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Chapitre 45

Anis Ontho, décédée quelques semaines avant l’arrivée de Suranis à la Surface, avait le mérite de toujours existé dans le fichier central de la Cité. Elle s’approchait des trente-sept ans lorsqu’un taxi, occupé par un passager pressé, déboula au coin de la rue et dérapa sur le bitume mouillé avant de s’emboutir contre un mur et de blesser grièvement son occupant. Il avait dans la foulée fauché Anis Ontho qui sortait d’une journée de travail déjà bien compliquée. Sa mort fut rapide, la partie inférieure de son corps douloureusement meurtrie par le choc n’eut pas à souffrir longtemps de sa condition car sa tête rejoignit la valse en s’éclatant contre le pare-brise. Après qu’une nuée d’experts aient examiné le cadavre, d’autres la carcasse du taxi et qu’on ait donné une amende rondelette à l’opérateur de la société de transport pour mauvais entretien de sa flotte, on se débarrassa d’Anis Ontho dans le Flux.

Depuis longtemps, Anis Ontho n’avait plus d’attaches à la Surface. Elle avait été ostracisée par sa famille suite à des choix malheureux et possédait une poignée d’amis se limitant à des connaissances sur le Réseau. Ainsi, seul un père dérouté et ses deux sœurs se présentèrent à la cérémonie au milieu d’une foule de représentants des différents partis impliqués dans l’accident qui s’observèrent suspicieusement alors que le cercueil roulait jusqu’à sa destination finale. Quelques larmes furent versées puis le quotidien reprit son cours. On oublia Anis Ontho bien plus vite qu’elle ne l’aurait elle-même pensé. Même son noyau familial proche la ramena dans les nimbes dans lesquelles elle se terrait précédemment une fois passée la première semaine de deuil. Ils n’avaient vécu ensemble que jusqu’à sa majorité et la vision d’une boîte fermée dans laquelle s’entassait pêle-mêle la dépouille mortuaire d’une fille jamais vraiment aimée s’effaça bien plus rapidement que toute cette vie commune.

Lorsque Suranis parvint à la Surface, Anis n’existait donc plus dans les mémoires que sous forme de trace tenue. La majeure partie de sa vie était emprisonnée dans le cerveau de l’unité centrale de la Cité et le demeurerait tant que les 8 pétaoctets dédiés aux citoyens ne seraient pas remplis. La marge avant que ce seuil critique ne soit atteint était assez importante pour que des personnes comme elle s’emparent de cette aumône pour s’approprier de nouvelles identités. Personne ne viendrait questionner l’existence d’un individu dont seule une machine se souvenait.

Sur les conseils de Jinn, ayant vu passer la revue nécrologique sommaire dans les rubriques jamais lues, elle changea de nom. Suranis Rhéon s’était donc enregistrée sous ce nom d’emprunt comme employée du Ministère du Salariat. Plus précisément : elle était attachée au Coordinateur Jinn Pertem. Tout cela ne voulait rien dire, simplement qu’elle lui servait pour certaines choses et que ces certaines choses ne devaient jamais être remises en question ni sues. Tout aussi bien, son nom pouvait être effectivement d’emprunt que cela ne questionnerait personne et ainsi pouvait-elle vivre une existence incompréhensible pour ceux qui la voyait hanter les bureaux déserts sans rencontrer d’obstacle. Dans le pire des cas, on venait à la craindre en pensant faussement qu’elle venait fureter pour le compte de son employeur, mais la rumeur la plus persistante prétendait plutôt qu’elle permettait régulièrement au bon satyre Pertem de tirer son coup. Cela déplaisait autant à Suranis que cela lui était utile. Le sujet d’Anis Ontho n’en devenait que plus tabou. On la remarquait souvent, l’ignorait davantage encore.

Elle occupait l’ancien appartement de Jinn Pertem à une heure de route du Ministère. Il se situait dans une barre d’immeuble qu’elle partageait avec les petits cadres de la haute-fonction publique. Soixante-dix-sept mètres carrés étaient dédiés à son unique personne. Elle n’entendait pas son voisin ronfler ou frapper contre les murs et elle avait cette chose extraordinaire qu’on appelle une fenêtre. Il lui fallut un temps d’adaptation avant de pouvoir se doucher face à cette grande baie vitrée et teintée sans se sentir épiée, mais elle l’avait fait.

Avec pessimisme, elle ne pouvait toutefois s’empêcher de penser à son propre équivalent des profondeurs. Son emploi, bien que factice en bien des points, ne s’avérait que mieux en tout à celui qu’elle occupait – des siècles auparavant lui semblait-il – lorsqu’elle subissait les lubies de Perth. Son avenir n’était plus entouré d’une flopée de marmots, de récriminations et de coups. Mais il demeurait incertain. Malgré tous les moyens offerts par Jinn Pertem pour mener à bien leur enquête, elle ne parvenait à rien et de manière générale avait la vie ordinaire d’une petite-main du Ministère. Sa journée se découpait entre la paperasse – pour la forme disait Jinn, mais Suranis voyait bien qu’il était débordé – et son enquête. Évidemment, elle participait aussi à la vie sociale du Ministère, découvrant bien vite que les discussions tournaient essentiellement autour des pronostics engagés sur les prochains pilotes élus ainsi que de calculs obscurs sur ce qu’ils appelaient entre eux « l’Impact maximal ». Elle avait mis du temps pour saisir ce qu’était cet impact et découvrir avec effroi qu’il s’agissait du point de rupture d’une classe socio-professionnelle lésée par une réforme. Ils parlaient de cela comme des traders en bourse. Si pour entretenir l’idée d’une Anis Ontho, elle n’avait pas été contrainte de subir ces conversations, elle s’en serait passé volontiers tant celles-ci la dégoutaient pour se concentrer sur le point pressant… Celui qui la pressait et qui arrivait. Du moins pour aujourd’hui. Sa journée officielle et productive touchait à sa fin, résumée à trois heures effrénées en valant sept. Le cadran numérique sur son bureau affichait quinze heures quatorze avec ces drôlesses de secondes délibérément allongées pour que vingt-quatre heures trente-sept en paraissent vingt-quatre tout rond. Elle se leva et craqua ses articulations comme une vieillarde avant d’enfiler sa veste.

Avec Jinn, elle avait élaboré de nouveaux plans. Tout leur angle d’attaque se concentrait auparavant sur les notions d’altération mémorielle et autres projets secrets. Jusqu’à présent, rien n’en était sorti et malgré le fait que Suranis avait accès à bien des laboratoires et bureaux gouvernementaux et qu’elle pouvait trifouiller à sa guise nombre d’ordinateurs, elle commençait à douter qu’une telle information soit si aisément accessible. Si seulement elle existait… Elle en était venue à commencer à croire que non, mais Jinn s’accrochait à l’idée qu’ils ne pouvaient être tous deux victimes d’un délire collectif. Il avait raison car la probabilité que le même délire frappe deux personnes totalement distinctes et a priori sans relations s’approchait du zéro absolu. Finalement, peu importait qui avait raison ou qui se trompait, si aucunes pistes ne s’ouvraient à eux, elle continuerait jusqu’à que ses doutes soient épuisés et commencerait alors à envisager qu’effectivement, elle était peut-être plus dérangée qu’elle ne pensait l’être.

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Le procédé à suivre pour accomplir son œuvre n’était pas difficile. Il lui suffisait d’incruster dans un ordinateur un petit programme malicieux qui voyagerait à travers son disque-dur à la recherche de mots-clefs soigneusement sélectionnés. Vu que rien ne sortait sur les variantes d’altération mémorielle, ils allaient s’attaquer à l’autre point commun qui les unissaient à savoir que tout bascula avec le SAGI. Suranis n’avait que peu d’espoir qu’un élément de réponse en découla mais elle s’était promise de tenter l’expérience en déviant les données du poste central de la FPCP jusqu’à un terminal public qu’elle aimait bien, planqué dans une rue peu fréquentée. Il lui suffirait pour cela de prétendre vouloir s’entretenir avec un officier en privé et lui dévoiler qu’elle se renseignait sur les litiges entre… Disons Jörhn Klingan et Yuri Gazahn. Un employé et son employeur pris au hasard dans la base de données du Ministère. Peu importe la nature du problème sinon qu’il pouvait paraître crédible aux yeux d’un officier qui irait dans la pièce voisine imprimer le dossier pendant que Suranis se glisserait derrière son bureau, jetant un œil inquiet sur le couloir alors qu’elle entrerait quelques lignes bienvenues dans l’ordinateur.

Puis une semaine passerait. Une semaine où le virus trimerait. Elle avait foi au programme qui tournait pour elle et constituerait de gros dossiers qu’elle éplucherait d’A à Z avant de l’effacer comme tant d’autres. Rien n’en ressortirait, du moins le croyait-elle.

La semaine passa. Suranis se rendit jusqu’à son terminal fétiche derrière le salon de thé qu’elle fréquentait. Elle inséra la carte SD et la chargea des données fraîchement récoltées pour lesquelles elle avait été presque prise sur le fait. Alors qu’elle retirait tout juste la clé USB de l’ordinateur dont les ventilateurs tournaient à plein régime, l’officier avait fait entendre ses pas. Elle avait sauté vers le mur, prétendant une passion obscure et soudaine pour une affiche de la FPCP ce qui lui valut un commentaire « Je sais, elle est horrible ». Oui, da. Elle se découvrit des talents de comédienne, improvisant sur une image qu’elle ne regardait que depuis dix secondes et, après avoir récupéré le dossier demandé, salua poliment l’officier avant de sortir, courant quelque peu dans le couloir de peur qu’il ne s’intéresse à l’affolement de l’ordinateur qui se calmait après avoir été sollicité.

À peu de temps près, elle était passée à côté de questions redoutables. Mais elle y avait échappé et grâce à cela elle pouvait s’arrêter dans son salon pour boire des litres d’un très mauvais thé en faisant mine de s’accorder des heures de travail supplémentaires pour Jinn Pertem. Elle s’installa à une table, sortit sa tablette et commanda son classique Darjeeling (récolté à la ferme citadine). Le temps d’allumer la tablette, la théière arriva avec son serveur habituel auquel elle décocha une œillade :

— Voilà pour vous, un Darjeeling de grande qualité, dit-il en marquant une pause, attendant la réplique.

— Merci, lança Suranis. Il est meilleur que d’habitude ?

— Toujours aussi mauvais madame Ontho, confirma le serveur avec lequel cette plaisanterie était devenue rituelle.

Ils eurent un rire cocktail et il repartit dans son coin s’occuper d’autres tables avec un grand sourire aux lèvres. « Madame Ontho » n’avait même pas eu de temps mort avant de réagir. Ce nom était devenu pour elle aussi naturel que l’acte de respirer. Elle jeta un coup d’œil à sa tablette, toujours en train de booter avec cet OS trafiqué qui lui laissait le temps de boire une tasse avant de s’attaquer aux choses sérieuses. Le verre rempli, sucré à souhait et noyé sous le lait en poudre – peu importe ce qu’était vraiment ce « lait » -, elle en avala une généreuse goulée avant de revenir à la tablette. Cette dernière tenta de se connecter au réseau et n’y parvint pas, une précaution qui paraissait essentielle à Suranis. Elle inséra la carte SD dans la fente et ouvrit le dossier qui se proposa à elle. L’un des trois pour lesquels elle avait bien failli y passer. À son grand plaisir, le logiciel s’avéra cette fois-ci particulièrement efficace et un premier coup d’œil lui apprit que si redondances il y avait, elles n’en demeuraient pas moins faibles ce qui accélérerait grandement l’analyse des données.

Elle esquissa ce qui s’apparentait à un sourire, mais revêtait davantage de la lassitude. Elle ne trouverait rien dans ce dossier… Rien du tout… Sauf si… Un nom l’interpella :

— Putain de merde, s’exclama-t-elle lorsque le thé récalcitrant passa la barrière de sa gorge et le serveur lui fit un clin d’œil, pensant qu’elle parlait du goût de l’ersatz de Darjeeling qu’il venait de lui servir.

Grossière erreur.