Les portes grincèrent en coulissant sur un énième centre de détention. Ils étaient descendus assez bas pour que le vacarme des moteurs de propulsion résonne dans tout le secteur. Guère habitués, ils sentirent leurs dents vibrer alors que les portes se refermaient définitivement dans leur dos.
Aucunes des structures habituelles ne se dévoilèrent au regard des nouveaux venus. Tout paraissait irréel, presque féérique. Très certainement avaient ils atterri dans un ancien entrepôt comme en témoignaient les rangées d’étagères géantes, alignées avec une régularité navrante. Des cabanes improvisées envahissaient chaque étage, des échelles en chaînes comme des lianes, des escaliers en agglomérés qui peinaient à tenir fichés dans l’acier… Tout cela donnait l’impression que la jungle rebelle était en travaux perpétuels.
Des myriades d’ampoules halogènes, aussi exubérantes que voraces, cascadaient entre les entités bigarrées et s’illuminaient au passage du groupe. Rapidement, ils sentirent le regard de centaines d’yeux braqués sur eux. Vu d’en haut, ils semblaient si petits que l’on pouvait se demandait comme ces primates avaient pu tomber de l’arbre qu’ils partageaient. Aucune réponse évidente ne vint, mais une paire de mains commença à applaudir suivie par d’autres, bien plus timides. Bien qu’ignorants tout des nouveaux venus, il n’en demeurait que le pool génétique de la zone se restreignait génération après génération. La jungle anarchiste dépérissait depuis son dernier coup d’éclat, un quart de siècle auparavant, et il était devenu rare qu’un sang neuf ne vienne alimenter ce microcosme humain. Plus rare encore que ce sang suffise véritablement à renouveler la fougue mollassonne qui animait les marginaux réunis ici.
— J’imaginais un accueil plus grandiose, ironisa Jinn.
— Parle pour toi, lui répondit Nesta. On est tous crevés. Bien sûr, ils savent qui tu es, mais ils s’en foutent royalement. Certains pensent que tu es vraiment un connard.
— Ils auraient raison, admit-il.
— Nous verrons ça.
Jinn approuva. Les têtes sorties par les fenêtres rentrèrent et les personnes qui se promenaient en bas des étagères ne les saluèrent qu'avec une hâte non dissimulée. À quoi bon sortir de sa cabane quand l’extérieur était aussi l’intérieur ?
Ils s’approchèrent d’une étagère différente des autres. Des plaques de tôles soudées en faisait un bâtiment à part entière qui s’illuminait d’une inscription au néon souple : « Tous Grands Pilotes ». Il n’y avait que trois portes à sa base et qu’une seule couleur pour la façade : grise. Cela changeait du reste de l’entrepôt et des individualités affichées sur les cabanes vétustes, mais indiquait sans contexte le caractère communautaire du bâtiment.
— C’est là qu’on se réunit toutes les quinzaines pour discuter de la communauté. Il y a un grand amphithéâtre à l’étage et y on vote à main levée, présenta Zed. Vous verrez plus tard ce qu’il en est, mais pas aujourd’hui.
— Tu ne donnerais déjà pas trop d’infos ? le reprit Nesta. Allez, en route vers l’infirmerie si vous le voulez bien.
L’infirmerie. Zed gloussa à cette idée. De toute manière ils ne monteraient pas à l’étage car l’équivalent de la douane frontalière se trouvait aussi dans ce bâtiment, dans la même pièce que l’infirmerie à vrai dire, et c’est là-bas qu’ils se rendaient. Suranis et Jinn s’apprêtaient à subir l’Analyse, ce passeport d’entrée sur le territoire. Elle répondait aux besoins pragmatiques de discrétion et de confiance. Beaucoup de ceux qui la connaissait la redoutait, mais Suranis et Jinn avaient encore le privilège de l’ignorance.
Ils se dirigèrent vers l’une des portes, la plus éloignée. Son encadrement était rouge et l’aspect extérieur différait du reste de la structure. La pièce cachée derrière les murs puait le module préfabriqué. Nesta, Jinn et Suranis entrèrent en premier. Zed ferma la marche. La pièce les accueillit difficilement, bien qu’ils ne parvenaient pas à discerner sa fin véritable. Tout n’y était que carrelages d’un blanc si pur que les lumières, tout aussi blanches, en éclataient les angles. La seule idée de sa taille était produite par les ombres des arrivants qui s’étalaient, poussée par l’éclairage extérieur.
— Ça va être rapide, les rassura Zed en tapant dans la main tendue de l’infirmier qui attendait-là. Regardez-moi ces beautés.
Il désigna du regard les seuls mobiliers de la pièce. Sur un réceptacle d’un noir de basalte trônaient ce qui ressemblait à des caissons hyperbares. Ils étaient au nombre de deux, peints en rouge sous lequel un gris clair perçait, celui de la carcasse.
— C’est des caissons hyperbares ? demanda Jinn.
— Non, répondit l’infirmier avec un grand sourire.
Suranis n’avait pas jugé bon de poser la question. Elle connaissait l’existence des caissons hyperbares car il s’agissait d’une blague récurrente à propos des Anciens. La planète étant définitivement hors de contact, il était risible d’avoir voulu, à une époque, en explorer les océans.
— Pertem, regardez-mieux, l’invita Suranis.
Une pieuvre électronique sortait et enlaçait les caissons. Elle rejoignait, de ses tentacules, le monolithe de la modernité dont les diodes s’illuminaient selon un schéma qui ne saurait être compréhensible que par les dieux eux-mêmes. Un ordinateur que l’infirmier rejoignit et sur lequel il frappa des lignes de commande. Depuis bien longtemps on ne procédait plus ainsi. De toute évidence, les caissons, peu importe leur utilité, étaient vieux et ils s’ouvrirent sans bruit pour dévoiler des lits en aluminium brossé sillonnés de rigoles et de sangles.
Des foutus sangles en plastique, ces machines sont conçues pour accueillir des humains. Conscients, se dit Suranis en déglutissant.
— Qu’est-ce que… ?! s’exclama Jinn.
— Il faut bien soigner la Suranis et faire sauter les puces, non ? répondit Nesta. Tu ouvres la marche Jinn ? Ne me dis pas que l’idée te déplaît d’être en tête de convoi.
Cela lui déplaisait horriblement. Il savait qu’il devait se débarrasser de sa puce d’identification qui émettait inlassablement, mais cela c’était trop pour lui. Il jeta un regard livide vers le masque de cire que Nesta n’avait toujours pas pris la peine d’arracher. Qu’est-ce que cela aurait changé ? Elle était déjà sans identité. C’était ça le prix à payer pour la liberté, la perte de ce qui définissait Jinn comme Citoyen, un nombre parmi d’autres… Parmi d’autres.
Il s’apprêtait à mourir, socialement parlant. Il serait comme un chien débarrassé de sa puce, sans son identité de deux nanomètres de côté.
— Nos puces ? marmonna-t-il en se tâtant machinalement la nuque. C’est… Essentiel.
— Essentiel pour préserver tes droits citoyens ? Arrête donc Jinn, tu n’es plus rien là-haut et tu peux toujours tomber bien plus bas qu’ici, dit-elle en pensant qu’il se trouvait bien plus haut qu’il ne l’avait jamais été, mais la liberté avait ce quelque chose d’aussi grisant que terrifiant.
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— Je ne veux pas, renvoyez-moi d’où je viens… Vous allez me tuer !
— Ils vont te tuer. Tu as fui, je crois que ton traitement de faveur vient de disparaître et que tu vas finir aussi brillant que les étoiles après deux coups de piolets. Montre donc l’exemple, c’est indolore… Pour le corps.
Mais une déchirure pour l’âme citoyenne. L’infirmier s’approcha d’eux et posa sur Jinn des yeux compatissants. Il commença à lui dévoiler le processus, mais Jinn n’entendit rien. Il fixait sa pomme d’Adam qui montait et descendait, à hauteur d’yeux. Cette boule menaçante et enivrante allait de pair avec le rythme assourdissant de son cœur.
Ce n’est pas lui qui se contrôle, c’est cette pomme qui le dirige. Derrière se trouve le siège de la voix, mais elle ne parvient même pas à atteindre mes tympans. Je finirais fou… Tout ce que j’ai obtenu, c’est parce que je suis un Citoyen. Il n’y a plus rien après…
« Ils vont me tuer » se répéta-t-il, s’imaginant déjà étendu sur la table pendant qu’ils s’escrimeraient avec un scalpel sur sa nuque. Il recula d’un pas, projetant ses mains en avant en glapissant un « Non » sans force. Un corps le stoppa, celui de Zed, et un frisson le parcourut lorsqu’il sentit la froide piqûre. Le dard se retira et l’envoya dans les bras de l’homme à la parka noire :
— C’était risqué, remarqua ce dernier alors qu’il jetait la seringue par terre. Je n’aime pas en arriver là, mais notre numéro fonctionne toujours aussi bien Garth…
L’infirmier hocha la tête et entreprit de traîner le corps inanimé jusqu’à la machine. Cinq minutes plus tard, Jinn se retrouvait en caleçon et sanglé pour un tour de manège dérangeant.
— Bien Suranis, tu as vu ce qui t’attends si tu ne t’allonges pas par toi-même dans le Doc’, dit Nesta. Je t’aide ?
— Oui, parvint-elle à murmurer.
Qu’elle le veuille ou non, elle finirait dans l’un de ces cercueils et elle y renaîtrait. Nesta l’aida à se diriger vers le caisson et se retourna, à l’unisson avec ses compagnons, pendant qu’elle se déshabillait.
— N’hésite pas à demander de l’aide, lui dit Nesta dont la voix se réverbéra sur les murs.
Mais elle n’eut pas besoin d’aide. Elle aurait passée dix minutes de moins à s’acharner sur ses vêtements trempés de sang si elle en avait eu. Contre toute attente, le passage du bras fut le plus facile. Engourdi comme il l’était, elle ne le sentit pas. Le reste s’avéra plus délicat et elle parvint, après s’être échinée, à se retrouver en sous-vêtements, un petit tas sanguinolent à ses pieds.
— J’ai fini.
Nesta revint à elle, ce fut la seule car les autres regardaient toujours avec fascination le mur carrelé à l’exact opposé d’elles. La femme la souleva sans le moindre effort pour la disposer avec précaution sur la table. Elle attacha les sangles avant de finir par ramener sur ses tempes deux petits coussinets qui maintinrent sa tête, dégageant sa nuque. Une grimace abîma son visage de cire qui craquela et le couvercle se referma d’une chiquenaude.
Le monde blanc disparut à Suranis pour être remplacé par l’horizon des éclairages bleus de la machine. Elle étouffa, s’approchant dangereusement de la crise claustrophobique. Elle se savait à la merci du Doc’, n’entendant plus rien de l’extérieur sinon un vague murmure. Bientôt, son univers fut envahi par le bruit de la machine qui se mit en branle. Le caisson vibra et le bruit d’un couteau électrique naquit dans son dos. Le Doc’ récupérait visiblement ses pièces dans une ancienne charcuterie – de la viande, voilà tout ce que je suis.
— Ne te tracasse pas, lui dit un émetteur à côté d’elle. Le Doc’ est vieux, mais il fait des merveilles.
Le couteau électrique se mit en stand-by en attendant le diagnostic procuré par l’outillage médical. Le rapport s’afficha à l’extérieur du caisson et Nesta s’exclama :
— Merde ! Tu verrais l’état de ta guibole… Sept morceaux, plus ou moins en place… Et tu es encore consciente ! Puis, il y a aussi ton bras… Ce n’est pas du sable, mais pas loin.
— C’est arrangeable ? demanda faiblement Suranis, amplifiée à l’extérieur.
— Le Doc’ fait des miracles t’ai-je dit ! Ne bouge surtout pas le temps de l’opération, de toute façon tu ne peux pas.
Elle ricana doucement à sa propre blague. Le Doc’ déplia un minuscule bras mécanisé muni d’une seringue si longue qu’il ne pouvait la manipuler que par d’extraordinaires prouesses d’agilité. La seringue s’enfonça dans les chairs meurtries avec une telle vigueur que Suranis ne put retenir un cri qui résonna si fortement dans le caisson que ses tympans battirent en retraite. L’acouphène dura, mais la douleur aussitôt s’estompa alors qu’un liquide froid louvoyait entre les fissures et les débris de ses os.
Après cette première étape, la machine changea d'outil et un vacarme infernal envahit le caisson. Suranis ne ressentait rien sinon un léger tremblement dans ses membres blessés alors que le Doc’ soudait des plaques de titane dans l’attente que la résine ne fige 48 heures plus tard.
Qu’elle soit soignée, c’est ce qu’elle espérait, mais elle ne ressentait que la désagréable odeur des chairs cautérisées et des os brûlés par le perçage. Le Doc’ lui ôterait ses jambes, qu’elle ne sentirait aucune différence et elle ressentit une vive terreur envers son médecin mécanique.
— Bon, ça va durer un moment. La réparation d’une carcasse si amochée, c’est du boulot même pour le Doc’, prévint l’homme en blouse blanche.
Il avait raison. Le reste de l’opération dura deux longues heures pendant lesquelles l’odeur du café envahit la salle blanche. Une dernière série de tic-tacs, d’injections supplémentaires et la machine conclut sa tâche. Les membres blessés étaient en voie de guérison (toute artificielle), engourdis et l’anesthésie commençait à disparaître. On lui avait administré la dose minimale et l’idée que l’effet ait pu s’estomper alors qu’elle était triturée en tous sens lui fit faire un haut le cœur. Suranis se retint de vomir.
La voix de Nesta lui parvint et peina à la rassurer :
— C’est parfait ma grande. Jinn a déjà passé cette étape et maintenant c’est à ton tour. Le plat de résistance ! On va te retirer la puce sinon tu devras passer le restant de tes jours dans cette pièce, isolée des capteurs de la Cité.
— C’est sans danger ?
Ce fut l’infirmier qui lui répondit :
— Le Doc’ a déjà procédé à une opération délicate en un temps record et vous avez survécu. Ne vous inquiétez pas pour la suite… Il faudra juste coopérer. Vous avez une manette au niveau de votre main droite, un petit bouton que vous presserez dès que vous recevrez le stimuli. Bien compris ?
— Oui.
Les communications avec l’extérieur furent coupées pour laisser place au « plat de résistance ». Suranis, contrairement à Jinn, n’avait pas la même réticence à l’idée de se débarrasser de sa puce d’identification, mais elle ne pouvait s’empêcher de penser au lien qui les unissaient. La puce ne quittait jamais son cocon cérébral, de six mois à votre mort… ou alors de six mois à votre rencontre avec des infichés. Et Suranis venait de rencontrer ces légendes urbaines.
La table pivota brusquement et elle sentit le sang couler le long de son dos. La machine ne s’était pas donnée la peine de l’essuyer. Cette même machine qui se changea sans attendre en coiffeuse, mode militaire, et qui lui rasa le crâne tandis qu’une puissante aspiration faisait disparaître les traces de son crime.
La première étape terminée, la machine changea une nouvelle fois d’outil et entreprit d’ouvrir une brèche à la base de son crâne. Un petit carré d’os qu’elle tint d’une de ses pinces comme s’il s’eut s’agit de la plus précieuse des reliques. Suranis retint un nouveau cri d’effroi, non pas pour préserver son audition, mais par crainte qu’un mauvais mouvement lui pulvérise la cervelle exposée pour la seconde fois de sa vie. Elle se savait soumise à l’intelligence artificielle, elle-même obéissante sans faillir aux lois de la robotique…
Non, ça n’a rien à voir. Un auteur de science-fiction du XXème siècle ne peut décider de ce que sera le futur… Et me voilà, sanglée dans un tombeau d’acier, plutôt qu’une caverne, à attendre qu’un robot, dont des semblables tuèrent par le passé, me trifouille le ciboulot… Si un 0 se transforme en 1, qu’au lieu de tâter délicatement mon cerveau le Doc’ se décide à se préparer une omelette… J’espère qu’ils ont de belles assiettes en porcelaine pour servir le plat de résistance.
Elle serra les dents, ferma les yeux et attendit les stimuli. Une aiguille se planta dans le cervelet, elle ne sentit rien puis vint l’impulsion qu’elle confirma aussitôt. Elle confirmerait toutes les décharges à venir car sa santé mentale en dépendait. Au-delà de sa sanité, sa vie toute entière. Avec une délicatesse extraordinaire, le médecin-coiffeur devenu neurologue mécanique prépara sa propre topographie du siège de la conscience de Suranis. Il retira rapidement un petit rectangle métallique qui lui effleura les bordures de la brèche. La puce ? Qu’est-ce qui pouvait être petit et composé d’un métal quelconque (mais assurément non toxique pour l’organisme) ?
Pourquoi alors les longues aiguilles n’avaient-elles cessé de visiter toujours plus en profondeur son cerveau après cette ultime étape ? Sous la lumière crue de l’atelier de réparation pour humains, on l’ensemençait des termites qui dévoreraient avec avidité ses moindres secrets, des plus communs aux plus inavouables. Le prix à payer n’avait jamais été son identité, mais son intimité. De cela, elle n’avait jamais été prévenue. Doucement, elle pleura.