— Une autre Hörnt !
Sans faillir, Hörnt Lant sorti sa meilleure bouteille de sous le comptoir. Suranis ne manquait pas d’argent ces derniers temps. Difficile de dire cependant si elle manquait de malheur. Son humeur était exécrable. Elle paraissait triste.
— Tiens, voilà pour toi. Mais tu devrais arrêter, tu flirtes avec le gramme.
Elle lui fit signe qu’elle s’en moquait éperdument et son attention fut happée par l’écran de télé. Un match se jouait, du hockey en salle – ça changeait du football en salle -, mais les armures ambulantes venaient de disparaître pour laisser place à une présentatrice, un rictus tenace sur le visage et les yeux vairons qui expliquaient à eux seuls pourquoi on avait tant souhaité remplacer l’ancien présentateur moribond. Elle parla et Suranis n’entendit rien.
— Tu pourrais monter le son ? demanda-t-elle.
— Tu as d’autres demandes particulières ?
Mais il était aussi curieux. Il ordonna, par une simple pensée, au volume d’être haussé d’un ton, ce que les haut-parleurs firent. Ils couvrirent tout juste le brouhaha des habitués du bar qui parlèrent plus fort, toisant Suranis.
Suranis se suspendit aux lèvres de la présentatrice qui s’agitaient sans discontinuer, tremblantes sous l’émotion :
— Citoyens, nous sommes au regret d’interrompre notre programmation habituelle pour ce flash. Nous venons d’apprendre qu’un attentant tragique a eu lieu aux alentours de 18h30 dans l’étage A.
— C’est quoi ce bordel ? coupa Hörnt et les habitués se turent.
— Selon les premiers éléments de l’enquête, un individu d’une cinquantaine d’années se serait présenté dans le très réputé restaurant Branthes. Le personnel l’aurait dans un premier temps refusé, celui-ci n’ayant pas de réservations. C’est alors que l’homme, faisant mime de sortir, aurait dégainé un pistolet semi-automatique et tiré une balle sur l’hôte d’accueil laissant tout juste le temps au second employé de se cacher en attendant la fin de la folie meurtrière.
Le flash d’informations se départit du visage de la présentatrice pour présenter des images du restaurant Branthes. Sa façade noircie derrière le cordon de sécurité ne trompait pas sur la suite des événements.
— Phill Anton, l’employé visé, est décédé avant d’avoir pu atteindre l’infirmerie sectorielle. Il n’était que la première victime de ce carnage. Ce jour-là, le Coordinateur Olden se trouvait également dans l’établissement avec ses collaborateurs. Il semblerait qu’il ait été la cible de cet attentat. Le suspect, selon les témoins présents, se serait rué sur le groupe une fois les portes franchies. Le conseiller Jarn Arsem a été touché à la poitrine et bien que les secours soient rapidement arrivés, le pronostic vital de ce dernier est sérieusement engagé.
La présentatrice se porta une main à l’oreille et grimaça :
— Le conseiller Arsem est mort trente-sept minutes après avoir été grièvement blessé, le communiqué vient de tomber. [silence alors qu’elle écoute la suite des événements] Le Coordinateur Olden présent à ses côtés n’a quant à lui qu’été légèrement blessé au bras et sa vie n’est pas en danger selon son cabinet.
Suranis se porta une main à la bouche, presque à dégoupiller les restes de son repas. Les attentats restaient rares dans la Cité, elle n’en avait pas connu d’autres que celui de 1048 après le Flux, il y a dix ans de cela. Elle décuva subitement, du moins en eut l’impression.
Hörnt se signa, elle l’ignorait croyant.
— L’assassin a rapidement été maîtrisé par les services de sécurité attachés au ministère.
On diffusa dans la foulée une série de photo d’hommes à la coupe régulière qui les estampillait comme pères de famille et flics. Les noms apparaissaient.
— Ces derniers ignoraient qu’il possédait des explosifs sur lui.
L’image changea une nouvelle fois pour présenter un cercle noir sur le sol. Beaucoup de rouge aussi qui s’étalait sur deux mètres de diamètre si ce n’étaient trois. Des restes indéchiffrables étaient camouflés par un algorithme. Parfois, ils paraissaient bien gris.
— Comment peuvent-ils montrer ça ?! hurla hystérique un des habitués.
— Comment ont-ils pu entrer sur la scène du crime ? se demanda Suranis à voix basse, mais elle le savait déjà : « Autorisation expresse du ministère ».
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Ce qui signifiait que l’enquête moins d’une heure après l’attentat était assez avancée pour que l’on en dévoile tant. Comme si on avait laissé l’homme agir ? Improbable, se dit Suranis.
— Bilan de l’assaut : huit morts. Les premiers éléments de l’enquête dressent le portrait de l’assaillant. Seth Karanth, ouvrier-assembleur de l’étage H proche des milieux anarchistes. Nous ignorons pour l’instant les motivations de son acte, mais l’enquête suit son cours. Nous devrions en apprendre davantage d’ici les prochaines heures.
La photographie qui fut diffusée renversa Suranis. Elle se tassa sur son tabouret devant la canule qui s’agitait en pensée devant elle. C’était son client et elle repensa à leur conversation : « Vous ne savez pas qui sont les responsables, mais vous avez bien une idée, non ? L’État. » Elle connaissait le mobile et aussi qui l’avait mené à cette extrémité. Elle blanchit ostensiblement.
— Notre honoré Premier Pilote Fulcräne devrait prendre la parole dans l’heure à venir…
— Éteins moi-ça, supplia Suranis. Et file moi un truc plus fort.
La demande de Suranis fut approuvée par l’ensemble des habitués. Ils étaient trop ivres pour accepter que l’horreur s’immisce dans leur soirée. Le patron, contre toute attente, refusa de servir un verre à Suranis et lui confisqua son verre. La bonne humeur qui l’habitait disparut subitement et il s’installa face à elle dans la douce musique d’ambiance qui venait de remplacer la voix monotone.
— Ça pue, commenta-t-il. Tu penses qu’ils vont faire quoi ?
— Continuer d’enquêter, mettre sur écoute la moitié de la Cité jusqu’à tenir la liste des personnes qui font l’amour et l’heure précise de leur orgasme… Qu’est-ce que j’en ai à foutre Hörnt ?!
— Calme-toi ! Je ne t’ai jamais viré de mon bar, même quand tu vomissais dans un coin, mais je pourrais être contraint de le faire.
« Et ça te rendrait service », s’ajouta-t-il pour lui-même. « Ceux qui tiennent encore debout pourraient dire que tu as paru avoir la mort aux trousses lorsque le flash est passé. »
Suranis se tut, sanglotant sous l’effet de la peur.
— Il va falloir que tu me rassures. Ne me dis pas que c’est ce connard qui t’a payé ?
— Merde… Je suis foutue. C’est bien lui Hörnt… Je veux dire, ce type.
— Mais c’est lui qui t’a payé ? renchérit Hörnt.
— Non, non… Un intermédiaire, mais ils peuvent remonter jusqu’à moi… Ils… Pourvu que ce gars n’existe pas.
— Tu lui as dit quoi ?
— Rien, absolument rien. Ce n’est pas moi qui lui ait donné un flingue et ce n’est pas moi qui lui ai recommandé de se disperser dans les assiettes d’un resto branché !
Certaines têtes se tournèrent vers eux. Ils n’avaient rien entendu de la conversation, seulement que la nana qui se noyait le gosier en solo venait de prendre une octave et de perdre vingt décibels dans la foulée.
— OK. Maintenant, tu vas respirer un bon goût et faire profil bas. Tu es capable de faire ça ? Je sais que ce n’est pas toi qui est responsable de cette tuerie, mais tu agis comme si tu l’avais déclenché. J’ignore ce que tu as pu lui dire, mais…
— Seth, murmura-t-elle. Je t’ai juste dit que j’avais un client dont le prénom était Seth comme ton père qui passait ici autrefois, enfoiré. Enfoiré !
— J’ai maintenant le nom complet, dit Hörnt. Allez Madame, partez avant que vous ne parliez davantage.
Pour faire bonne figure il se leva, empoigna d’une main Suranis par le poignet, une bouteille d’eau de l’autre et la força à faire de même. Elle le gifla, mais il ne réagit pas. Elle comprendra plus tard qu’il souhaitait donner à voir, et à raison, un patron lambda virant une cliente trop éméchée même selon ses standards. Hélas, elle n’eut jamais l’occasion de s’excuser pour la gifle et de le remercier pour ce qu’il venait de faire avec une violence inouïe, totalement feinte.
Elle fut jetée par la porte du bar, la bouteille atterrit à ses côtés et elle entendit Hörnt faire un commentaire à la salle : « Pas de coma éthylique chez moi. Le prochain qui demande autre chose que de la flotte alors qu’il tient à peine debout finira comme elle, c’est bien compris ? ». Elle se sentit humiliée, son poignet gonflait suite à la trop grande vigueur du patron pour la faire taire.
Elle se retrouvait seule, l’air démente et paranoïaque dans la grande rue. Que se passerait-il si on remontait la piste jusqu’à elle ? Elle n’ignorait pas sa responsabilité dans l’attentat. La cible n’était-elle pas une incarnation de l’État ? Particulièrement le Coordinateur Olden, déjà mis en cause dans plusieurs affaires de pédopornographies et de viols ayant tous donnés à des non-lieux (et des versements conséquents). Oh, si on venait à la confronter, elle en dirait bien assez pour être condamnée. Elle ne résisterait pas à leurs méthodes, surtout à celles de la FPCP.
Tu es juste entrain de vriller Suranis. Recentre-toi. Tu n’as rien fait de mal en enquêtant, tu n’as pas franchi la frontière de l’acceptable… Si Seth Karanth s’est imaginé des choses, ce n’est en rien de ta faute.
Et elle n’irait pas croupir dans une cellule pour une misérable enquête, pour sûr. Alors qu’est-ce qui l’angoissait tant ? L’idée qu’elle soit responsable des morts ? Non, ce n’était pas elle la tarée au pistolet. Devait-elle donc se rendre d’elle-même au poste le plus proche pour faire la lumière sur son rapport à Karanth ? Après tout, ils découvriraient bien avec ses capteurs incrustés dans la nuque qu’elle déraillait sec, pourquoi ne pas prendre les devants avant qu’ils s’en rendent compte ? La réponse lui vint, clairement, ils n’interrogeraient jamais ses relevés biométriques car bien d’autres indiqueraient des états mentaux délicats dans la foule citoyenne. De plus, elle ne gagnerait de cette révélation qu’une réputation ternie et l’assurance d’une carrière enterrée.
Oui, elle ne dirait rien. Son idée lui nuirait. Alors que lui restait-il à faire ? Se taire et rentrer sagement chez-elle comme si de rien n’était ? C’est le choix qu’elle fit, cogitant déraisonnablement en s’éloignant du bar. Elle traversa en hâte le quartier, gardant la tête basse et la sensation d’être trop exposée par les néons des vitrines. Il fallait qu’elle se cache et qu’elle se fasse oublier en attendant que tout se tasse. Dans le pire des cas, on pourrait l’utiliser comme un bouc-émissaire satisfaisant, mais dans le meilleur on trouverait bien quelqu’un d’autre. Seth Karanth devait bien avoir quelques contacts pour l’aider et peut-être même trouverait-on une raison politique à son acte ? Si ce n’était pas le cas…
Elle réfléchissait à tout cela, tentant de se rassurer avec son cœur qui battait la chamade sous l’effet combiné de la peur et de l’alcool. Elle se sentit nauséeuse en se repassant le fil de l’affaire, revit l’expression nauséeuse d’Herth à son retour du bordel et le regard d’acier de Seth Karanth en apprenant la nouvelle. Elle pensa à tous les endroits où elle pouvait se terrer, dans l’attente de jours plus calmes. Un ghetto ? Ils défonceraient la porte en tôle. Des amis, des parents ? Ils la trouveraient sans faillir. Il restait les étages inconnus, ceux hors-carte, mais elle n’y ferait pas long feu également. Et puis, à bien y penser, ne serait-ce pas une façon d’admettre qu’elle se sentait coupable pour l’attentat ? On se renseignerait volontiers à son sujet après avoir retracé son point départ et celui d’arrivé.
Puis, vint la solution alors qu’elle dépassait deux retraités qui discutaient. Leurs crânes chauves, deux boules lisses, renvoyaient la lumière d’une enseigne de guingois. Les secrets de l’invisibilité lui étaient inaccessibles, mais elle pouvait se terrer dans son appartement. L’obscurité serait pour elle un linceul et les murs en préfabriqués les parois d’un cercueil inviolable. On ne dérangeait pas les morts, or elle en avait déjà la pâleur. Elle resterait ainsi jusqu’à que tout se tasse…