Le vieillard répondait au nom d’HAL. Il lisait trop de vieux livres terrestres et lui proposa de visiter son refuge – leur. Suranis qui n’avait nulle part où aller – et encore secouée par les récents événements - accepta avec reconnaissance (et méfiance) son offre de jeter un coup d’œil à cet « hôtel prestigieux avec vue imparable ». La vue imparable pour l’être l’était, mais le prestige se trouva être au rabais. Dans d’anciens bureaux glacés par les vents qui s’engouffraient par une brèche vers l’extérieur, un groupe avait trouvé un foyer autour d’un radiateur portable qui tournait à plein régime. Parfois le soir, à la lumière rougeoyante de l’appareil, la brèche colmatée à la va-vite était plus séduisante que d’habitude. Un petit saut et ils découvriraient les promesses du Flux. Malgré des soirées difficiles, personne ne franchit le pas lors du séjour de Suranis dans ces lieux. Et ce séjour devait s’éterniser. Elle rencontra des compagnons d’infortune qui devinrent des amis voire une nouvelle famille. Ils étaient au nombre de trois.
Le fondateur du groupe, HAL, en était aussi le doyen. Il mentait certainement sur son nom et approchait de la soixantaine, prétendant avoir oublié l’âge exact. Autrefois il exerça la profession d’enseignant avant de lâcher toute l’affaire lors de la dernière grande réforme scolaire. Il s’opposait fermement aux nouveaux programmes faisant la part belle à l’ascension sociale qu’il considérait comme « des foutaises cachant bien la réalité de la reproduction sociale. Des conneries pures pour laisser miroiter au prolo qu’il peut s’en sortir ». Une belle excuse pour ne pas avoir à expliquer son envie d’expérimenter la vie de bohême et de la repousser jusqu’à ses derniers retranchements depuis une décennie. Il tenait désormais plus de l’artiste échevelé, maîtrisant mal son instrument à une corde fabriqué à l’aide d’un pied de chaise, que du professeur et ne regrettait pas d’être devenu un « fiché hors-système ».
À ses côtés se trouvait un petit blond du nom de Gerth, compliqué d’accès et qui laissait entendre à tout le monde qu’il avait été mis au pas par le gouvernement parce qu’il en savait trop. Au-delà de ses complots entendus dans de vieilles séries auxquels personne ne prêtait attention, c’était un chic type qui ne bronchait jamais et apportait son quota de barres alimentaires. Et de crack qu’il ne partageait que rarement.
Pour finir, le troisième occupant était une occupante : Anya, une ancienne prostituée. Elle avait épousé un client, persuadée qu’elle obtiendrait un meilleur avenir. Une grossière erreur, il l’avait battu et elle l’avait quitté. Il lui avait dit qu’elle ne serait rien sans lui et elle lui avait répondu que c’était faux et elle se retrouvait là, dans ce squat, en étant bien plus de choses qu’elle n’avait jamais rêvé d’être. Tout d’abord elle était libre, pour la première fois de sa vie. Elle ne mangeait pas toujours à sa faim et avait perdu de la superbe qui avait fait succombé son ancien mari, mais bordel… Cette liberté était grisante. Plus besoin d’écarter les cuisses pour rembourser la dette qu’elle avait contracté auprès de son mac et le seul élément de stress qu’elle ressentait le matin en se levant était de savoir ce qu’elle allait manger. Comme si avoir la dalle ne valait pas la peine d’être endurer si ça lui permettait d’échapper à toute la merde qu’elle avait vécue.
À eux trois se greffait la dernière arrivante. Ils l’aimaient inconditionnellement, bien qu’elle n’ait jamais escompté se retrouver ici. Parfois, elle repensait à Jinn Pertem et à sa proposition et, le reste du temps, à son ex petit-ami qui viendrait l’étriper. La grisante liberté d’Anya la faisait doucement rire, seule l’anxiété prévalait dans son univers personnel et cela surtout depuis qu’elle avait entendu HAL lui raconter que son joli minois était placardé dans toute la Cité. C’est du moins ce qu’elle crut jusqu’à qu’elle arrive à la conclusion qu’il n’en existait certainement aucune : son implant l’aurait dénoncé depuis longtemps si tel avait été le cas.
On lui mentait, mais bien qu’elle se terrait depuis deux mois, l’idée de les quitter ne lui plaisait pas. Il ne lui restait rien d’autre, même pas un passé et elle alla jusqu’à se demander, un soir plus triste, si elle possédât une identité. Elle vrillait, elle ne le commençait plus, et comprit pertinemment qu’elle finirait par sauter du navire si rien n’était fait. Il fallait qu’elle brise le cadenas écarlate de ce foutu classeur mental, mais elle ne trouvait ni pince-monseigneur ni clef. Un jour, elle en parla à HAL qui, dans sa très grande ivresse et sagesse, lui avait rétorqué que ces vilains cadenas n’étaient que des manifestations des voies fermées par la société sauf que voilà… Merde. Le cadenas n’était pas une métaphore, il n’était pas question de chemin de vie mais de mémoire dérobée. Pas des passés possibles, mais du passé tout court, celui dont on l’avait dépossédé et de ce dernier point, elle était absolument certaine.
L’idée balbutiante qui avait émergé lors de sa rencontre avec Jinn Pertem ne cessait de croître. Un midi comme les autres, alors qu’elle ruminait celle-ci en touillant la bouillie préparée avec deux barres réhydratées pour quatre, elle plissa le front. L’absence totale d’odeur de la mixture la dérangeait, mais ce n’était pas cela qui la troublait. Le vieux alcoolo le remarqua aussitôt :
— Oh, Suranis ! Je vois bien que quelque chose te tracasse, tu veux en parler ? lui demanda HAL en s’essuyant la barbe pleine des miettes récupérées dans les paquets ouverts. Je le vois….
— Tu sais à quoi je pense et non, je ne veux pas en parler.
— Le gros méchant cadenas, dit-il sans se départir de sa volonté d’aider. Oui, bien sûr mais je t’ai déjà expliqué que nous étions tous bloqués par ces conneries. Petit à petit, on cadenasse nos voies de…
Suranis le fusilla du regard.
— Tais-toi, par pitié, soupira-t-elle. Je disjoncte déjà assez sans que tu t’y mettes, enfin… Ce n’est pas le cas. Je le sais HAL. Il existe des passés plus vrais que le mien, je viens de passer six années de ma vie dans un mensonge éveillé. Je ne me suis pas retrouvée à zoner avec vous parce que l’on m’a claqué des portes au nez… Cette vie, de toute façon, je n’en veux pas. On peut prétendre aussi longtemps que l’on le désire que l’on vit en dehors du système, mais au final ce sont toujours les mêmes barres à saveur de merde qu’on bouffe. Gracieusement offertes par sa Majesté.
— Des barres à saveur de merde ! lança derrière son épaule Gerth le junkie. Je n’y avais pas pensé à celle-là !
HAL afficha un sourire triste mais ses yeux pétillèrent de ressentiment. « Saveur de merde » comme tout le reste finalement et ce ne serait pas sa bouteille de scotch frelatée qui lui ferait dire le contraire. Mais tout cela leur permettait de vivre. La merde était le carburant de la vie. Peu importe d’où elle provenait.
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Et il restait persuadé que cette vie il l’avait choisi, même s’il regrettait parfois le confort douillet d’un vrai chez-soi.
— De la merde ? Et alors Suranis, demanda-t-il avec une intonation vexée, c’était lui qui l’avait récupéré « cette merde ». C’est notre carburant. Nous, vieilles machines organiques, nous avons besoin de cela.
— Et tu en connais beaucoup de machines organiques qui consomment un autre carburant ? ajouta Gerth qui ne croyait pas encore aux robots dirigeants, mais ne tarderait pas à le faire lors de sa dernière envolée.
— J’ai bien des noms en tête, mais là n’est pas la question. La Cité tourne grâce au bon vouloir du chimiste et de l’ouvrier dont les mains sont enfouies dans le cambouis. C’est grâce à eux que l’on peut trimer, s’échiner et crever lentement à la tâche tandis que d’autres s’empiffrent et se foutent de notre tronche. Quand un de nous tombons en panne ou « sortons du système » on nous remplace. C’est comme ça que ce putain de monde tourne et lorsqu’ils nous tendent leur étron, nous nourrissant des fruits de notre propre foutue récolte, nous les implorons ! Oh, oui ! Nous les implorons, nos bons maîtres ! Merci pour cette mirifique substance !
— Suranis je t’en prie… supplia HAL.
Mais Suranis ne l’entendit pas. Elle se leva, furieuse, joignant ses mains à s’en faire pâlir les doigts. Tout le monde se tut, mais observa. Ils évitaient le sujet qu’elle tenait tant à aborder comme la peste. Il n’y avait rien de bon en à tirer sinon un séjour définitif dans la pièce blanche et ils l’aimaient trop pour cela, malgré le peu de temps qu’ils la connaissaient.
Elle s’apprêta à entrer dans le vif du sujet :
— J’ai perdu une dizaine de kilogrammes depuis que je suis ici, se lamenta-t-elle. J’étais déjà d’une constitution fragile, là je ne suis plus qu’un fil. Aller… Disons deux fils. Sans ta bouteille de gnôle pour te faire prendre cette admirable petite bedaine tu serais mort HAL. Pas de faim, je ne dis pas ça, mais il te suffit d’arracher la plaque qui nous sépare du vide et hop ! Plouf, plus de HAL ! Bon débarras, tu verras ce qu’il y a derrière le Flux hein ? Finalement, ta bouteille n’est-elle pas là pour t’empêcher de sauter ?
— Pour notre bien commun à tous Suranis, ta gueule ! intervint l’ancienne prostituée dans sa vieille robe en remarquant la mine décomposée d’HAL.
Suranis se retourna vers elle, pas vraiment surprise. Il existait entre les deux femmes une animosité sympathique à coup de tire-moi-dans-les-pattes-mon-amour. Sans doute même, de tous ceux réunis autour du réchaud, Hylra était-elle celle qui l’aimait le plus. Elles avaient vécu des situations plus ou moins semblables : elles étaient toutes deux ici à cause d’un homme. L’amour les avait essorées, surtout Suranis à qui une gueule de crapaud rêvait de tordre le cou.
Finalement, elle craignait plus de croiser Perth en chemin vers la sacro-sainte vérité qu’une patrouille d’hommes en blanc et cela elle s’en rendait compte depuis peu. Pourtant, dans une autre réalité que celle qu’elle fantasmait Perth Bickhorn était bien incapable de s’en prendre à elle. Il jaunissait à vue d’œil et ne quittait plus son lit. C’était tout juste s’il avait la force d’appeler l’infirmier qui passait chez lui deux fois par semaine – et qu’il payait une fortune pour ne pas que sa situation s’ébruite à ses supérieurs.
— Jinn, marmonna-t-elle entre ses dents. Tu fais chier, ajouta-t-elle plus haut.
Elle farfouilla dans sa poche et tâta le morceau de papier corné qu’elle gardait comme un porte-bonheur. Le nom du politicien était déjà revenu à plusieurs reprises lors de ses discussions avec ses compagnons de galère, mais il revenait plus souvent encore sur le téléprompteur interne de Suranis. Ses amis tentaient de lui faire oublier, mais ce n’était pas par crainte qu’elle se fasse assassiner dans la rue : plutôt pour ce qu’elle risquait de découvrir.
— Je suis désolée Suranis, je suis sur les nerfs. J’ai la dalle, la bouffe est si rare ces derniers jours, s’excusa Hylra.
— Tu sais que ce n’est pas pour ça que je dise ça. Je sais que vous me prenez pour une tarée et que vous me racontez des conneries pour me garder à l’abri. Pourtant, si j’étais poursuivi comme vous le prétendez, on m’aurait déjà coffré. En réalité, rien ne m’empêcher d’aller creuser ce qui me tracasse sans avoir l’air d’une illuminée. J’ai une possibilité, peut-être, et j’ai besoin de la creuser.
À l’unisson ils se regardèrent hébétés. Le mensonge commun qu’ils avaient élaboré pour son bien s’écroulait face à sa logique froide.
— Je t’assure Suranis, j’ai vu ces affiches de mes propres yeux, mentit une nouvelle fois Hylra malgré le hochement de tête réprobateur de HAL.
— Arrête Hylra, demanda HAL. Oui, il n’y a jamais eu d’affiches te recherchant morte ou vive. Nous t’avons menti, pour ton bien.
Suranis lui sourit, reconnaissante. Elle libéra ses doigts de leur étreinte. Ils étaient aussi blancs que ne l’étaient devenus ses compagnons. Le moment était venu pour elle de partir et reprendre une aventure tout juste entamée. Gerth semblait plongé dans les étoiles et Hylra émue aux larmes. Seul HAL paraissait se contenir, bien que Suranis sentit en lui la bouilloire sur le point d’imploser.
Pour la première fois depuis leur rencontre, elle leur mentit :
— Je comprends pourquoi vous me racontiez cela. Je ne vous en veux pas. Oui, j’ai l’air folle et je le suis certainement… Nous savons tous ce qui arrivent aux personnes comme moi, du moins nous le soupçonnons… Les risques que je prendrais en fouillant davantage l’idée qui est mienne ne valent peut-être pas la peine d’être pris. Surtout lorsque cette idée est insensée et en cela vous avez raison. Il me faut juste le temps de revenir à la réalité… Tout finira par s’estomper. Je suis désolée de vous avoir embarqués là-dedans. Oublions…
— Je crois aussi que tout va s’arranger pour toi, dit Gerth derrière eux, perdu quelque part entre la Terre et la Cité. Il suffit de retomber et c’est plus facile à dire qu’à faire.
— Je retomberais, lui promit fallacieusement Suranis. Bref… Je peux au moins sortir me dégourdir les pattes plus loin que dans les couloirs du coin. Je vais voir si je peux dégoter autre chose que des barres à saveur de merde pour changer. Il faut que je m’aère l’esprit avant de retomber dans ma lubbie…
Un grand fracas retentit lorsqu’un bol rempli de bouillie tomba par terre. HAL le ramassa en accordant une main levée à Suranis, en guise d’approbation. Il savait qu’elle ne reviendrait pas et cela depuis trop longtemps pour qu’il se permette de tenter de la protéger une dernière fois. Il avait eu son contingent de mélancoliques déroutés prêts à se jeter par-dessus bord à la moindre occasion pour savoir qu’il n’y avait rien à faire et qu’il ne ferait que la pousser vers le vide en tentant de lui faire oublier un passé qu’elle pensait sien, mais n’était sûrement qu’un délire complotiste qui d’une certaine façon la rapprochait de Gerth. Ils se ressemblaient. Ou pas. Qui sait ? Il se mit à croire qu’elle reviendrait, une croyance puérile. Son choix avait été pris, alea jacta est.
— Si tu pouvais au moins faire l’effort de dénicher des barres à saveur de pisse pour changer, je t’en serais gré. Fais gaffe à toi, lui demanda HAL ce à quoi Suranis fit la promesse avant de finir son repas.