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Chapitre 13

La première nuit de sa retraite, elle rêva de Pavla Karanth. La jeune femme se trouvait sur une plage de tessons de verre, rongée par le Flux. Elle la retourna, ses yeux bleus étaient tombés dans ses orbites et les chairs de sa bouche s’effaçaient sous l’âcre pourriture. Le reste de son corps n’était pas en meilleur état, boursouflé là où il avait été léché par la marée verte. Le cadavre commença à claquer des molaires, dévorant le verre et ouvrant une brèche vers le vide infini. Suranis s’éloigna avec effroi et commença à fuir, mais vint se heurter au père, souriant au travers de sa poussière. « Tire mon doigt », la bonne blague. Il explosa une seconde fois dans un shrapnel d’os.

Elle se réveilla en sursaut, les tempes battantes. Les autres nuits furent plus paisibles, bien qu’elle se mit à détester son lit. Elle ne le quittait plus que rarement comme si sa mousse anthropophage tentait désespérément de l’assimiler. Des monts d’immondices s’entassaient périodiquement dessus – jusqu’à que dans des sursauts d’humeur elle se mette à nettoyer frénétiquement son appartement. Suranis peinait à s’en débarrasser, ils étaient pour elle la seule compagnie depuis l’attentat du Branthes.

Son emprisonnement volontaire commençait à lui peser. Les nouvelles s’enchaînaient sur son poste. L’enquête avançait et toujours rien ne venait la convaincre de mettre le nez à l’extérieur pour autre chose que de menus achats à l’épicerie locale. Sa conversation la plus longue ces derniers temps se limitait à un échange courtois avec le vendeur, rien de plus. Elle été allée jusqu’à refuser la visite d’un ami, mandaté par son cercle restreint, prétextant qu’une fièvre terrible – mais anodine, une sale grippe contagieuse – la privait de tout contact humain. C’était un mensonge, évidemment. Le seul désagrément de Suranis était en réalité ses accès de tachycardie nocturne qui lui rendait ses nuits délicates et de cela elle connaissait la cause.

Elle passait le plus clair de ses soirées à s’imaginer tous les scénarios possibles. Si l’enquête les menait à elle, se laisserait-elle faire ou se ruerait-elle vers la moitié inférieure de la Cité ? Elle admettrait ainsi sa culpabilité, mais… Elle ne l’était pas et elle ignorait ce qu’elle découvrirait plus bas. Des gangs, de la violence et des junkies ? Des utopies inachevées ? Des marginaux ? Très peu de données existaient à ce sujet, bien que l’endroit possédât une réputation sordide qui se basait sur la seule possibilité qu’existent des réseaux clandestins. Le Conseil des Pilotes avait bien mené des campagnes de pacification (ou d’exploration, le terme était plus adéquat) : en vain. Cette quête finit par être abandonnée face au décompte fastidieux des pertes entre les cadavres ramenés (et avérés) de ceux tombés dans des embuscades, ceux que l’on signalait et dont le traceur s’affolait, ainsi que tous les autres qui disparaissaient des écrans de surveillance.

Tout compte fait, elle ne voyait dans cette échappatoire rien de rassurant. Les terra incognita, n’étaient pas faites pour elle et si la FPCP venait à se pointer sur le perron de sa porte, elle se laisserait certainement faire en présentant, en tout état de cause, le dossier bidon qu’elle aurait élaboré sur Pavla Karanth. Une histoire d’enlèvement par des voyous ou une fugue… Elle ignorait encore comment le mener à terme, mais en tout état de cause il lui faudrait quelque chose qui diffère assez amplement de la réalité en se basant sur de solides éléments pour ne pas être inquiétée. Oui… C’est une idée, pensa-t-elle avachi dans son sofa, une canette de soda à la main et l’air d’avoir le double de son âge, mais toute preuves solides ne mènent vers rien d’autre que la vérité. Je suis cuite s’ils viennent frapper à ma porte.

Ce qu’elle redoutait le plus se passa alors. On frappa à la porte et elle se tassa, tendant l’oreille par-delà le poste qui crachait en attendant le fatidique : « Police, ouvrez. On a quelques questions à vous poser ». Sauf qu’on ne dit rien ; ce qui n’était pas un bon point. Peut-être qu’on venait s’occuper d’elle, qui en savait tant et bien trop, et qu’elle se retrouverait face au canon lisse d’un pistolet collé contre le judas ? Elle se leva sur la pointe des pieds, se dirigea à pas légers vers sa porte et entreprit de jeter un coup d’œil à l’extérieur.

Contre toute attente, le flingue portait un béret noir. Elle poussa un soupir de soulagement :

— Suranis ? Je t’ai entendu soupirer, dit Herth Phue à travers la porte qui aussitôt se déverrouilla pour que la tête de l’intéressée s’incruste dans l’entrebâillement. Bon sang ! Tu as une de ces têtes ! Quelque chose ne va pas ?

La porte s’ouvrit en grand sur la rue presque déserte qui le devint quand Herth entra dans l’appartement sur l’invitation de Suranis. Il remarqua aussitôt le désordre et l’odeur désagréable qui régnait. Puis, il remarqua le visage blafard qui prenait une teinte légèrement bleutée, comme si à force de s’inquiéter le cœur de la détective manquait un battement pour deux. Il suspecta aussitôt que l’attentat soit la cause de son état et compatit. Elle était bien plus impliquée qu’il ne l’était lui-même. Si une départementale rattachait Karanth à Herth, une autoroute bien indiquée menait de ce premier à l’enquêtrice.

— Oh, tu sais. Ce n’était que pour la forme que je le disais, je sais très bien ce qui ne va pas. J’ai entendu pour Karanth et je comprends ton état… Ils ne sont toujours pas venus t’interroger ?

— Non, répondit Suranis. Mais ils finiront par arriver.

— Tu n’y es pour rien, tenta de la rassurer Herth. Vraiment… Mais, je dois m’excuser car je ne suis pas venu pour discuter de ça. J’ai besoin de tes conseils… Tu sais… Envie de faire quelque chose.

Elle écarta les bras, prête à lui offrir tout ce qu’elle pouvait et en réponse il dégaina un dossier relié de cuir synthétique. L’épaisseur le rendait presque digne d’appartenir à la catégorie des pavés, son poids pouvait à lui seul servir d’arme mortelle.

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— Qu’est-ce que c’est ? murmura Suranis, puis plus fort. Ne me dis pas que tu as continué ?

— Oui, c’est bien ce à quoi tu penses. Je n’allais pas laisser tomber la mine d’or que tu m’as confié ! Tu n’imagines pas un seul instant ce que j’ai pu y dénicher.

— Je n’ai pas forcément envie de la creuser davantage cette mine d’or… Éloigne-moi ça.

Herth lui lança un regard noir. Il ouvrit le dossier à un intercalaire.

— Ouais, ouais. Tu veux quand même savoir ce que j’ai déniché dans ce merdier, n’est-ce pas ?

— Peut-être, admit-elle, mais nous ne pourrons rien en faire. Nous sommes d’insignifiants grains de sable que l’on concasse entre les rouages d’une machine dont nous n’avons pas les commandes.

— Du blabla. Jette d’abord un coup d’œil à ça !

La page était envahie par les photographies ce qui expliquait l’épaisseur du dossier. Des notes manuscrites les accompagnaient, mais Suranis n’eut pas besoin d’y jeter un coup d’œil pour reconnaître les personnes qui filaient, les mains dans les poches et la bourse vide après avoir passé du bon temps dans un des bordels de 127 BZ489.

— C’est Arthes Milgram ? dit-elle en montrant un homme blond d’une quarantaine d’années.

— Bingo ! Notre cher Pilote de l’étage C et là c’est Jan Pons, répondit-il en montrant un autre. On se demandait encore si les autorités n’étaient pas au courant pour le 127 et des brouettes, mais maintenant que je sais qu’au moins six haut-fonctionnaires le fréquente, peut-on en dire autant ?

Suranis soupira. L’hypothèse de Karanth s’avérait et il était mort. Si le Conseil des Pilotes n’était pas le gestionnaire du bordel, il en connaissait l’existence. Un homme pouvait toujours agir en dehors du cercle, mais six cela commençait à faire beaucoup. Cela expliquait certainement pourquoi rien n’avait été fait pour Pavla Karanth. Elle était tombée entre leurs pattes.

— Oui, tu as raison. Ça me paraît trop gros aussi, mais que veux-tu faire ? Tu sais comme moi tout ce qui a été occulté, chouette ! Mais tu veux aller les dénoncer gentiment au poste le plus proche ? Hé, les gars ! Regardez ce que j’ai pour vous ? Ils sont déjà au courant...

— Cela nous impose-t-il donc de plier l’échine ? s’énerva Herth. Nous ne pouvons pas laisser pareilles horreurs se produire !

Suranis rit pour la première fois depuis des jours. Des échines porcines dont elle connaissait l’existence sans jamais en avoir vu un seul, comme tous les non-surfaciens. Herth la regarda, une petite veine marquée sur le front :

— Pardonne-moi. C’est juste que je n’ai aucune envie de me faire prélever ma fameuse échine. Je préfère plier. C’est nerveux.

— Je crois comprendre ce que tu veux dire, mais tu sais… J’ai des contacts, je peux outrepasser les flics pour diffuser aussi largement que possible… Je peux salir la réputation de ces salauds, je peux…

La détective lui posa une main sur l’épaule en fronçant les sourcils. Si elle pouvait encore s’en tirer avec un dossier faussé, elle ne donnait pas cher de sa peau si on venait à ébruiter l’existence de ce réseau de proxénétisme. Elle comprenait la colère d’Herth et voulait, elle aussi, montrer au monde que les apparences étaient bien trompeuses…

— Arrête. Tu es venu me demander conseil, non ? Alors brûle ce dossier. Ils vont te prendre et te pendre avant que tu aies pu ouvrir ta gueule. Et oublie tes contacts, fais-le pour toi et pour Pavla. Elle n’aurait pas aimé que tu crèves connement.

— Tu n’es qu’une merde apeurée ! Une foutue collabo !

Elle se recula, bousculant une chaise qui tomba avec fracas. Cela n’avait rien à voir, elle n’était pas assez folle pour le suivre c’est tout. Elle aurait voulu crier la différence à Herth et ne put lui répondre que la vérité. Les larmes lui montèrent aux yeux, elle tremblait compulsivement.

— Tu ne comprends donc pas ?! J’ai peur, j’ai si peur. Si les informations contenues dans ce dossier venaient à s’ébruiter ils remonteraient ta piste puis la mienne. Ils nous tueraient tous les deux, tu m’entends ? Ils évinceraient les personnalités impliquées et prétendraient que seul un cercle restreint est impliqué. Fait chier Herth ! Je ne veux pas que ma tête soit envoyée valdinguer dans le Flux !

— On peut te protéger, commença Herth. Mes amis…

— Personne ne le peut !

Cette dernière phrase avait été hurlée. Par expérience, Suranis savait que les ventilations de son appartement servaient de couloirs aux ragots. Peut-être quelqu’un avait-il déjà appelé la FPC pour leur demander de se rendre en urgence chez cette étrange voisine ? Cela serait mauvais.

Un craquement leur parvint de l’aération suivi d’un petit cri de rongeur. Suranis sursauta, lui se retourna.

— Fous le camp, s’il te plaît, dit-elle en commençant à pleurer.

— Repense-y. Je repasserais, il existe un endroit où ils ne pourront pas te toucher et où Pavla pourra être vengée… Mais je te le promets, je ne ferais rien sans ton autorisation.

Elle hocha la tête avant de se diriger, avec lui, vers la porte qu’elle lui ouvrit. En elle-même, elle savait déjà qu’elle ne mettrait pas sa vie en jeu pour la vérité. Une fois, elle avait été outre le discours officiel et n’avait obtenu en conséquence qu’une vie misérable – mais libre – en tant que détective privée. Elle ne se sentait pas prête de remettre le couvert et encore moins à rencontrer les fameux contacts d’Herth Phue, mais elle lui fit la promesse fallacieuse qu’elle y réfléchirait.

Herth paru satisfait, bien que déçu. Il échangea un sourire contrit avec elle et ce fut le dernier qu’elle vit. Une fois la porte refermé derrière lui, elle ne le reverrait que le visage ensanglanté sous les coups de balourds en uniforme. La filature touchait à sa fin pour trois agents.