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Chapitre 44

Suranis et Jinn empruntèrent un taxi. Il fonctionnait à peu près de la même manière que les taxis terrestres. On l’appelait, il arrivait et le pilote (totalement absent) demandait sa destination avec une voix monotone et déshumanisée de robot, ce qui était en soi une différence non négligeable avec les versions terriennes comme l’autorité lasse dans la voix du passager qui lui répondit.

— Jardins de Constantin, ordonna Jinn.

— L’adresse est enregistrée. Arrivée prévue dans vingt-sept minutes Monsieur. Souhaitez-vous que je désopacifie la cabine ?

Il s’apprêtait à répondre « Non », mais juste avant Suranis demanda « Oui ». Il se retourna vers elle en haussant les épaules. Les vitres étant, dans tous les cas, teintées il n’appartenait qu’à elle de voir ou de ne pas voir ce que la Surface avait de mieux à offrir. De son côté Jinn en avait fait le tour mais il n’avait pas oublié l’émerveillement qui avait été sien lorsque pour la première fois de sa vie il s’était retrouvé dans la même situation que Suranis Rhéon. Il était né dans les profondeurs lui aussi. Certes, bien plus proche des étoiles que ne l’était Suranis mais tout comme elle il n’avait jamais pu voir ce à quoi était censée ressembler la chose merveilleuse qu’on appelait nature. Ici elle était artificielle, mais la représentation parfaite de la nature n’en devenait-elle pas la nature elle-même ?

Ils traversèrent la ville à toute vitesse. La station des pods s’éloigna rapidement derrière eux, le policier retourné à l’ombre des bâtiments disparut et rapidement l’urbain laissa la place au péri-urbain. Les banlieues avec ces maisons carrées dont les toits plats protégeaient davantage l’intimité que de la pluie quand le danger le plus grand était celui des regards lancés des hautes tours de la ville. Ces maisons, loin d’être modestes, ne s’étendaient pas beaucoup et constituaient tout juste une transition douce avant la campagne. La vraie campagne à seulement dix minutes des tours. On s’approchait plus de la campagne hollandaise qu’autre chose, mais cela n’en demeurait pas moins stupéfiant pour qui n’avait jamais rien vu de tel. Là, où autrefois se trouvait simplement le crâne chauve de celle qui n’était pas encore devenue la Cité, avait été jeté un bien étrange terreau. Le mycélium emprisonné avait fait jaillir ces champignons vitrifiés qu’on appelait les Tours et qui, de leurs ombres (gigantesques !) venait soumettre la bruyère et les arbres si ramifiés qu’on aurait dit qu’ils marchaient sur la tête. Des moulins futiles de papier s’agitaient sous le vent timide qui ne dérangeait personne sinon les fourmis dans leur labyrinthe de terre. Une belle nature qu’était-ce, bien qu’une nature cultivée qui petit à petit s’émancipait, libérée des forces de l’Homme pour vivre tout ce qu’elle avait de plus sauvage en démontrant une nouvelle fois sa capacité à reprendre les choses en main. Il ne manquait à ce paysage qu’un cours d’eau puissant charriant la glaise sur des kilomètres pour que l’on ait l’impression de se retrouver sur la Terre première. Évidemment, cela ne serait jamais le cas car des cours d’eau il n’en existait pas. On pouvait se permettre de vivre à deux doigts de l’espace et d’entretenir une belle pelouse, même quelques lapins qui jaillissaient d’une souche pourrissante pour se jeter sous les roues du taxi, mais on ne gaspillerait jamais d’eau dans la Cité. Surface ou pas.

Suranis regarda Pertem, un peu perdue :

— Qu’est-ce que c’est… C’est beau.

— Ah ça… Je dois répondre que ce n’est rien de plus que les parcs que l’on retrouve plus bas ! railla Jinn. Je vous fais marcher, bien sûr. Moi aussi, lorsque je suis venu ici pour la première fois j’ai été surpris. Voyez-vous, lorsque le Flux n’existait pas encore on a ramené quelques tonnes de terre de la planète et recouvert tout le toit de la Cité. Il y a deux mètres de substrat en moyenne, parfois trois. Globalement, nous avons peu d’érosion sinon la terre piégée par les chaussures qui se retrouve à se balader dans le restant de la Cité. Le niveau est resté relativement inchangé depuis sa mise en place.

— C’est magnifique… Pourquoi avoir déployé tant d’effort ?

— C’était une autre époque Suranis. On avait tout ce qu’il fallait pour nous amuser aux parfaits chimistes bien qu’on maîtrisait encore très mal le sujet. Je ne sais pas si vous avez parcouru la littérature à ce sujet, mais disons qu’en deux ou trois ans on ne peut pas se former. Il nous fallait pourtant de la nourriture et vite. Alors on a ensemencé la Surface. Avant les tours il n’y avait que des champs. Ce n’était pas la panacée à nos problèmes de nourriture mais c’était suffisant pour tenir vingt ou trente ans de plus en piochant dans les dernières rations en complément. Mais maintenant, c’est du passé et nous devons vivre avec tout cela… Toutes ces choses qui sont sans doute moins précieuses que la nourriture et qui occupent désormais une part si importante dans notre existence surfacienne.

Il engloba d’un geste le monde alentours, insinuant que ce qu’il y avait en dessous importait tout autant. Presque autant. Il demeurait homme de Surface.

— Mais je parle du passé. Le monde a changé. Nous sommes désormais bloqués et isolés de la planète qu’on ne voit même pas à travers le Flux. Les champs et l’utopie sont finis, on doit tous jouer notre part pour que la Cité continue à vivre. Désormais Suranis, vous faites aussi partie des têtes pensantes. Pas les plus essentielles, mais elles font en sorte que tout ne s’effondre pas. C’est drôle quand on y pense… Votre ascension fulgurante simplement parce que nous nous posons des questions… Nous deux.

— Une tête pensante ? Mais certainement pas une active… Le seul point positif que je vois dans cette ascension fulgurante c’est que je vais échapper aux Bakers. Les barres Baker, l’apport protéiné pour une journée au service de la Cité, chantonna Suranis.

Jinn rigola ce qui le rajeunit d’une dizaine d’années. Il reprit rapidement une contenance acceptable :

— Les barres… Je me tape des barres, plaisanta-il. Vous verrez ce qu’on a comme barre par ici, on a une version plus luxueuse ici… Agrémentée de viande. Très peu évidemment, coupé avec des protéines végétales, on appelle ça un pain de viande.

— Je n’ai étrangement pas si hâte d’y goûter, répondit pensivement Suranis et elle le pensait en regardant les cercles d’un aigle pistant sa proie. Et je ne suis pas là pour ça… Je ne recherche que la vérité… Que gagnerais-je de plus lorsque je l’aurais obtenu ?

— Nous verrons, marmonna Jinn en actionnant un petit appareil qu’il tenait à la main. Un brouilleur, s’excusa-t-il. Si nous sommes espionnés, tout cela appartient désormais au passé. Mais je crois que la vérité c’est déjà beaucoup et j’attends à ce vous fourriez votre nez dans les sales affaires du Conseil – s’il est impliqué. Vous n’êtes pas vraiment là pour ce qui sera écrit sur votre contrat d’embauche.

— Je suis bien consciente que ces affaires d’assistante, ce n’est que du pipeau, dit Suranis. La vérité. Je ne réclame que ça… Et peut-être une vengeance.

Jinn s’esclaffa bruyamment. Suranis le rejoignit. Reprenant contrôle d’elle-même, elle se remit à fixer ce qui se trouvait de l’autre côté de la vitre. Le paysage défilait. Trop de mauve à perte de vue, tant de place inusitée qui améliorerait la vie de tous. Tout était là, accessible, et il suffisait de si peu.

Son nouveau patron la contempla avec une esquisse de sourire malheureuse :

— Je doute que nous pourrions obtenir vengeance si nous ne délirons pas simplement et purement. Tout cela devra attendre pour que nous en discutions davantage… Je ne veux pas me démasquer en brouillant tous les micros de ce taxi pendant un laps de temps trop long. Vous comprenez ?

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— Compris, dit sobrement Suranis.

La conversation s’arrêta ici pour le reste du voyage car Jinn interrompit son brouilleur. Ils ne pouvaient rester hors-ligne trop longtemps sous peine d’être soupçonné. Le taxi venait de pénétrer dans un nouveau monde aux maisons isolées et aux potagers prodigieux dans lesquels trimaient d’étrange humains basanés par l’étoile. Pour eux le jardinage n’était qu’un loisir, sans doute pensaient-ils être un peu comme ceux d’en bas à faire leur part du labeur en dévorant le soir les patates qui avaient pris tous ces mois à pousser contre un peu d’eau. L’opulence des champs était de retour. Finalement, c’était ça la richesse : la terre. Ils étaient retournés à un état médiéval, des seigneurs-paysans ignorant tout de la souffrance des artisans qui œuvraient dans les profondeurs.

Ce nouveau paysage disparut bien vite à la vitesse folle du taxi car au loin une muraille de verre se dessinait déjà. Une forteresse contemporaine qui ceignait cette infime parcelle de la Cité comme une couronne trop petite que peu de gens se partageaient. Il s’agissait sans conteste des Jardins de Constantin, l’un des Joyaux de la Couronne. La paroi de verre grossissait. Ils s’étaient assez approchés pour voir qu’elle n’était pas plane mais composée de losanges imbriqués et que ses bords fuyaient vers l’horizon. Une lueur douce brisa l’éclat terne de plomb de la façade alors que le soleil venait de commencer sa descente de l’autre côté de la planète. Le halo rouge d’une des lunes lui répondit en écho. Lorsque le soleil passa finalement derrière les Jardins, ses rayons s’étiraient en des ficelles presque noires comme un filet à la dérive. Une chose étonnante quand on savait qu’aucun chalutier n’avait jamais vogué sur le Flux en pêchant tous les poissons volants et toxiques qui en surgiraient.

La voiture accéléra encore sa course vers le bâtiment. Elle ne devait pas dépasser les cent-soixante km/h, mais c’était bien assez pour que les environs donnent l’impression d’être l’œuvre d’un impressionniste.

Et maintenant, où allons-nous Pertem ? Le requin de plomb qui se dessine face à moi va ouvrir sa gueule béante et me dévorer. Ce serait mieux pour tout le monde. Que mon oubli soit éternel, mes rêveries ne manqueront à personne et surtout pas à moi. Pertem ne répondit pas à cette question muette, il était bien incapable de l’entendre, mais la paroi de verre apporta la réponse. Alors que la voiture ne se trouvait plus qu’à un kilomètre elle s’ouvrit sur quarante mètres de haut et sur une quinzaine de large. Elle avait été ouverte depuis le début. Simplement les appareils fixés aux poutres d’acier qui soutenaient ce point de passage proposaient de voir autre chose : un miroir renvoyant la Cité et cachant ce qui se passait derrière les murs. Et ce qui se passait là valait bien le nom des Jardins de Constantin.

Ce que Suranis avait pris pour un grand bâtiment n’était en réalité qu’une façade, une carcasse d’acier dont les chairs n’existaient pas et ne l’avaient jamais fait. Une cinquantaine de mètres les séparait du cœur des Jardins après le tunnel. De l’autre côté, une grande route de béton lisse et sans tâche, bordée de néons bleus, traversait une forêt si dense que la lumière naturelle ne parvenait qu’à grande peine à atteindre les parois blanches attenantes des bâtiments qui s’illuminaient de l’intérieur avec une douceur presque éthérée. Dans ce décor de forêt enchantée, ils descendirent du taxi qui reparti au dépôt et un vent frais balaya les cheveux roux de Suranis. La ligne de flamme dans le sous-bois alerta un moineau craintif qui s’envola en piaillant. Un animal… Dans un monde d’humains.

— Il n’y a personne, remarqua Suranis en jetant un coup d’œil aux chemins déserts après être sortie du véhicule qui repartait.

— Oh si, ils sont tous dans les bureaux à cette heure. Ne me demandez pas ce qu’ils y font, je n’en sais rien… Mes ouailles sont des feignasses.

— Nous n’en avons pas discuté, mais désormais que le robot à oreilles électroniques est parti, nous le pouvons j’imagine… Vous allez m’aider ? Je veux dire… Je peux enquêter, je peux vous aider, mais j’ai aussi besoin d’aide. Je sais que je vous en demande beaucoup mais regardez mon état.

Jinn la détailla.

— Oh oui, on va vous engraisser, vous loger et on ne vous aidera pas plus que cela. Cela me paraît être une bien maigre compensation pour ce que je vais faire de vous… Et il y a autre chose. Vous n’allez pas faire qu’enquêter.

— Comment ça ? l’interrogea Suranis.

— Voyez-vous, Suranis, nous sommes ici dans mon service. Service dont je suis plus ou moins le roi, c’est grisant n’est-ce pas ? La brise fraîche de la forêt ! L’ombre agréable lorsque l’astre stellaire nous agresse et nous force à fermer nos grands yeux hébétés… Un vrai coin de paradis… Parfois, lorsque je me réveille et que j’ouvre ma fenêtre sur ce monde, je me demande comment il m’est possible d’aider les autres de cette tour d’ivoire qu’est mienne. Et je le fais pourtant, autant que je le peux mais je manque de mains. Pour tout avouer, nous ne sommes pas le Ministère le mieux lotis… Nous faisons ce que l’on peut. Vous me servirez officiellement sur ce point. Autant que possible et à côté de votre officieuse enquête. Cela couvrira les « services » que je vous rendrais.

— Au moins, vous n’essayez pas de me faire croire que vous auriez proposé à une fille qui vous aurait accosté dans la rue un emploi et un logement pour fuir un petit-ami tortionnaire, par simple bonté…

— Tortionnaire ? s’illumina Pertem qui n’avait pas la moindre idée du fait que le terme n’avait pas été choisi comme hyperbole. Non, voyons… Ça n’a jamais été mon idée. Vous m’aiderez à accomplir certaines tâches comme nombre de mes autres collaborateurs et ces tâches vous permettront de fureter à droite et à gauche. Si je ne vous permettais que de chercher, je ne retirerais qu’une maigre part de cet échange et vous la plus grosse. Cela me paraît n’être qu’équitable, ne trouvez-vous pas ?

— J’imagine… J’espère…

— Vous aurez le temps de mener à bien votre enquête, je vous l’assure. Les petits travaux d’à-côté ne feront que parfaire votre couverture et ce ne sera que l’affaire de quelques mois avant que l’excellente inspectrice qui sommeille en vous fasse des éclats.

Il ne s’était pas contenté de ne pas l’oublier après leur rencontre. Il s’était renseigné. Lui avait-elle parler de sa carrière passée ? Non. Mais elle ne le reprit pas à ce sujet.

— Je serais donc une sorte d’assistante… C’est une excellente couverture, mais je pense que j’aurais pu aussi agir autrement, loin de la Surface. En toute franchise, Jinn ? hasarda-t-elle ce à quoi il répondit par un hochement de tête. Vous ne m’avez pas proposé ce poste simplement pour que je puisse mener tranquillement notre enquête et que je puisse emmerder des salauds pour vous. Je me trompe ?

— Mmmpf, répondit Pertem. Peut-être pas que ça en effet…

Il prit une expression vexée et se mit la main sur le cœur. Pas littéralement, sinon il n’aurait jamais eu la force de s’asseoir sur le banc public si usé qu’on voyait la trace fusionnée de toutes les fesses qui s’y étaient assises. Suranis de son côté avait l’air un peu bête. La chose lui était sortie seule, comme si Jinn eut été incapable de lui renvoyer la balle et de la renvoyer chez elle. D’une certaine façon, elle n’était toujours pas contre l’idée de faire marche arrière et de retourner dans le squat, mais d’un autre côté… D’un autre côté elle savait que le P.E.R.T.E.M. brillant en rouge dans son esprit était incapable de faire cela.

— Il y a peut-être autre chose. Comme si je voulais sauver mon âme immortelle en vous aidant à sortir de ce bas monde de merde ? Si vous n’aviez pas eu l’air aussi abattue, je me serais dit que vous étiez simplement aussi folle que je le suis et j’aurais continué mon enquête tout seul, sans vous. Mais voilà, vous vous êtes présentée et je me suis dit que s’il m’était possible de le faire j’aimerais aider des gens en dehors de ce que me permet la législation. J’ai conscience que ce que je fais est voué à disparaître, mais tant que ça existe c’est utile. Je ne peux plus me lancer dans de grandes aventures comme à l’époque car je suis las et je sens que mes idéaux ne seront jamais atteints. Je ne suis même pas certain qu’ils existent encore. J’ai peut-être cessé de rêver aux grands projets et j’essaie de me rattraper avec des individus… Alors non, en effet Suranis. Je ne vous ai pas proposé ce beau monde simplement parce que deux cerveaux valent mieux qu’un et ça je ne peux pas le nier.

— Désolée, s’excusa Suranis. Je ne voulais pas…

— Je veux peut-être vous sauver. Votre détresse m’a heurté… Et en toute franchise, je ne sais pas si vous mènerez à bien votre mission, mais je sais que j’aurai fait une bonne action… Au moins une dans ma vie.

— Je…

— Laissons-tomber tout cela Suranis. Ce n’est que moi et mes vieux démons, mon côté chevaleresque au rabais j’imagine ? Ou la mort qui s’approche à petits pas ? Qu’est-ce que j’en sais ? Contentons-nous plutôt du sujet qui nous accapare… Du moins, occupons-nous en dès demain.

Et ce sujet attendrait le lendemain car la lumière décroissait dans les Jardins de Constantin. Les éclairages dans les rares bureaux encore éteints s’allumèrent et par transparence, ce qui avait semblé n’être que des parois blanches s’illuminèrent franchement comme des lampions de papier.

Jinn posa sa main sur son épaule et ils marchèrent ensemble sur les chemins qui commençaient à être fréquentés par les éléments les moins assidus des Jardins. Le Royaume qui s’étendait face à eux avait un goût doux-amer.