Perth Bickhorn occupait une place particulièrement peu louable dans le maintien de l’ordre. Il œuvrait bien malgré lui à ce que le programme de réinsertion ne souffre d’aucun accroc parce que ces accrocs, c’était lui qui les subissait. Chaque matin, il se réveillait aux côtés de Suranis, regardait sa rate de laboratoire se trémousser, hantée par des rêves dont elle ne parlait jamais et il espérait qu’elle ne se réveille pas afin de profiter d’une retraite anticipée. Il fut un temps où il lui suffisait de bien peu pour retrouver définitivement son amante, sa cadette qui l’admirait avec une innocence naïve et qui lui procurait, l’espace d’une étreinte, la sensation d’être un héros adulé et non un gars enfermé dans le placard. Juste un spasme de plus, Suranis qui avalerait sa langue et mourait à ses côtés… Mais non, il fallait qu’elle se réveille invariablement pour lui casser les couilles avec son amour terrifié et infligé. La seule chose qu’elle savait faire c’était de lui déclamer à coup de Perth si, Perth ça, Perth je t’aime, mais ces mots avaient toujours l’air de lui être arrachés à la pince mentale. Après tout, elle ne l’avait jamais vraiment aimé, peut-être même qu’elle le détestait autant qu’il la recommandait chaudement à l’Enfer. Mais seul lui connaissait l’intégralité de l’histoire et seul lui voyait le piège se refermer sur eux : pour la Cité.
À bien y repenser, il n’aurait jamais dû s’embarquer dans l’assaut du SAGI. Son ambition carriériste l’avait porté trop haut pour qu’il puisse reculer et maintenant, dans ce salon faiblement éclairé par la caverne illuminée, il se retrouvait dos au mur. Dès qu’il avait l’impression de l’avoir détruit, on le rebâtissait avec une plus grande vigueur. Oui, deux ans s’étaient écoulés depuis que sa surveillance devait être arrivée à sa fin, mais voilà qu’après l’avoir étendu une première fois, on lui demandait de rembarquer pour deux années supplémentaires. L’ami Huntis venait de lui envoyer un message rempli de l’animosité habituelle pour les réclamer : par pure sécurité. Perth n’avait d’autre choix que de les accepter, il était trop impliqué là-dedans pour tout suspendre et imaginait ces foutues blouses blanches qui se grignotaient la pulpe des doigts à l’idée que le projet du Conseil puisse souffrir d’une faille et qu’ils se retrouvent sur la sélecte. Un crime contre l’humanité, ce n’était pas rien, et c’est à coup de mensonges qu’ils l’entretenaient pour que les cobayes du projet de réinsertion le restent définitivement. Ce n’était jamais dit clairement, toujours des extensions, mais Perth n’était pas assez stupide pour ne pas comprendre le sous-entendu dans le message de l’homme en pourpre. Encore deux ans, puis quand elles seraient écoulées le téléphone sonnerait et la voix mielleuse s’excuserait platement de reconduire l’expérience avant de lui raccrocher à la gueule. Et cetera, et cetera…
La pauvre Suranis, cette connasse parmi les connasses, n’y était pour rien dans le sort de Perth et souffrait tout autant. Cette idée le réconfortait face à ce qu’il s’apprêtait à faire. Il la détestait, mais rien ne justifiait le meurtre alors il lui rendrait service de la plus sordide des façons.
Mais après, tu seras libéré. Un tour par le caisson et paf, tout oublié. L’est pas belle la vie ?
Il avait dépensé une fortune pour s’aider à passer à l’acte. Un misérable rail blanc pour lui casser le crâne et éviter qu’il ne rebrousse chemin, et un petit cacheton pour que la Rhéon se la ferme alors qu’il procédera à la seule solution qui se présentait à lui. « La solution finale » s’amusa-t-il en s’imaginant dans un uniforme Dior et pensant à tous ces utopistes qui pensèrent sottement que pareille horreur n’existerait plus jamais.
Il sniffa le rail, ça monta aussitôt. La sourde rumeur de sa réticence s’éteignit, il pourrait porter Suranis sur son épaule et la balancer par la fenêtre. « Ce n’est pas moi, elle s’est suicidée ! » dirait-il et on le croirait, ou peut-être pas. Tout au plus, on le réprimanderait puis on le passerait au caisson. Avec le recul, il se demandait souvent si une semaine passée dans la cage mémorielle n’aurait pas mieux valu qu’une vie emprisonnée dans une relation. Il en arrivait toujours à la conclusion que son choix avait été fait par élan patriotique, histoire de mettre sa pierre à l’édifice même si dans son for intérieur l’image indélébile des réinsérés emprisonnés dans des rêves imposés revenait souvent… Et il les enviait.
— Ils saignent du pif, grommela-t-il en se les remémorant et remarquant que lui aussi.
Il était complètement défoncé. Le retour à la conscience totale ne serait fait qu’après qu’il se soit retiré cette foutue épine du pied avec une précision chirurgicale (et quelques étages). L’élégante simplicité de son plan lui noua les viscères, mais cela ne l’empêcha pas de se rendre dans la chambre. Face à lui, dans le lit conjugal, Suranis feignit d’émerger tranquillement. Elle s’était réveillée une heure après avoir sombré, le cœur battant la chamade et une terrible envie de vomir tiraillant son estomac. Quelque chose n’allait pas.
Sa tignasse, plus revêche que jamais, apparut de sous la couette et elle se composa une voix empâtée :
— Perth ? C’est toi ? dit-elle en remarquant les yeux injectés de sang qui la regardaient, loin là-bas.
— J’arrivais pas à dormir, mentit-il en reniflant d’un coup sec. Trop de clim.
Un mensonge pour justifier le remue-ménage dans le salon. Elle se sentit défaillir, l’envie de vomir la reprit. La bière de la veille avait un goût particulier, puis ils avaient fait l’amour comme si Perth avait un dard à la place du pénis et du venin à la place de sperme. S’il l’avait voulu, il aurait pu la tuer ici, sur son propre lit.
Perth s’approcha d’elle d’un pas mécanique, presque militaire. Elle remarqua que ses yeux si rouges luisaient étrangement. Une expression affreuse déchirait son visage. La pire qu’elle n’ait jamais connu. Il s’était tenu ces derniers temps et n’avait pas foutu en l’air la moitié de l’appartement avant de la gifler ni même goulument insulté. Mais cela datait. Aujourd’hui il ne restait du Perth qu’elle connaissait que des pupilles rougeoyantes et une verrue qui enflait grotesquement. Ses mains se palmèrent et ce n’était pas juste une impression. La monstruosité s’assit au bord du lit et elle s’entendit presque à ce qu’il croassa.
— Mais je ferais tout pour toi, je sais que tu crèves de chaud. C’est quoi la température normale d’un corps humain ? 36 ou 37°C ? Je peux arranger ça…
Suranis passa ses mains sous elle. Le pistolet de Perth gisait encore-là, froid et réconfortant sous ses doigts. Il lui parut peser une tonne lorsqu’elle tenta de le soulever. Elle ignorait quid de la drogue – comment expliquer autrement son état ? – ou de la peur la paralysait.
Elle lui lança un air plein de reproche – très faible -, comme si elle exécrait ce réveil soudain qui ne l’était pas vraiment :
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— Tu peux monter le chauffage, tu as bu… Voilà tout.
— Non Susu, pas bu une goutte depuis ! Je ne boirais plus jamais… Je t’en fais la promesse, murmura-t-il avant de ricaner tel un gamin, mais dans ce ricanement Suranis entendit des sanglots.
Il se pencha vers elle, tendit une main vers sa gorge et se ravisa. Instinctivement, sans connaître les intentions de son meurtrier, Suranis se recula et cogna le mur. Perth, qui s’imaginait avoir plus de prise que ça sur elle, s’émerveilla de son geste de futile résistance.
— N’aies pas peur Susu, ça ira vite.
— Qu’est-ce que tu m’as fait ? demanda-t-elle.
Sa bouche s’ouvrit dévoilant une série de dents limitées à des moignons cariés. Elles exultaient une rance certitude alors qu’il crispait ses mains, parées à accomplir leur sinistre œuvre.
— Rien de rien… Absolument rien ! s’exclama-t-il. J’ai envie de t’apprendre à voler.
Il l’attrapa soudainement. L’idée qu’elle puisse s’envoler par la baie vitrée l’excita plus que de raison. Il l’enverrait avec une telle ardeur qu’on ne songerait même pas à contredire sa version des faits. Jamais n’aurait-il pu la propulser si loin sur la grande avenue et même si on venait à l’interroger, pour la bonne forme, il sortirait à la fin de la journée pour boire une bière. Après tout, elle avait bien des raisons de se suicider : elle fréquentait Perth Bickhorn et ce dernier avait écrit, dans ses derniers rapports, qu’elle déboulonnait d’une manière presque intangible mais bien réelle.
— Non, balbutia-t-elle. Va-t’en !
Perth ne partit pas. Suranis imagina son visage blême et fracassé en bas de l’immeuble. Elle referma sa prise sur le pistolet, hésitante à l’utiliser, mais le canon lui paraissait si lourd et les bras de Perth se resserrèrent autour de sa taille. Elle ne pouvait se défendre, aucune parcelle de son corps ne daignait résister.
Tu m’as droguée… Salopard.
— Nous nous sommes bien amusés n’est-ce pas ? Nous avons vécu de bons moments dans cette pièce… Mais ils sont finis !
— Perth…
— Tu ne comprendrais pas, ils ne me laissent pas d’autres choix. Ils m’ont poussé à cette extrémité et te pousser c’est la seule solution.
La seule solution. Une solution finale. Le pistolet se trouvait toujours là, pris entre ses mains, le doigt posé sur la détente. Il s’approcha encore et elle le vit sous l’angle détestable des fois où il avait été sur elle. De sa bouche étrangement étirée sortaient les moignons de dents qui ne se touchaient pas et entre elle, elle crut voir la même lueur rouge que dans son regard. C’était son cœur qui battait, plaqué contre une glotte qui fondait et s’écoulait dans sa gorge. Elle délirait, de nouveau, au pire des moments. Un sourd martellement commença à s’imposer à elle. Le tic-tac d’une horloge qui approchait de minuit.
Elle voulut savoir, si elle devait mourir :
— Qui… ? demanda-t-elle d’une voix suraigüe. Qui ça ?
— Tes anciens copains, répondit-il d’une voix froide, reptilienne.
Il la souleva, la portant sur l’épaule. Avec les rares forces en sa possession, elle parvint à infléchir son poignet vers le bas ventre de Perth, trop défoncé pour sentir le contact du canon. Elle voulut hurler alors qu’il l’emmenait dans la pièce à vivre. La sombre résignation sur son visage ne cachait pas ses volontés. Aucun son ne parvint à s’extirper de l’enveloppe compressée de Suranis. Elle suffoquait.
Tu vas mourir. Tu vas mourir. Tu vas…
Dans son désespoir elle pressa la détente, mais rien ne sortit de l’arme. La sureté demeurait rigoureusement en place et elle avait oublié de l’ôter. Elle la trouva, la malmena sans succès. Elle était grippée depuis le temps qu’elle occupait ce tiroir et la dernière fois que Perth avait nettoyé son arme. Suranis allait vomir pour que la terreur s’en aille. Le destin, s’il existait, n’était qu’une blague. Alors même qu’elle venait de s’émettre la possibilité très sérieuse de le quitter, il allait la tuer et elle ne pourrait pas se défendre.
Ils se retrouvèrent dans le salon, la baie vitrée était grande ouverte. Elle écarquilla ses yeux d’horreur alors que le courant d’air provenant de l’extérieur peinait à s’immiscer en elle. Il serrait si fort qu’elle ne parvenait plus à respirer et les ténèbres l’envahissaient, juste en périphérie de son champ de vision.
— Tu vas me tuer, gémit-elle.
Il s’arrêta, desserra légèrement son étreinte le temps de comprendre. Suranis y vit une opportunité, la seule qui s’offrirait à elle. Prenant une grande goulée d’air, elle ouvrit la bouche à s’en disloquer la mâchoire et mordit où elle le pouvait. Ses dents se refermèrent sur les lèvres de Perth, elles heurtèrent l’os et arrachèrent la moitié inférieure. Une demie-bouche pendait désormais, les dents de Perth s’alignaient comme des pierres tombales et un sang poisseux s’écoulait le long de son menton. Il la laissa tomber par terre puis se toucha la mâchoire, incrédule.
— Que m’as-tu fait salope ?!
— Perth, je suis… dit-elle en se relevant.
— SALOPE ! GARCE ! JE VAIS TE BUTER DE MES PROPRES MAINS ! hurla-t-il fou de rage en tâchant de la rattraper alors qu’elle se ruait sur la porte. TU NE PARTIRAS PAS D’ICI ! JE TE BOUFFERAIS !
Comme elle l’avait bouffé. Une bave abondante dégoulinait d’elle et elle se dit qu’il n’y aurait jamais assez de salive pour enlever le goût de Perth. Derrière elle, des dents et des gencives claquaient et s’approchaient. Claquaient encore et encore, dévorant l’espace entre les deux comme dans un cauchemar... Un qu’elle avait déjà connu.
Elle posa la main sur la porte, Perth se trouvait à un mètre d’elle. Des sanglots terrorisés montèrent de sa gorge alors qu’elle se retournait brusquement, le mettant en joue. La carcasse qui avait abrité Perth hésita :
— Où… Je ne pensais pas ce que je viens de dire. Ne pars pas. On va arranger ça, lança-t-il comme une prière à l’union par la mort.
Suranis refusa de regarder son visage. Les dents branlantes, comme elles l’avaient toujours été, ressemblaient trop à un cimetière dévasté. Elle tâtonna la poignée de la porte qui s’avéra verrouillée. Ses clefs se trouvaient dans la poche de sa veste accrochée au patère. Une recherche affolée, d’une main, lui permit de les retrouver et elle les enfonça dans la serrure qui ne résista pas.
— N’ouvre pas cette porte… Tu ne sais pas… Tu ne sais…
La porte s’ouvrit malgré sa demande et elle en profita pour s’engouffrer dans la cage d’escalier. Elle ne se retourna pas pour voir une dernière fois la face démente et désordonnée digne de figurer dans un musée. Heureusement car si elle l’avait fait elle aurait vu par l’entrebâillement un crapaud qui souriait à pleines dents. L’air con d’un clébard bien trop heureux pour être réel.