Le vide. Peut-être existait-il autrefois un mur ici ? Avec des tentures et des peaux de bêtes dans lesquelles les ouvriers se drapaient quand les nuits étaient trop froides, aussi des briques descellées qui manquaient de tomber comme les dents déchaussées des nomades traversant les terres désolées. Mais maintenant, il n’y avait plus rien sinon les cendres qui virevoltaient selon les caprices des vents, des gravats épars et un pilier, unique, qui soutenait ce qui restait de toit. Les arcades partaient d’un côté et de l’autre, rejoignaient le Flux qui brillait intensément dans cette matinée ou nuit, après-midi ? Silas n’aurait su le dire alors qu’il rouvrait les yeux, recouvrant ses sens et ne reconnaissant en lui rien sinon un automate duquel il ne serait pas aux commandes.
Tu n’as pas… - / - Rendors toi. Il ne se passe rien.
Il plia l’index, le déplia, recommença. Il possédait encore le contrôle d’une partie de son corps. Sa vue branlante se stabilisa, bien que marquée par un voile qui n’était ni vert ni gris, bien qu’il puisse distinguer ces deux couleurs : il était rouge. Rouge sang. Une traînée poisseuse sur ses tempes le ramena à la réalité. Pendant le combat, il avait été assommé. C’était comme si à deux heures du matin, par une nuit de trop grande ivresse, une brève accalmie lui avait offert la lucidité. Il se voyait, les mains jointes dans un thorax. Une noix de chair et de bile qu’il ouvrait en deux. Le regard vide d’un Ourakien qui tombait et puis le choc sur sa tempe… Le coup venait de derrière lui.
Brogan s’imposa à son esprit, puis à sa vue. Il avait les deux mains ligotées dans le dos et le mercenaire se trouvait là avec deux copains, sous l’arcade, bien plus abîmé qu’il ne l’était lui-même. Si pour Silas l’histoire s’était arrêtée au début d’un affrontement perdu d’avance, Brogan revenait d’une guerre contre un ennemi que personne ne saurait affronter et instinctivement le capitaine comprit que c’était lui, que c’était eux et qu’il n’était plus son supérieur. Quatre hommes, cinq si l’on supposa que le colocataire de Silas en était un, se regardaient avec un mélange d’effroi et de respect.
— Merde, il se réveille.
Une main calcinée se referma sur l’épaule de Silas. Il tenta de s’en dégager, mais ressenti les entraves qui joignaient ses bras derrière lui. Le souffle qu’il ressentit sur sa nuque le glaça :
— Silas, qu’est-ce que tu m’as fait ?
La voix appartenait à un défunt.
— Tu m’as touché, je suis revenu…
— C’est juste un cadeau pour ton pote, il le méritait, répondit Silas.
Son pote ? Moi ? Merde.
Cosmo ne parut pas surpris par sa réponse. Après tout, il avait vu l’entité prendre possession de son compagnon et pourfendre à tout va. Il se souvenait de son baiser et de son réveil dans une suffocation. Le Bigleux avait subi le même sort, puis il s’était laissé aller et, à cette occasion, le revenant n’avait pas été convaincu que le corps de son ami soit vraiment hors de contrôle. Non, il avait trop bien reconnu Silas Segpaîs quand il enfonçait ses ongles sales dans les yeux vitreux du Bigleux fraîchement ressuscité et éclatait d’un rire théâtral qui le glaça tant qu’il eut l’impression de repasser de l’autre côté : dans le néant.
— Mon pote ? s’exclama Cosmo. Qui es-tu bon sang ! Silas… Ce n’est pas toi…
— Je suis Silas Segpaîs, capitaine de cette compagnie de merde ! Bordel, libérez-moi !
Mais il savait que ce n’était pas vrai. Plus vrai. Il n’était plus le capitaine d’une compagnie pas plus qu’il n’était Silas Segpaîs. Du moins, pas tout à fait. Le bon vieux capitaine restait dans le navire, mais il venait de quitter la barre pour les cabines des passagers et, si parfois sa voix nageait au-dessus de la cohue, il n’avait pas sa place ici.
— Nous ne pouvons pas Silas, intervint Brogan. Tu as massacré les Ourakiens avant de commencer à t’en prendre au Bigleux… Il était mort, mais est revenu comme Cosmo. Il avait encore un œil quand tu lui as sauté dessus, puis deux quand tu l’as embrassé, puis aucun… Quoi que tu sois, on devrait te tuer et filer.
— Merde, vous ne pouvez…
— Non. On ne peut pas Brogan, répondit Cosmo. Il doit y avoir une solution…
Le second resserra sa prise sur le capitaine déchu. Malgré le tissu sur son épaule, ce dernier ressentit la morsure d’une peau qui peinait à se réchauffer. Resterait-il pour toujours froid, lui éternel revenant avec cette sinistre balafre barrant sa gorge ?
— VOUS PENSEZ VRAIMENT ? hurla Silas ou quoi que ce soit, certainement un peu des deux. Une solution ! Que j’en sois loué ! Libérez-moi putain ou je vous étripe sur place !
Ils peuvent toujours essayer mon pote, ils ne peuvent rien contre nous. Toi et moi, c’est pour l’éternité ! Ouais, jusqu’à que tu me supplies de te sucer la moelle de tes vieux os… Tu deviendrais aussi luminescent que mon sperme…
— Hors de question, pas ainsi… Tu es dangereux. Brogan, montre-lui le macchabé au cas où il aurait oublié.
Brogan entreprit de soulever un cadavre. Silas comprit instantanément duquel il s’agissait et la Chose en lui trépigna. Bien que cramé, plus que les autres, il demeurait reconnaissable entre mille avec sa scoliose marquée. Le cadavre du Bigleux se trouvait à l’épicentre du cataclysme, ses viscères s’étendant autour de lui en lui donnant l’illusion d’être une plante rabougrie au milieu de ses comparses pleines de vigueur. L’image d’une rose bien flétrie dont les pistils, disparus, laisseraient place à des abysses. Plus d’yeux, le corps ouvert de l’aine au sternum avec une sauvagerie atroce, Silas se demanda si c’était bien lui le responsable. Sous ses ongles, il ressentit la souillure de la chair puante du Bigleux et la réminiscence de l’extrême violence qui s’était emparée de lui. Lui, pas l’autre.
Cette fois-ci, ce n’est pas le cougar qui a décortiqué ce paysan. Les chasseurs, tu n’en feras pas parti, c’est toi que l’on va abattre… Petit minou est féroce, n’est-ce pas ?
La réponse il la porterait ancrée là pour l’éternité, sous la kératine.
— J’ai fait ça, dit Silas, simple remarque.
Cosmo soupira plaintivement et relâcha quelque peu son étreinte.
Ce cougar, c’était le plus gros que je n’ai jamais vu. L’hiver avait été rude, le village n’avait pas pu obtenir ce qu’il lui fallait pour éclairer les parcelles… Une foutue famine sur mon misérable village, voilà ce qui s’abattit. Puis, il y avait eu ce monstre qui était descendu de la montagne, lui aussi motivé par la pure survie. Il a bouffé ce plouc… Ouais. Il ne restait pas grand-chose du cadavre, mais me voilà cougar… J’avais… - / - Tu avais aussi faim. Tes petites mains, ta petite caboche, ton joli petit cul… Tous convenaient de te laisser aller pour une fois. Tu voulais te le taper ce Bigleux, alors bravo mon copain ! - / - Par sa putain de faute je dois vivre avec toi, affreux connard !
Sauf que pour l’affreux connard, il ressentait une certaine sympathie. Depuis combien de temps l’Araignée se terrait-elle là, dans cette galerie scellée par deux héros du passé ? Sa solitude, éternelle, venait de rencontrer celle de Silas Segpaîs. À deux, ils formaient un. Ils conversaient encore, mais pour combien de temps ? Bientôt, la Chose en lui le supplanterait et il disparaîtrait. Fin de partie pour Silas Segpaîs… Non, clairement pas de la folie tout compte fait.
— Tu as découpé notre pote juste après avoir zigouillé les Manieurs de feu…
— Des hanker, en langue locale. Pas des mercenaires, intervint Brogan. Le nalth nous a menti.
— Mais il peut te sauver, il le doit.
Quelqu’un piétina dans le dos de l’Hybride. Celui-ci tourna la tête et remarqua le visage exsangue de Cosmo. Combien de jours lui faudrait-il avant que son corps ait remplacé le sang perdu ? Comment son cœur parvenait à battre ainsi privé de son vital carburant ? Une singulière lueur verte traversait son regard, prenant le relais le temps que tout revienne en place.
« Désolé » voulut bafouiller Silas, mais la Chose en lui jubilait. C’était sa création ou la leur, il ne savait plus trop ce qui en était et cela n’avait pas la moindre importance. Sa joie s’estompa bien vite quand l’individu derrière Cosmo passa dans la lumière. Ils reconnurent les cratères qui abîmaient la figure singulière du nalth et, le cerveau de Silas partagea l’information avec la Chose. Bien qu’il partageait le même désir de l’étreindre que Silas, pour des raisons fortes différentes, cela ne l’amusait pas. Le nalth avait mené Silas à sa corruption, le nalth pourrait l’en défaire… Peut-être ? La possibilité existait, bien que mineure et après avoir passé des millénaires à attendre le visiteur importun, la Chose ne voulait pas prendre de risque.
— Capitaine Silas Segpaîs de la compagnie du Pùrgos, dit le nalth avec une tristesse évidente dans ses yeux qui s’illuminèrent d’un bleu vibrant. Je ne souhaitais rien d’autre que faire fortune, pas vous offrir mauvaise fortune.
— Toi ! Tout est de ta faute ! Les Manieurs de feu, tu le savais ! Il n’y avait pas un seul foutu mercenaire dans cet entrepôt, on est allés au casse-pipe ! Il n’y a plus personne maintenant, je vais… Te tuer. Sale connard ! dit Silas, la Chose le laissant parler.
— Ta gueule ! cria Cosmo très proche de son oreille en lui assénant un coup dans le foie qui le laissa indifférent.
Le nalth désapprouva. Il n’était pas certain de pouvoir le sauver sinon qu’il pouvait lui offrir une accalmie : une différence notable.
— Je n’y suis pour rien, je vous aurai prévenu. Mes informations ne correspondaient pas à la réalité…
— Des civils, le coupa Cosmo. Nous les avons massacrés parce que ces tarés à la flamme se sont pointés… Parce que nous étions ici.
— Oui, vous l’étiez. Ces tarés ont dû sentir votre capitaine, se sont repliés et vous ont pris par surprise. Cela, je n’y suis pour rien et que vous soyez ici, vous n’y êtes pour rien aussi. Quelle autre solution s’offrait à vous que d’accepter mon offre ? Vous creviez déjà quand je vous ai rencontré, la mutinerie n’était pas loin…
— Maintenant, elle est loin. La Compagnie n’existe plus, intervint Brogan.
— Je crains que ça soit en effet le cas, commença le nalth avant de s’adresser au corps du capitaine. Segpaîs, parce que je sais que vous êtes encore là-dedans, lorsque je suis arrivé peu après le carnage j’ai découvert votre compagnie, saignée à blanc et un capitaine encerclé par des hommes qui hésitaient entre le maintenir captif ou le liquider…
Les cratères sur sa peau accompagnèrent la danse de ses yeux et devinrent plus lumineux, la même aura bleutée. Il grimaça de douleur et commença à se caresser le visage, insistant sur les imperfections.
Le capitaine ne comprit rien à son manège, la Chose en lui s’en réjouit. Il souffrait de sa présence.
— Je comprends pourquoi ils hésitent ainsi. Vous êtes maintenant l’Ennemi et avez été l’Ami. Voyez-vous, je suis un nalth. Ce n’est pas une bénédiction, mais un sacrifice. Quand j’avais onze ans, mes parents m’ont donné à l’Ordre. Tous les matins, j’endurais mes séances pieuses et les heures d’efforts physiques jusqu’à que mon corps n’en puisse plus, puis, venu le soir, je buvais ma décoction. Un peu de poussières au fond d’un verre… Pas grand-chose, mais je crois que je n’ai pas vraiment dormi la première année, jusqu’à que je me retrouve accoutumé.
— Triste histoire, fit machinalement Cosmo.
— Mais c’est grâce à elle que je peux peut-être aider votre ami. Avec cette préparation, je me suis emparé d’une partie du pouvoir de Maga. Ce n’est pas un dieu, c’est une créature infâme. Grâce à ses propres armes, mon Ordre pense pouvoir l’anéantir avant qu’il ne fasse de même de nous. Pendant des millénaires, nous avons pensé qu’il resterait enfermé pour toujours, mais cela ne nous a pas empêché de nous préparer. Maintenant, regardez-le… Prisonnier d’un corps mortel après avoir souillé notre monde.
— Rien à foutre de ton histoire à la con, cracha l’Hybride.
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Joue pas à l’idiot pauvre con, s’ajouta-t-il en interne. Tu ne crois pas vraiment à ces conneries ? Vous étiez pourris à la base, j’ai peut-être chié ce Flux, mais ma putain de nasse n’est pour rien dans votre malheur. Ça non ! Ah, sans cette pute qui se tire vous auriez vécu tranquillement. Du moins, avec de la lumière… Mais regardez, je suis généreux… Alors, dans ma grande générosité je te recommande à l’éternité. À mes côtés, c’est bon pour toi copain-taine ? Nous serons trois.
Il gloussa à cette délicieuse pensée. Cosmo feignit de ne pas entendre cette bouche si familière et étrangère à la fois.
— Vous pensez pouvoir virer le parasite sans toucher au capitaine ? demanda-t-il au nalth.
Il lui sourit avec une tristesse infinie. Maga, par l’intermédiaire des yeux du capitaine, n’y lu que du mépris tandis que son hôte, remisé dans les cales de son propre navire, décela de l’espoir.
Du calme, je t’ai déjà dit que toi et moi c’était pour toujours… No future.
Une certitude absolue résonnait dans ces derniers mots. Elle ne faiblit pas lorsque le nalth sortit de sa veste un tube creux terminé par un crochet.
— Bonjour Docteur, la carie va être compliquée à arracher, plaisanta l’Hybride.
Pas de réponse. Le nalth se contenta d’agiter l’objet devant lui. Il paraissait fait de bronze jalonné par des éclats de lapiz lazuli, liés entre eux par un filet d’argent qui représentait une toile. Sa toile. Des symboles ésotériques venaient parfaire le caractère sacré de l’objet, mais un colon d’une Mégaïa encore pleine d’espoir y aurait décelé du codage informatique. In C++ we trust. Rien qui ne soit susceptible de reprogrammer Silas Segpaîs à un état antérieur.
Le nalth enfonça son crochet rituel dans la joue de l’Hybride et commença à hurler dans une langue qu’il pensait être celle de Maga, mais qui en réalité était celle des siens.
— Sefter Maga. Ultis masghar, ultis narhalt !
Les sonorités trop douces pour être celles d’une entité maléfique s’insinuèrent dans les conduits auditifs de l’Hybride. Il en ressentit un mélange de joie pure et de terreur profonde, peut-être aussi de la colère. Un peu de tout, bien que le dernier état était celui le plus présent car partagé par le propriétaire et l’envahisseur de ce corps. La colère grimpait en eux, merveilleuse sous le tiraillement du crochet. Un lambeau de peau se décolla et plutôt que d’hurler, la part qui demeurait du véritable Silas se laissa aller. Bientôt, il vrillerait, adieu capitaine.
— Cessez, balbutia Silas.
Il était parvenu à formuler sa demande. L’étreinte du démon en lui ne dépassait pas le cadre de ce qu’il se permettait de contrôler, pour l’instant. Ses anciens compagnons l’ignorèrent.
Ça fait mal, hein ? J’ai deux solutions à te proposer. Je pourrais tout arrêter, sauter à la gorge de ce sacreux de mes deux, lui arracher la trachée et c’est la fin de cette exquise douleur, mais je sais que c’est comme pour le Bigleux… Je le ressens en toi, la haine que tu lui voues plus que tu ne m’adores, parce qu’au final tu sais que si tu dois te taper une araignée multimillénaire c’est surtout par sa faute… La sienne plus que celle du Bigleux. - / - Ferme là. Par pitié... - / - Copain, voyons sois raisonnable. T’es con ? Tu t’es tapé le puant, je t’offre aussi celui-là. C’est comme la bouteille qu’on offre quand on achète une maison dans la capitale. C’est mon pinard !
Maga découvrait qu’il appréciait toutes ces bribes d’informations déversées par le cerveau de son hôte. Il se retira plus en lui, le laissant souffrir jusqu’à qu’il se décide. Silas ressentit plus ardemment la torture, il en tressaillit de tous ses muscles.
— Tenez-le ! siffla le nalth.
Les survivants du Pùrgos s’approchèrent de leur feu capitaine et joignirent leurs forces à celle de Cosmo. Il ne se contentait pas de se débattre car une étrange énergie pulsait de son corps par vagues glaciales. À la sensation de cette force brute, le visage lunaire de Gildas Portos se mua en un masque d’excitation morbide. Le doute n’était plus permis, ils le tenaient. Pour la première fois dans l’histoire de l’Ordre, l’Ennemi fantasmé s’avérait réel et lui, le misérable escroc à la sauvette, le tenait entre ses mains… Quelle fin digne d’une saga !
Il continua de lui labourer le visage.
— Ultis nesfhalt, Hylea te morda !
Le sang d’un bleu profond qui s’écoulait sur le visage de l’Hybride ne lui donnait pas un air sain ni même celui d’être encore un corps en transition. Il ferma un instant ses yeux pour les rouvrir sur la même teinte. Des gouttes perlèrent à la commissure de ses lèvres, jaillissantes des crocs qui lui perçaient le palet. Silas Segpaîs en éprouva la plus vive des douleurs, plus rien d’excitant alors que Maga reprenait le contrôle total de son corps et le malmenait, transformant la chair humaine en équivalence arthropode. Un tiraillement dans son bas ventre inquiéta le capitaine : une pousse malheureuse. L’Ennemi prenait place dans toute son horreur.
Le placard dans lequel se terrait Silas fut fermé à double tour.
— Ultis han Maga, siffla Maga. Je comprends cette langue stupide… Elle n’est pas mienne comme vous n’êtes pas du coin… Dei mata, comme vous dites mes copains…
— Saleté ! cria le nalth dont le doute, pour la première fois, vint marquer son visage. Tu vas retourner d’où tu viens !
Malgré des années de préparations, il redouta subitement de ne pas être capable de combattre l’engeance qu’il avait, bien malgré lui, libéré. Il tremblait en réalisant les incisions rituelles sur la peau du capitaine. L’étoile prenait forme, viendrait ensuite…
Trop tard. La morsure glaciale. Elle s’amplifia, s’inséminant dans leurs membres. Brogan lâcha le premier prise, claqua une unique fois de la mâchoire et s’effondra. Il porta la main à sa gorge, mimant de s’étouffer et, dans un dernier glapissement lamentable, s’immobilisa vite rejoint par ses camarades. Cosmo relâcha aussitôt sa prise pour se saisir de sa masse, bien décidé à mettre hors-de-combat Maga, mais ne se décida que trop tard.
Par pitié, pas ça…
Maga n’en eut aucune. Il se releva d’un bond, envoyant valser le nalth et Cosmo au centre des décombres.
— Tiens, qui va crever ce matin ?! déclara Maga.
Il se dirigea vers le nalth et le saisit par le col. Le premier choc contre l’unique pilier restant fut le plus dur. Un filet de sang commença à filtrer par les oreilles du malheureux, ses cratères rejoignirent la danse en saignant abondamment. Rien de rouge cependant, sinon le bleu qu’il partageait avec l’Ennemi.
— Je t’en supplie Silas, si tu es encore là… balbutia Cosmo.
Aucune réaction de Maga. Silas hurlait en lui, il peinait… Des remparts immenses l’entouraient, il ne pouvait rien faire le poids face à une planète entière. Toutes les perles de l’univers se concertaient pour lui résister et lui se trouvait là, tout en bas en observant une œuvre qui ne pouvait être cessée avant son terme fatal. En observant la lumière qui se déversait sur son passé.
Ainsi finira la Compagnie… songea-t-il.
Sans qu’il puisse contrôler son poing, ce dernier frappa avec violence le foie du nalth qui roula des yeux sous l’indescriptible douleur. Maga n’en parut pas endolori, mais Silas n’en manqua pas une miette. Le salaud s’était décidé à ne plus le cajoler.
— Cette situation est bien ironique, hein ? Petit nalth dans sa toute-puissance, persuadé qu’il pourrait m’anéantir… Moi qui suis l’Éternel, moi qui suis votre lumière dans les ténèbres… Tiens… Je me demande ce qu’il se passe si je fais ça par exemple…
Il lui tordit un doigt. Le nalth hurla piteusement, la gorge enserrée.
— Les petits doigts du Segpaîs demeurent entiers. Incroyable… Je ne suis pas certain qu’il ne ressente rien, mais qu’est-ce que j’en ai à foutre ? Rien. Et toi qui croit que… La pute n’était pas aussi drôle que ça, laisse-moi m’esclaffer pour une fois ! Pauvre con va…
Les yeux de Gildas se révulsèrent d’horreur. Maga ouvrit une bouche démesurée, une série de crocs perçaient le palet.
— Tu sais quoi ? J’ai une chouette idée mon copain, pour qu’on puisse finir cette courte relation en beauté. Je vais enfiler mon bras dans ton cul, puis je remonterais jusqu’à que je trouve la sortie. Je coudrais tes misérables lèvres par l’intérieur, tu m’entends ?
Le nalth gémit. Il comprenait. Le bras libre de Maga descendit en une longue caresse démunie de sensualité.
— J’espère pour toi que t’as bien baisé tes frangins, murmura suavement Maga. Je ne cracherais pas sur la main du pauvre Silas, il devra louvoyer en toi à l’ancienne… Pauvre bête.
Ses ongles s’ancrèrent dans ses fesses, les doigts lambinèrent à l’entrée de l’anus. L’espace d’un instant, on put croire qu’ils allaient s’embrasser quand soudain il le pénétra.
— Arrête ! quémanda Cosmo.
Peut-être était-ce en réponse, peut-être pas, mais il cessa et relâcha le nalth qui profita de l’occasion pour prendre une grande goulée d’air, ne songeant pas à fuir sinon à vomir.
— Qu’est-ce que c’est que ce bordel ? Que me fais-tu mon copain ? Merde, ça ne peut pas être toi…
Il leva le regard au-delà du plafond détruit. Une zébrure venait d’apparaître dans le Flux. Elle était d’un bleu électrique, là où une femme qui n’avait plus rien à perdre faisait feu. L’hôte de Maga n’était pas responsable de cette tentative d’éviction de son corps. Qu’est-ce qui se tramait, là-haut ?
— Fait chier, cracha-t-il. FAIT CHIER ! Qu’as-tu fait salope ?!
— Le ciel, bafouilla le nalth.
Le Grêlé sentit en lui bouillir son sang. Le ciel se trouvait dans un drôle d’état et lui de même. L’Ennemi paraissait abasourdi. La zébrure dans le Flux devint une brèche, de celle-ci naquit un anneau de feu qui scarifia les cieux et se répandit comme une auréole de fumée expirée par un fumeur en phase terminale alors qu’une cellule cancéreuse explosait dans le cerveau du nalth. Il se renversa en arrière, un poisseux mélange de ses pensées lui coulant des oreilles. Il ne vit pas le bleu du ciel qui, pour la première fois depuis des millénaires, se dévoila à eux. Une étoile dansait piégée dans les derniers reliquats de la toile de Maga (« cette salope stellaire me nargue » aurait dit l’intéressé) et coiffait d’une chape dorée un roc d’acier supporté par d’extraordinaires flammes d’un bleu plus intense que le ciel qui, maintenait, se veinait de gris.
Il se mit à pleuvoir, insensée bénédiction dans le désert, et Maga pointa la Cité ainsi dévoilée. Il ne la connaissait que trop bien, les dévoreurs de perles étaient de retour et la salope avait gagné. Elle continuerait sa course solitaire, s’éloignant toujours plus du foyer jusqu’à que l’entropie envahisse une planète laissée trop froide par son absence. Avec les réserves qui restaient en lui, il hurla :
— CONNARDS ! AFFREUX CONNARDS !
Un filament s’échappa de son regard enragé. Le Flux montait de lui, rejoignait le reste de son être qui se disloquait. Son œuvre s’effaçait et bien que sa destruction ne soit pas le fait des terrestres, il décida de s’occuper de ceux qui erraient dans les ruines du Yëpes. Peu importe qu’ils soient fautifs ou pas, ils descendaient de ces connards qui survolaient sa planète après tout. Il se rua sur le nalth qui reprenait peu à peu conscience de sa situation, entrouvrit les lèvres pour demander sa pitié mais ne réagit que trop tard. Il lui éclata le crâne contre le mur, sa cervelle éclaboussa en une gerbe sinistre qui rompit les traits colériques du visage de celui qui fut Silas Segpaîs, ne laissant qu’un masque horrifique à la place.
Cosmo, terrifié, se tassa dans un coin. Il aimait le capitaine, du moins l’avait, et ne supportait pas de voir son corps s’acharner sur la masse informe du nalth. Le Bigleux lui-même s’en était mieux tiré, même si ses tripes avaient été déroulées comme un ver solitaire il découvrait qu’il pouvait exister pire mutilation qu’une éviscération.
— Va te faire foutre… Oui, FOUTRE ! Peu importe tes dieux, ils t’accueilleront avec plaisir ! continua Maga.
Au septième coup, une seconde déflagration parvint jusqu’aux ruines alors qu’un dépôt d’explosifs miniers stockés à la Surface citadine explosait. Le Flux se désintégrait désormais en deux points distincts et lorsque le fracas arriva à eux, il avait déjà bien morflé. La déchirure qui s’empara du cœur de Maga le tourmenta. Toute cette énergie consacrée à sa plus grande œuvre qui s’évaporait, soudainement, juste parce que… Oui, c’était ces connards de bouffeurs de perles et ils revenaient. La salope s’échappait de nouveau, son existence éternel et solitaire recommencerait, remise à neuf par le coup de pinceau d’un bleu éclatant qui s’emparait de l’univers.
— FAIT CHIER.
Ce cri fut de douleur alors que le Flux lui revenait, amoindri et débilitant. Sa propre force se retournait contre lui, malmenant l’intégrité du lien délicat qu’il avait tissé avec un inconnu… Un…
La colocation touche à sa fin et l’hôte te fout à la porte. Tu veux toujours me baiser ? Dégage, ta puanteur millénaire n’a pas de place dans mon putain de pif.
Il entendit le capitaine émettre cette pensée avec une clarté absurde. Il reprenait le contrôle… Maga se sentit d’une faiblesse invraisemblable et considéra les bénéfices de s’accrocher à ce corps comme le varech au roc. Qui sait lesquels existaient ? Ce qu’il en voyait, c’était que la mer était déchaînée et finirait par l’emporter. Il serait décollé, balayé par les vagues et peut-être que cela serait à tout jamais. Il ne pouvait pas mourir, il le croyait d’une manière forcenée, mais si le capitaine reprenait place en lui, partagerait-il, en plus de son corps, sa mortalité ? La seule idée qu’il puisse définitivement disparaître l’insupporta. Lui qui vivait sur cette planète bien avant que les premiers humains ne commencent à sortir de leur Afrique natale et qui vivra bien après que les derniers aient disparu, emprisonné dans les strates géologiques de Mégaïa, ne pouvait cesser d’exister… Non, cela était impossible.
Sauf qu’il ne pouvait se résoudre à retourner à son état antérieur. Son éveil était une bénédiction, la vie se présentait à lui et elle n’était pas toujours vide. Après des millénaires passés sous sa propre ombre, il se sentait partir et il ne le voulait pas.
— Dégage ! hurla l’Hybride, de plus en plus propriété exclusive du capitaine.
La main qu’il contrôlait une poignée de minutes auparavant agrippa l’outil de torture, encore planté dans la joue et tira d’un coup sec. Maga se recroquevilla dans ce lambeau de peau. Il se sentait en position de faiblesse : n’était-ce pas lui, l’authentique Silas Segpaîs, qui venait d’hurler par l’intermédiaire d’une bouche qu’il était venu à considérer comme sienne ?
Je t’en supplie ! Laisse-moi avec toi. Toi et moi, on peut vivre pour toujours, nous… - / - NON ! - / - Mais comment ? Silas ? Tu ne comprends pas… Tu ne… C’est cette salope, elle t’aide !
Comme pour lui répondre, un rayon lumineux vint faire briller la chair à nu de Silas. Il tira plus fort et la peau se décolla totalement, Maga vacilla et disparut en même temps que les derniers restes de Flux. Il ne restait du capitaine qu’un corps agité de spasmes, caressé avec amour par le doux rayonnement stellaire. Les mauvaises années étaient finies pour Mégaïa, mais ne faisaient que commencer pour Silas Segpaîs.