Depuis que Silas Segpaîs s’était retrouvé dans ce non-lieu et non-temps, son humeur s’était améliorée. Il semblait heureux, un léger sourire suspendu à ses lèvres qui se voulait crispé. La plénitude qu’il ressentait oscillait entre l’horreur la plus absolue et l’extase. Les battements de son cœur étaient plus ardents qu’à l’accoutumée – allait-il lâcher ? – et les palpitations dans ses tempes lui donnaient une nausée proche de la petite mort qu’il expérimentait parfois, tard le soir.
Une idée cependant lui paraissait être la bonne pour faire pencher la balance vers l’un des deux extrêmes : égorger le Bigleux. Cela ne serait pas par vengeance pour l’avoir contraint d’ouvrir cette porte, mais pour le remercier. Le premier à partir ne serait pas à plaindre.
Les autres suivront mon copain. Si tu le veux, mais tu le veux ? Des couillons en armure, voilà ce que c’est… Même Cosmo n’a jamais daigné t’enculer. Tu aurais bien aimé, hein mon salaud ?
Le capitaine secoua la tête pour chasser cette pensée. Pas la mienne bordel ! Ils arrivaient sur la dune surplombant l’entrepôt du Yëpes. Une enceinte en terre cuite délimitait le terrain sur lequel six bâtiments – six ans, six balles – tentaient, sans succès, l’alignement parfait. Il y avait bien une tente dressée dans la cour, mais rien qui ne suggère la présence d’autres mercenaires ce qui ne troubla pas Silas. Un des bâtiments devait être dévoué aux ouvriers, ils séjournaient dedans voilà tout.
Un premier individu sortit d’un des bâtiments puis un second. Il repéra les montures attachées aux barreaux des fenêtres de la bâtisse et en dénombra une dizaine. Les professionnels engagés par le Yëpes étaient bien assez nombreux pour assurer la protection d’une position frontalière. Ils traînaient leurs savates dans le sable, ne se doutant pas de la présence d’un loup tapi dans les hauteurs.
Une branche craqua derrière lui. Il sortit de sa besace un morceau de pain rassis qu’il brisa et tendit à celui qui arrivait. Un réflexe qui la veille lui aurait sauvé la vie à en croire un des vieux papiers des Anciens à propos de l’éthologie humaine.
Un détail – subtil – demeurait dans cette vieille théorie, le partage n’avait jamais empêché Judas de passer à l’acte et l’homme qui se trouvait derrière lui s’en apparentait de trop près. Il posa sa main sur la sienne, refusant avec une politesse froide le pain tendu :
— Non, merci Silas. J’ai grignoté un bout dans le tunnel, du gruau du matin… Tu sais, les céréales sauvages qu’on a choppé dans la vallée ? Celles que tu prétendais toxiques.
Brogan paraissait en pleine forme. Il n’était pas armé et son expression n’était pas celle d’un meurtrier se préparant à passer à l’acte.
— Tant pis pour toi alors. Depuis combien de temps tu n’as pas croqué une miche ? Celle-ci est un cadeau de notre saint nalth.
— Le fameux… Le plan c’est bien qu’il rapplique après le combat pour qu’il puisse s’emparer du butin ?
— Oui.
— Il s’attend vraiment à ce qu’on ne se tire pas avec ?
La réponse n’avait pas besoin d’être prononcée à haute-voix pour être comprise. Brogan s’installa aux côtés de celui qu’il qualifiait la veille de n’yukt et observa le ballet des hommes du Yëpes. Certains transportaient des sacs de jutes avec une véhémence ouvrière. À dire vrai, cela semblait même être leur principale activité et, si le vent soufflait dans leur direction en portant les voix des mercenaires, ils l’auraient certainement abandonné dans la foulée.
— Regarde-les à ne pas savoir ce qui les attends… Tu sais Silas… dit Brogan avec honte. Je te dois des excuses. Tu es peut-être n’yukt, mais pas autant que je peux le penser. Je commençais à croire que cette marche forcée vers le Nord était un suicide collectif, mais non… Tu nous as trouvé une tâche facile et qui paie. On s’emmerde, ces mercenaires aussi alors allons les remuer un peu.
Silas fit non de la tête.
— Par pitié, ne t’excuses pas. Je suis vraiment un taré qui nous mène au bout de la piste, peut-être encore plus ces derniers jours. Enfin, finalement nous dévions juste avant la fin pour entamer notre moralité exemplaire.
— Pas si exemplaire que ça, rappelle-moi… Comment s’appelait ce connard déjà ?
— Irenäus, j’ai cru qu’il était un frère.
— Il l’a été, mais nous ne pouvions connaître ses penchants…
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— Il est mort. Ce n’était pas de notre ressort et ça nous a bien salopé la vie, maintenant nous nous attaquons à du nouveau. Tu te souviens de la dernière fois où on s’en est pris à des confrères ?
— Je crois, répondit-il en plissant les yeux. Une embuscade dans les plaines du troisième régent ?
— C’étaient eux qui l’ont tendu. Cette fois-ci nous sommes à la place du clébard enragé et nos ennemis ne sont pas des brigands… Loin de là.
— Parce que c’est nous, soupira Brogan. Silas, je voulais que tu saches que la compagnie te suit sur cette affaire. Les gars sont contents. Ils veulent une paie et de la baston, peu importe laquelle.
Deux hommes sur la dune discutaient de la mise à mort d’une dizaine d’autres pour une poignée de perles. Une brouette. Un char ? Comme si tout cela importait. Le capitaine ramassa un énorme mollard au fond de sa gorge et le cracha. Il retomba en cloche, très proche, et cela ne l’aida pas à se défaire du goût du sable dans sa bouche. Bientôt viendrait se joindre celui du sang…
Non, tu n’es pas là pour ça… / Ah ?
Les hommes du Yëpes continuaient leur déambulation active. Il leur manquait des armes, cela le capitaine le repéra très vite bien que Brogan ne le remarqua pas de son côté. « C’est pour ça que je commande et que toi tu suis » pensa-t-il. Des râteliers auraient dû être disposés dans l’enceinte, surchargés de lances, d’épées et de haches. Les guerriers, aussi musculeux furent-ils comme tous ceux de leur espèce, ne portaient pas d’armes au flanc. Soit ils n’étaient pas vraiment ce qu’ils paraissaient être, soit… L’idée le traversa, vivement, et lui parut impossible. Des lances à feu ? Une paire ou deux suffiraient à mettre en péril la compagnie. Pas besoin de les exposer à la vue de tous, elles se situaient certainement dans la bâtisse qui leur servait de base et le reste de l’armement devait être entassé quelque part, sans grande utilité.
Boum, une déflagration d’enfer pour peu que les cartouches ne fassent pas exploser leurs bâtons criminels. Bro, à quoi ressemblerais-tu sans cheveux sur ton admirable crâne ? Plutôt rocher ou caillou ?
Mais une autre hypothèse se proposa à lui et il préféra la taire en la présence de Brogan. Ils n’étaient pas des tueurs de sang-froid.
— Ça sera une bataille facile, dit Silas en ricanant à la simple pensée que les guerriers pourraient être… Non.
— Jusqu’à qu’ils se trémoussent en chœur avec nos têtes fichées sur des lances ! Ne parle pas ainsi, nous n’avons pas combattu depuis longtemps et je vais recommencer à penser que tu es vraiment un n’yukt.
— Sa Grâce m’a touché… Oh, et bien là où il le fallait, marmonna Silas.
Brogan lui lança un regard éloquent.
— Pardon ? Tu…
— J’ai rien dit.
— Tu veux parler de ce qui s’est passé ?
— Ah ! Ne me fais pas rire, je pourrais en crever. Toi, Brogan, qui se soucie de son vieux capitaine ? C’étaient juste des flux-cutations de la psyché ou que sais-je d’autre ? Il n’y a pas de grand mage dans la compagnie pour me guérir ? Non. Alors tranquille !
— Justement… commença Brogan.
Une douleur le prit, coutumière bien que légèrement différente. Sa tête lui donna l’impression d’être prise dans un étau très légèrement serré. S’il tournait la tête, il souffrirait, sinon il sentirait sa présence et fin de l’histoire. C’était plus lancinant qu’autre chose. Il eut la vision délirante de Brogan étalé par terre. Littéralement, un tapis de tripailles et de bile.
Il en eut presque la gaule.
— Ne te préoccupe pas de ça !
Le capitaine se rendit compte qu’il l’avait dit un peu fort. Pas en hurlant, mais bien trop fort avec l’adversaire qui se tenait en bas de la dune. Il replia ses jambes sous lui, tâchant de masquer la palpitation qui s’acharnait sur son entrejambe.
Tu ferais mieux de dégager avant que je te baise ici et maintenant. Dans tous les sens du terme.
Le guerrier haussa les épaules, l’air contrit.
— C’est comme tu le sens… Si l’envie te prends.
— J’ai Cosmo.
Le beau et brave.
— Bien. Regarde plutôt ce qui se trame en bas.
Les hommes du Yëpes – ses ouvriers, mais seul toi le sait copain – déposèrent les sacs contre des murs. Le tintement d’une cloche annonça un moment important pour eux car ils échangèrent un regard qui, malgré la distance, paraissait heureux. L’heure du repas sonnait et ils déguerpirent.
— C’est l’heure de la soupe ? demanda Silas bienheureux d’être ainsi dévié de ses soudaines lubies.
— Des amateurs ! Ils vont grignoter un bout tous ensemble, à croire qu’ils ne s’attendent vraiment pas à être abattus !
— Méfions-nous d’éventuels guetteurs cependant. Mais quoi qu’il en soit, une aussi belle opportunité ne se représentera pas. Il n’existe pas meilleur moment, alors va prévenir les gars… Que tous enfilent leurs keffiehs, s’ils sont aussi amateurs que tu le prétends, nous n’aurons peut-être pas à nous salir les mains aujourd’hui.
— Bien mon capitaine ! meugla Brogan en s’empressant d’obéir à ses ordres.
Le guerrier déguerpit, Silas souffla. Il venait de mentir. Une rasade de sang, voilà tout ce qu’il attendait car au fond il savait que la douleur ne s’estomperait pas sans elle.
Mais ferme ta putain de gueule ! Je suis encore aux commandes ! - /- Vampire.
Il en était désormais certain. Cette affaire se jouait à deux voix et il ne prédominait pas au chapitre.