’aime pas tous ces couillons savants qui restent bien au chaud pendant qu’on se coltine le gros du boulot. Tu verras qu’ils s’attribueront tout le mérite une fois la colonie établie.

Bell inséra les clefs, tourna le commutateur principal et attendit que la magie opère. Le véhicule toussa, feignit de caler, cracha un nuage noir puis se tut. « Fait chier » grommela-t-elle en insistant. Une tâche de graisse toute neuve venait de souiller le béton, le colis d’Anderson aurait du retard.

Partie 2

— Vous avez fait bon vol ?

Une question rhétorique à laquelle Fitz Anderson ne put répondre. Non, mais en même temps son vol s’était déroulé comme tous les voyages entre le vaisseau-arche et la colonie. Il aurait bien dit qu’il était incommodé par la pesanteur débilitante, lui qui vivait avec 60% de la bonne vieille gravité terrestre, et il manqua presque de le faire avant de se rendre à l’évidence : le pire ce n’était pas ça. Passer de 0,6 à 1,47 ça ne faisait rien en comparaison de l'affreuse migraine inhérente au taux d'oxygène sur Megaranea.

— Peut-être ? hasarda-t-il en se caressant les cheveux et notant que sa calvitie progressait. Vous vous souvenez de votre première descente ?

— J’en ai fait qu’une seule et comme vous je me suis retrouvé dans un exosquelette le temps que mon corps sorte reconstruit de la forge qu’est cette planète. Asseyez-vous, je vous prie, la chaise devrait tenir.

L’opérateur Kumari désigna une chaise qui n’avait de toute évidence pas été prévue pour supporter le poids d’un homme en exosquelette. Anderson lui sourit en tirant la chaise vers lui et tâchant tant bien que mal de trouver un équilibre précaire. Une fesse sur deux, une assise à la céleste comme on disait.

— Je dois m'attendre à quoi de plus ?

— Hormis la migraine et les courbatures ? Rien.

Le sourire de Kumari s'élargit et Anderson se garda de lui raconter que lorsqu’il avait traversé la singularité de Günth, seul point dans l’atmosphère à bien daigner offrir un couloir de circulation qui n’abîmait pas irrémédiablement les navettes, une voix était venue à lui. Une voix ? Peut-être pas. Surtout une sensation oppressante de rejet qui dépassait son être physique.

Le truc c'est que je ne suis pas le bienvenu. Plutôt le malvenu même.

— Parfait dans ce cas.

L'opérateur commença à fouiller dans les papiers éparpillés sur sa table. Pas un seul café ne lui fut proposé alors qu'ils avaient passés leur dix d'éveil ensemble.

— Je ne retrouve pas ces satanées données préliminaires, grommela Kumari.

— Ce n'est pas la peine, l'échantillon arrivera bientôt.

— Justement, le convoi a du retard, il va falloir attendre.

— Si vous le dites Arun, répondit Anderson. J'attendrais... Au moins aurais-je eu l'infini plaisir de voir à quoi ressemble la terre ferme vue du sol.

Un rictus s'afficha sur le visage de l’opérateur lorsqu'il entendit son prénom. Il se détourna de ce dernier pour se diriger vers l'étroite meurtrière qui donnait sur l'extérieur.

— Je suis content de ne pas trop la voir d'ici. La vérité c'est qu'elle est bien moins jolie une fois qu'on la fréquente... Je l'ai toujours vu comme une sorte de pierre précieuse quand je la regardais de la salle d'observation de l'Olkers et tout particulièrement quand mon regard se déportait vers la dépression de l'Ouräk. Vous n'avez jamais eu la sensation que l’œil unique d'un cyclope vous observait dans cette situation ? Moi oui et ce profond orange me passionnait. Ma déception a été grande quand j'ai appris qu'on ne s'y installerait pas, la faute aux sols sablonneux, trop instables pour y bâtir quoi que ce soit.

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— La dépression... dit Anderson pensif. J'ai contribué à la rédaction du rapport de viabilité d'un avant-poste dans celle-ci et ait été tout aussi déçu que vous que nous ne puissions nous y installer. Cela fait une longue route jusqu'aux bases les plus proches.

— Un sacré vol, corrigea Kumari.

— Oui vous avez raison, s'excusa Anderson en évitant de lui faire remarquer que les deux cent premiers kilomètres, jusqu'au tunnel qui traversait la montagne, devaient être réalisés en véhicule tout-terrain. C'est presque triste de se dire qu'il n'y a rien plus au sud d'ici... Je portais personnellement beaucoup d'espoir aux bandes polaires, mais il semblerait que nous soyons condamnés à rester dans les environs.

Rejoindre ces bandes lointaines... Un jour ? Des merveilles pourpres qui s’agitent comme des tentacules. C’est ce qu’elles sont au final, elles nous englobent… Nous exploitent jusqu’à que nous redevenions poussières. Nous sommes le produit, elles sont les fermières, fut ce qu’Anderson aurait voulu exactement dire mais qu'il tut au risque de paraître fou.

— Elles sont belles, admit Kumari, mais je crains que vous ne cherchiez la beauté là où elle ne se trouve pas. Regardez plutôt autour de vous ! Les forêts commencent à bien prendre, la monotonie du paysage s'estompe progressivement sous notre joug civilisateur. Ce beau monde est en devenir et il est plus certain que les glaciers du sud qui coûtent chaque mois la vie de dizaines d'explorateurs... C'est un secteur compliqué même si vous rirez certainement en apprenant qu'on a aussi des engelures dans le coin.

— Comment ça ?

—  Approchez, ça sera plus facile si je vous le montre.

Anderson se leva, quittant sa position précaire pour venir se ficher aux côtés de l’opérateur. Sa silhouette musculeuse changeait de l’homme qu’il avait connu il y a trois ans et qui se rapprochait alors plus d’une ramification mineure que d'un tronc. Le futur spécifique des colons serait intéressant, peut-être même arriveraient-ils à se différencier avec le temps de la branche primordiale de l'humanité. Le fait est que les deux hommes prenaient de la place et aussi Kumari s'écarta-t-il pour lui laisser le loisir de voir une tempête naissante. Un mur blanc et opaque avançait vers eux tandis que le silence s'abattait sur les plaines. Anderson eut une soudaine envie de boire un thé si chaud qu'il s'en brûlerait la gorge. Le chauffage automatique s'enclencha dans le bureau et souffla avec fracas pour pallier à la baisse subite de la température.

— On va perdre dans les vingt degrés en l'espace d'une heure, puis ça remontera aussi sec, expliqua Kumari.

— Merde, souffla Anderson. Je suis bien content de n’être qu'un physicien nucléaire et pas météorologue. Je comprends mieux pourquoi la température moyenne n’est que de 8,7°C.

— Elle s’approche en réalité des 17°C si on retire de l'équation ces événements météorologiques.

Le front glacé venait d'atteindre une jeune forêt et un groupe d'oiseaux, non adaptés à pareilles chutes, s'envola en retraite désorganisée. Ils feraient une boucle vers le sud avant de revenir lorsque le gros de la vague frigorifique serait passée. Bientôt ils ne veraient plus la forêt, le cimetière serait la prochaine cible du froid et les tombes allaient encore se fissurer.

— Vous comprenez mieux pourquoi le convoi est en retard ?

—  Oui, marmonna Anderson en fixant les stèles qui givraient.

Combien de temps encore avant que nous nous retrouvions tous ? Combien de temps avant que l'Enfer appartienne véritablement au passé ?

— Oh, s'exclama Kumari.

Il écarta le physicien d'une bourrade et désigna un miroitement dans la tempête. Il souriait à pleines dents d'un air un peu bête, dévoilant l'une de ces couronnes colorées qui étaient à la mode lorsqu'ils avaient quitté la Terre. L'éclat lointain se stabilisa dans un bleu profond, incontestablement celui de phares au xénon.

— Des lumières bleues...

— Ça ne fait pas partie des étrangetés de cette planète. Ils arrivent enfin ! La tempête ne les aura pas trop retardés finalement... Moi qui comptait vous offrir un café, s'excusa Kumari bien que cela sonna faux.

— Ils auraient pu aussi partir plus tôt, nota Anderson en pensant au café qu'il n'aurait pas.

— Impossible, l’échantillon perd de son intégrité une fois extrait. Il faudra trouver un moyen de la stabiliser s’il est exploitable…

— Il perd de son intégrité et vous m’ôtez le plaisir de le découvrir par moi-même !

Comme si cela importait ? La perte d'intégrité serait résolue en construisant les centrales à proximité des gisements. S'ils pouvaient exploiter cette ressource nouvelle, ils repasseraient de l'ère du diesel à celui de l'atome.

— J’espère au fond qu'on en tirera quelque chose, soupira Anderson.

Partie 3

Le Pégasus Explorer entra dans le hangar, Mathilda Bell coupa tous les interrupteurs qu’elle avait activé au cours de son voyage et descendit la première. Des manœuvres vinrent aider à transporter la boîte carrée au trisecteur. Elle mesurait une cinquantaine de centimètres de côté et pesait plus qu’elle ne le paraissait. Jan van Dyck les guida jusqu’à l’annexe d’études de la base opérationnelle dans laquelle s’était déjà installé Fitz Anderson. Il paraissait fatigué, bien qu’excité.

— Vous pouvez la poser sur le banc d’études, dit-il.

Van Dyck la déposa, hésitant à lui donner du « Oui Monsieur ! ».

— Vos protections sont basiques, remarqua-t-il. Vous avez passé la boîte au compteur ?

— Le niveau est infime. On est au-delà des limites hautes de radioactivité, mais le plomb suffit encore à nous protéger entièrement. Une fois la boîte ouverte et à l'abri derrière la verrière vous ne risquerez rien.

Une bonne nouvelle pour Anderson. Il n’avait pas trouvé de tenue hazmat à sa taille et n’avait pas pensé en à apporter une. De toute façon, les rapports initiaux parlaient d’un matériau radioactif à des niveaux intéressants à défaut d’être colossaux. Marie Curie avait manipulé bien pire... Même si elle avait mal fini.

Sans dire un mot de plus, Anderson referma la verrière du banc d'études et glissa ses mains dans les gants de protection. Il sentait ses doigts affreusement lourds et s’amusa à les ouvrir, les refermer pour constater une adresse toute relative. Clairement, la précision ne serait pas au rendez-vous, mais cette étape n’était que de la pure observation. Les appareils s’occuperaient d'enregistrer tout ce qui ne serait pas visible à l’œil nu. Il ouvrit le couvercle de la boîte qui coulissa sur ses gonds et évalua à la louche ses risques de mourir irradiés si les mesures préalables s'avéraient fausses. Cela serait le comble pour un spécialiste nucléaire de renommé mondiale… Non, ça c’était avant Fitz ! Maintenant, tu es de renommée galactique.

— Vous y êtes allés fort pour protéger l’échantillon. J’ai déjà vu du plomb, mais à ce point ? C'est sensé résister à quel calibre ? Du .50 ?

— On fait ce qui doit être fait, répondit Van Dyck sans prendre la mouche. On peut disposer ?

— Faites.

Les chargés du convoi sortirent de la pièce et refermèrent derrière eux. L’opérateur Kumari se tenait en retrait, observant la scène avec intérêt. Il respirait avec précaution, comme si l’échantillon pouvait le tuer d'une simple volonté. Anderson regarda son compteur Geiger :

— Tout va bien Kumari. Les niveaux flirtent avec le réacteur naturel d’Oklo, c’est-à-dire pas grand-chose.

Kumari grimaça. Anderson n’en tint pas compte et se saisit de l’échantillon. Il s’agissait d’une perle totalement lisse d’un noir intense et sur lequel des fissures couraient. Elles oscillaient entre le doré et l’argenté, des touches violettes et vertes perçaient parfois. L’image d’ensemble qu’il s’en fit fut celle d’une flaque de pétrole, mais solide et sphérique.

— Vous l’avez taillé ? demanda-t-il.

L’opérateur réfuta. La forme était naturelle. Anderson suivit l’une des fissures qui en rejoignaient d’autres et de ces ruisseaux entremêlés naissaint des rivières. L’or lui sembla couler, l’argent se mêla à lui et il reposa la perle avec un sentiment de malaise. Il avait cru voir une forme d’autonomie, comme si un être sentient habitait cette sphère de jais qui calquait ses respirations sur les siennes.

— Soit… Il faudra que j’en parle à quelqu’un de plus qualifié que moi pour déterminer l'origine de cette forme si particulière... Vous avez un contexte ?

L’opérateur ne comprit pas tout de suite, puis son visage s’illumina. Il se dirigea vers un classeur métallique et en retira le plan du site d’extraction B4. Il l’étala sur une table, vite rejoint par Anderson qui avait laissé l’échantillon derrière lui et ses gants de maladresse.

— L’échantillon provient du site d’extraction B4 qui est lui-même le plus profond de la région. L’extraction a eu lieu à 104 mètres de profondeur, dans ces galeries-là, montra Kumari.

— Naturelles ? demanda Anderson en remarquant le tronçon parfaitement octogonal.

— Tout à fait.

Encore quelque chose d’insensé. Le réseau de galeries ne répondait en rien au processus de formation naturelle. Il donnait de plus l’impression d’être agencé comme la toile d’une araignée... Non, ils étaient réellement organisés comme tel.

— Merde alors ! s’exclama Anderson. Qu'est-ce que c'est que ce foutoir ?!

— Oui, merde. Je suis de votre avis, répondit calmement Kumari. Elles sont naturelles, personne n'était là avant nous pour les creuser et nous n'avons découvert aucun dépôt métallique dans les parois pour attester de l'utilisation d'outils. Si les galeries ont été creusées c'est à coup de griffes dans le granit et croyez-moi, cela est impossible. Il pourrait également s'agir d'une technologie avancée, mais les recherches xénoarchéologiques n'ont mené à rien. Ce monde est totalement vierge Anderson.

— Mystère sur mystère en conclusion... Donc, ces… Perles, admettons qu’on les nomme ainsi, elles sont découvertes où en général ? Incrustées dans la roche ? Dans des fossiles peut-être ou bien des géodes ?

— Non, elles se retrouvent en grappes. Comme des grappes de raisin.

— Des…

Anderson ne captait rien. Une histoire grotesque lui vint à l’esprit, celle parlant d'un vignoble de perles noires qui pousseraient dans la nuit et laisseraient tout le monde pantois au petit matin. Il déglutit en tentant aussi bien qu’il le pouvait de cacher ses craintes. Il n’aimait pas cette perle, mais il finirait par rédiger un rapport autorisant son exploitation si elle pouvait être utilisée à des fins énergétiques.

— Bordel ! s’écria soudainement Kumari en l'extirpant de ses pensées. Foutu de foutu !

Nulle crainte dans la voix de Kumari n'alerta Anderson. Il fixait simplement le banc d'études dans le dos d'Anderson. Le physicien remarqua que l'opérateur était plus visible désormais, les pores de sa peau ressortaient sous une lumière crue qui ne cessait de croître et les gouttelettes de sueur de son front perlaient jusqu’à s’abattre sur le plancher. Il fit volte-face, les mains plongées devant lui dans un brusque instinct primitif. La perle irradiait d’une lueur puissante, les ombres s’étalaient face à elle et finissaient par totalement disparaître.

— Fiat lux, siffla Anderson.

Le compteur Geiger à sa ceinture s’affola. La radioactivité monta l’espace d’une seconde à un niveau qui n’était plus tolérable. La peau d’Anderson lui donna l’impression de vouloir partir en vacances définitives et cloqua. Il baissa ses yeux avec terreur vers son bras. Il était intact. Il n’y avait pas de radiation et pour le peu qu’il en savait il n’en avait certainement jamais eu. Le compteur Geiger cessa de biper aussi vite qu'il l'avait commencé et la perle brillait maintenant d’un éclat contenu.

Capacité secondaire : lampe halogène. Merde, j’ai besoin d’une douche, pensa-t-il en n’écoutant pas les excuses de l’opérateur qui était au courant que pareil phénomène pouvait arriver.

Les pioches qui résonnent et marquent le futur

La ville-champignon de la Nouvelle-Amsterdam avait poussé du jour au lendemain. La plupart des résidents provenaient de la ville éponyme, bâtie sur les ruines submergées de l'originelle. Depuis que les mines avaient été ouvertes suite au rapport Anderson, leur exploitation avait attiré la création de nombreuses villes égales. La Nouvelle-Amsterdam ne se différenciait pas des autres. Autour du puits d’accès les maisons en bois commençaient à disparaître, remplacées par des infrastructures plus stables en béton. L’ensemble avait quelque chose de soviétique, bien que ce style ne parlât pas aux néo-amstellodamois. Peut-être que ce dernier style était renforcé par la silhouette menaçante du réacteur nucléaire à vingt kilomètres d’ici, tout aussi sommaire que suffisant. Il ingurgitait une quantité louable de ces perles noires et personne ne s’en souciait. Après tout, les emballements excessifs se stoppaient aussi promptement qu’ils commençaient sans que personne n’ait réussi à en expliquer la cause. L’étrangeté du combustible n’empêchait pas son exploitation et on en était venu à la considérer plus comme un dérivé de l’or noir, dont il prenait la forme par bien des aspects, qu’un matériau susceptible de réduire à l’état de bouillie votre intégrité corporelle.

Sous la Nouvelle-Amsterdam, les mineurs revendiquaient les galeries et trimaient par équipe de trois à l’extraction des perles. On récompensait leurs efforts avec cette monnaie primitive, qui se refusait de l’être, portant le nom de « bons pour service » et qui, s’ils ne s’intégraient officiellement pas dans un système capitaliste, attiraient tout autant de convoitise que de bons vieux crédits.

Aujourd’hui, presque onze ans après qu’Anderson ait rédigé son rapport, une équipe se glissait dans une galerie silencieuse. Rapidement, ils troublèrent les lieux de leurs respirations rauques et des babillages du canari. Les frontales éclairèrent les parois lisses, parfois fissurées par ce doré un peu argenté qui avait la consistance du mercure, et cherchèrent à se fixer sur le point qu’ils avaient repéré la veille. Une exclamation vint rompre le silence imparfait :

— Mate-moi ça ! Il y en a combien ? Une dizaine au moins ! s’écria l’un des mineurs.

— Nouvelle règle, celui qui en récolte le plus doit payer sa tournée…

Ils paieraient. Leur repérage avait porté ses fruits. Ce n’était hier que deux bourgeons en bordure de faille et ils avaient pris du volume. Les perles noires poussaient rapidement dans les interstices et en l’espace d’une journée s’épanchaient en une grappe solide. D’après les anciens mineurs, le phénomène accélérait lorsque les navettes entre le vaisseau-arche et la planète étaient plus nombreuses qu’à l’accoutumée. « C’est comme des champignons, mon gars ! Pour sûr, mais il pleut de l’acier, ouais ! » avait dit l’un des pionniers au novice du groupe qui s’empressa de vérifier ses dires auprès de ses camarades : c’était vrai bien que parfois, ça ne l’était pas. Cependant, les observations s’avéraient exactes pour aujourd’hui. Les vols avaient été nombreux et la récolte paraissait généreuse.

Le plus ancien du groupe leva une main et imprégna un mouvement circulaire qui signifiait qu’ils pouvaient commencer. Il s’imaginait déjà rentrer le sac alourdi et peut-être acheter une de ces tenues hazmat hors-de-prix. Après tout, cela ne lui ferait pas de mal. Il lui restait un an à tirer avant de prendre sa retraite, mais il se demandait si cela lui serait bien utile maintenant qu'un bouton disgracieux était apparu à la base de sa nuque. Quand il pensait à ce dernier, il imaginait qu'il avait toujours été là, mais dans ses moments de faiblesse il redoutait que non et qu'il puisse l'emporter vers la tombe. Il préférait généralement ne pas y penser et se saisit de sa pioche. Il la leva très haut pour donner le premier coup.

Clang, clang, ça résonna dans toute la galerie et il se plut à se comparer à un de ses chercheurs d’or dans un pays lointain, sur une autre planète et à une autre époque :

— Elle m’a l’air bien ancrée celle-là. Souvenez-vous les gars, on n’attaque pas direct la matière. Capisce ? demanda-t-il.

— Compris, lui répondit-on à l'unisson.

— Tu penses qu’on va en tirer combien ? demanda un novice.

— 300 j’imagine, 150 pour moi, 100 pour Garth et ce qui restera après les charges pour toi. Ce n’est pas mal, Holt !

Holt jugea que ce n’était pas mal. À la ferme communautaire, il ne gagnait que 25 bons à la semaine. Il se plaça d’un côté de la grappe qui devait faire un bon mètre cinquante d’un bout à l’autre et avisa des points de fragilité. Une fissure dans laquelle circulait l’étrange liquide qui n’en était pas un l’attira. Elle pulsait devant lui comme une veine, ou plutôt une artère, et il eut la sensation terrible qu’il perdait la tête. Le petit nouveau se demanda si on arrêtait vraiment pour préserver son corps des risques radioactifs ou si on évitait ainsi de perdre la raison. Il remisa cette pensée et donna du sien. Le mur quasi-organique suinta et il se décala pour éviter l’écoulement qui se figea vite avant de recommencer son labeur.

— Aïe, grommela Garth, je me suis pris de cette foutue coulure.

Son bras virait au rouge vif, la brûlure ne durerait pas plus d’une minute et s’estomperait comme si elle n'avait jamais existé, comme tout ce qui concernait les perles noires.

— Bravo mon gars ! Ne prends pas exemple sur lui, Holt.

Il approuva, regardant avec une fascination morbide la brûlure qui se résorbait en armant son bras. Le coup partit, il ripa contre la pierre et finit sa course à quelques centimètres de sa jambe. Il aurait dévié d’un pouce et se serait retrouvé unijambiste.

— Putain ! Qu’est-ce que je viens de dire, petit ?! T’es pas blessé ?

— C’est OK, j’ai juste ripé.

— Et tu saignes, va soigner ça… Bordel, voilà pourquoi la part des petits nouveaux est si insignifiante...On fait une pause !

L’ancien posa sa pioche et rejoint Holt. Il ne ressentait pas encore la douleur, mais le liquide qui coula le long de sa cuisse en disait long. La plaie n’était ni une écorchure ni une plaie béante, elle se situait entre les deux.

— Bon, c’est juste un petit bobo. On va soigner ça. Assis-toi, plus vite on se sera occupé de toi, plus vite on pourra reprendre.

Holt obéit, le visage rouge de honte.

— Je suis désolé, je vous ralentis.

— T’inquiète, faut bien apprendre à un moment ou un autre.

L’ancien lui lança un sourire rassurant, mais rien dans son regard ne laissait entendre qu’il pensait avoir la situation sous contrôle. Une vision terrible lui vint et il commença à caresser les bordures de la plaie, avant de la presser fortement.

— Bordel ! Ça fait mal ! Qu’est-ce que vous faites ?!

— Laisse-toi faire, souffla l’ancien.

Le dénommé Garth les avait rejoints. Il empestait la sueur, mais aussi la peur. Holt avait déjà ressenti ça quand l’avarie des cryostases sur le vaisseau les avait tous réveillé sans prévenir, surtout sur les adultes qui feignaient d’avoir la situation bien en main.

— Merde, ça pousse… grogna Garth.

— Je sais, je sais !

— Qu’est-ce qui pousse ?

Il baissa les yeux vers sa blessure. Les lèvres se boursouflaient et une sphère pointait, noire et or, argent et cuivre. Son cœur manqua un battement.

— Non ! Non, non ! Aidez-moi !

Les doigts de l’ancien s’activèrent, tentant d’arracher la perle qui poussait. Il n’avait jamais vu ça, ne savait même pas si c’était grave, mais dans le doute préférait arracher. Une teinte de vert naquit à la surface de la perle, il retira sa main en l’agitant. Un peu de fumée s’en échappait et il cria de douleur en reculant d’un pas.

— Merde, merde, merde ! Ma main ! Fait chier ! Bouge pas petit, on va chercher de l’aide !

— Ne me laissez pas, ne me…

Mais la demande était vaine. L'équipe de mineurs s'était déjà carapaté vers l’ascenseur. Il se retrouva seul dans la galerie avec cette perle aux couleurs ondulantes dans sa cuisse et lui qui pissait le sang. Un courant d’air s’immisça dans la galerie, assez pour lui soulever les cheveux. Ça aussi, ce n’était pas normal. Il entendit au loin l’ascenseur qui se mettait en route, ferma les yeux dans l’espoir qu’ils soient de retour une fois qu'il les aurait rouvert : un échec. Il n’y avait que lui dans la galerie et l’aura malveillante qui émanait de la perle. Elle s’était mise à luire, d’abord faiblement puis avec force. Il y avait quelque chose d’hypnotisant là-dedans, presque apaisant.

Je délire… Je délire… J’ai 22 ans, je ne veux pas mourir… Je… me sens fatigué, allait-il penser avant que l’irréalité de sa situation s’empare de lui. Il était seul avec une excroissance noire sur la cuisse qui lui donnait l’impression qu’un œil prédateur l’observait. Le vert qui en émanait ne cessait de croître en puissance et de le dévorer. Je ne suis pas le bienvenu, se dit-il, certain de ce fait.

Puis, tout s’arrêta. La sensation enivrante de son départ imminent l’envahit. Il n’y eut plus que du vert, du vert à perte de vue et si violent que sa rétine brûla. Une douleur indicible s’empara de sa cuisse, l’explosion qui suivit l’envoya de l’autre côté du mur. Des fissures de la galerie jaillirent la même couleur, la terre même se teinta en vert. Le Flux sortait des entrailles et inexorablement remontait où il avait toujours eu sa place, là-haut, sous l’île solitaire formée par un vaisseau-arche qui n’avait pas encore été tout à fait abandonné. L’isolement commençait.

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