L’Ourak se détachait encore sur l’horizon, ombre noire sur fond vert, mais d’ici une heure il disparaîtrait derrière les poussières rouges qui remonteraient le versant nord, pour retomber avec une lenteur féérique au sud. Le capitaine savait que le temps était compté et qu’il ne pourrait obtenir une nuit convenable pour sa compagnie épuisée qu’à l’abri des vétustes murailles qui délimitaient l’enceinte du mam’lak. Ils n’étaient pas les seuls voyageurs à avoir eu l’idée de prendre refuge ici contre une poignée de perles. Une cinquantaine de tentes avaient été montées, la plupart en peaux mal tannées bien que certaines soient de tissus. Il y avait aussi quelques têtes de bétail et des animaux de bâts, rassemblés dans un coin et tâchant de trouver le sommeil. Un âne n’y parvenait pas, il se trémoussait et battait de la queue pour chasser les mouches qui elles aussi sentaient que le temps tournait au vinaigre.
— Partant pour une dernière nuit Silas ? demanda Cosmo derrière lui alors qu’il remontait la file.
— Oui-da. C’est bien notre veine.
Ils n’avaient pas les moyens de se l’offrir, mais s’ils campaient véritablement dehors, sous la pluie fine et rouge en dehors des murailles, la compagnie cèderait. Silas n’aimait pas le sentiment qui l’envahissait. La fin du Pùrgos approchait, ici dans ce champ puant la merde, envahi par les nomades – musc animal – et les marchands – relents d’urine camouflés derrière le parfum. Ils dilapideraient les dernières économies de la compagnie pour une nuit abritée, et ensuite ? Bien, le mam’lak d’Altük serait une chouette sépulture pour la plus vieille compagnie de l’Empire. Silas Segpaîs ne s’étonnait pas d’être le capitaine qui devait la mener à son glas. Il n’avait jamais eu l’étoffe nécessaire pour que tout roule, non, loin de là. Il était trop gentil, trop stupide, éternel fardeau dont ses parents s’étaient débarrassés quand il n’avait que douze ans et qui par un heureux hasard était parvenu à monter les échelons. De mule, il devint à quatorze ans apprenti, vingt ans plus tard il prenait les rênes. Une ascension digne de louanges, de mémoire de la compagnie, mais qui ne définissait en rien sa capacité à diriger. Un putain d’escroc, voilà ce que tu es Silas. Oui, pour sûr.
Cosmo le dépassa pour venir chevaucher légèrement devant lui. Le capitaine le dévisagea avec une telle lassitude que lui-même se sentit vieux, très vieux. Il ne savait plus trop s’ils étaient de vieux potes ou de nouveaux ennemis. Il ne maîtrisait plus rien. Un sentiment détestable.
— D’ailleurs… C’était tes premiers mots depuis que nous avons quitté la ville et voilà que tu viens franchement me rejoindre. Que veux-tu au juste ? Une dispute journalière ça me suffit. Je suis éclaté. Crevé.
— Je n’ai pas envie de me battre Silas, vraiment pas.
— Oui, oui… Tu me dis ça jusqu’à ce que tu me plantes.
— Je ne planterais personne et surtout pas toi. Nous approchons de l’auberge. On devrait prévenir les gars, que nous ne nous pointerons pas en groupe à l’intérieur cela ne servirait à rien sinon les effrayer.
Silas songea que ce n’était pas l’unique raison. Cosmo redoutait que les têtes brulées qui les accompagnaient se laissent tenter par un massacre, aux petits oignons, pour délester de gras marchands de bourses remplies à ras bord.
Ouais mon copain, ton groupe va exploser. Écoute donc le camarade Cosmo. Il est peut-être moche comme un pou, mais il n’est pas de mauvais conseil.
— Je ne peux qu’approuver cette idée. Attendez ici, nous irons seuls ! lança-t-il à l’adresse de la compagnie.
Un homme cracha par terre, sauta par terre et leva ses deux mains au ciel dans une mimique entre la prière et la moquerie. Il lui lança :
— Va donc n’yukt ! Avec ma bénédiction.
Silas dévisagea ses guerriers. En première ligne se trouvait Brogan, un mercenaire au rictus mauvais. Huit ans qu’ils combattaient ensemble, flanc contre flanc, et le voilà qu’il le traitait de n’yukt. Le capitaine oublia soudainement toutes ces fois de camaraderie guerrière et hésita à tirer son épée au clair, histoire de l’ouvrir du cul à la gueule, trajet direct et sans arrêts. Au moins, aurait-il une raison véritable de raconter de la merde. Il se contenta cependant de lui sourire avec une sympathie si évidemment fausse qu’il sentit le mercenaire défaillir et entendit distinctement sa glotte qui claqua d’effroi.
— Tu as dit ? demanda-t-il en souriant toujours, à pleines dents. Je vieillis, j’ai dû mal entendre.
— Ce que tu as entendu, répliqua Brogan. Très certainement.
— Je vois. Si tu le dis, c’est que cela doit être vrai. Laissons, viens donc avec moi Cosmo pendant que les hommes commencent à monter le camp.
Ils se détournèrent du reste de la compagnie. Alors qu’ils s’approchaient tous deux de la porte dévorée par les termites, l’insulte leur revint en écho distant. Silas conduisait ses hommes comme un véritable n’yukt, dites-moi batelier, n’est-ce pas une cascade que je vois à deux pas de nous ? Qui sait ? Il n’était pas d’humeur à réfléchir à cette question, surtout quand l’insulte semblait trop vraie pour être facilement oubliée. Il menait son groupe déraisonnablement, peut-être pas au point de les perdre dans le grand dehors, mais assez pour qu’il se sente malade.
Le capitaine et son second ouvrirent la porte à la volée et entrèrent dans l’auberge. Elle empestait le voyageur épuisé – mais bien heureux d’être à l’intérieur - qui dormait tête-bêche avec son prochain sur des tapis aux motifs géométriques suintant des reliquats de soirées plus festives. Des tâches de graisse habillaient les murs, cruellement révélées par l’unique lampe de la pièce et rapidement le capitaine pu en venir à l’origine du crime. Un aubergiste taciturne, aux doigts courts d’enfant obèse, maniait avec une dextérité surprenante un long couteau qui ressemblait, à s’y méprendre, à un cimeterre raccourci. Il taillait de larges tranches de mouton, sélectionnées dans une broche noire cuite de la veille. Des mouches voletaient autour, des dizaines d’œufs mouchetaient la viande et malgré cela, les deux mercenaires épuisés ne purent résister à l’appel de la faim.
— Aubergiste, dit Silas, pleinement ignoré.
L’aubergiste s’en fichait, trop occupé à s’affairer sur sa broche. Les morceaux de gras brillants produisaient un bruit de succion lorsque la lame les rencontrait. Silas et Cosmo crevaient la dalle. L’aubergiste haussa un sourcil à leur destination.
— Ghalam, voyageurs, dit-il avec un très fort accent ourakien.
Tout en les accueillant, il jeta une tranche de viande – enrichie aux œufs, bientôt larves - dans un bol rempli de blé et y ajouta une très généreuse poignée d’oignons émincés. Les coutumes culinaires du piémont rendaient acceptables cette fraîcheur toute relative.
— Vous avez faim ? demanda-t-il en faisant glisser le bol jusqu’à son client, un marchand maigre d’une quarantaine d’années qui en paraissait dix de plus avec sa peau grêlée par la maladie des sables.
— Grande faim, mais j’ignore si nous pouvons nous offrir un bol. Nous cherchons surtout le gîte.
— Ah… Une chambre, vous êtes jhapu-jhapu ?
— Non, pas jhapu, répondit Silas. Frères, pas amants.
— Oui, oui… Da ! Peu importe ce que vous êtes, j’ai rien contre les jhapu. Tous les mercenaires sont des jhapu, à force de ne pas voir le cul d’une femme on bouffe ce qu’on peut…
— Bien, vous avez raison. Jhapu-jhapu, toute la nuit, c’est ce que nous allons faire si cela vous convient, s’impatienta le capitaine.
— Parfait, répondit l’aubergiste en souriant, il lui manquait une incisive. Combien de chambres ?
« Une seule, si c’est pour baiser toute la nuit » allait rétorquer le capitaine, puis il se souvint de son attirail. Lui, portait une épée courte et large et Cosmo une masse de bronze. Évidemment, les gens de son espèce se déplaçaient en meute.
— Nous ne voulons pas de chambre. On a neuf tentes à monter dehors, à l’abri des murailles et de la tempête. Quel est votre prix ?
— Ah, le prix. Oui, toujours ce qui revient. Une perle pour deux tentes, pas donné, pas cher pour autant.
— Je ne suis qu’un homme de l’acier, pas un mathématicien, mais vous aurez une demie perle en trop si mes calculs sont bons. On ne peut pas s’arranger pour la dernière tente ?
— Un geste vous voulez ? De la viande ? Ce n’est pas cher, pas donné, pas cher.
— Ouais, j’ai compris. C’est bon… Des prix standards dans un bled standard.
« Et qui empeste la charogne, mais ça c’est peut-être ta sale gueule » ajouta-t-il en cadutellien. Il sortit de sa bourse cinq perles qu’il disposa sur le comptoir. L’aubergiste les saisit de ses doigts graisseux et les examina sous toutes les coutures avec désapprobation.
— Grosse merde ! Perles mauvaises… La taille n’est pas bonne ! Vous essayez de… Comment dites-vous ? M’enculer ? Merde, merde, la merde du vieux Ch’nak vaut plus que ça pour sûr !
— Le vieux Ch’nak peut s’enfoncer ses étrons jusqu’au gosier ! s’énerva Silas. Cette taille est habituelle dans le Royaume, nous sommes en terres royales donc vous prenez !
En apparence, le capitaine venait de finir sa phrase. En substance, un non-dit important s’était immiscé là et l’aubergiste le saisit, malgré ses faiblesses. Les mercenaires ne se tireraient pas s’il les refusait. Ils mettraient à sac son établissement, s’installeraient pour la nuit et ne laisserait de lui qu’un tapis de peau. C’est cette image qui le traversa lorsqu’il vit que le plus jeune des deux tapotait sa masse avec deux doigts, frénétiquement.
— Bien, bien ! Nous sommes amis ! Deux perles de plus et c’est bon pour moi. Oui, oui pour sûr !
— Si c’est comme ça…
Silas rapprocha la main de la garde de son épée. Il l’imagina dans une trajectoire oblique et les ennuis qui suivraient. Au dernier moment, il dévia sa main pour venir fouiller sa bourse. Il ne lui restait plus de perles, pas même le moindre foutu éclat, rien qu’une vingtaine d’élys. Ils étaient dans une merde monstrueuse. Il sortit les pièces avec le gros nez du bon vieux Roinorikos Ier, le connard qui les empêchait de franchir la frontière, et les disposa sur le comptoir. Sans même les examiner, l’aubergiste les repoussa.
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— Toujours eu la verrue sur le nez ? La dernière fois que j’en ai vu, il avait un nez convenable. Oui, oui c’est même sûr. Désolé, je ne prends pas ça, mais je ne vais pas chipoter. Cinq de vos perles et demain, plouf, les mercenaires disparus.
— Grand merci.
— Installez-vous, faites comme si vos mères vous avaient pondus ici.
Les perles disparurent derrière le comptoir. Le capitaine songea que c’était peut-être la dernière fois qu’il en verrait et qu’il passerait aux élys, comme tout le monde à la capitale. Après tout, il trouverait bien quelque chose à faire là-bas, non ? Un poste de maître d’armes, voilà qui lui conviendrait.
L’aubergiste se retira dans l’arrière-salle destinée à son repos, toujours une oreille aux aguets au cas où un client potentiel rappliquerait. Une main se posa sur l’épaule de Silas, c’était Cosmo. La colère sourde qui l’habitait venait de laisser place à une lassitude immense.
— J’ai bien failli lui fracasser le crâne. Je vais prévenir les gars que c’est réglé.
Le capitaine acquiesça et son second sortit prévenir les mercenaires qui avaient déjà commencé à décharger les bêtes, éreintés par la marche forcée.
Silas aussi était épuisé. Il titilla l’amulette qu’il portait sous sa chemise, par pure superstition. Les six pics finis par trois sphères, autant de prises pour que le cruel Maga se saisisse de sa bien-aimée, le rassurèrent malgré tout. Au fond, il savait que de ce gri-gri, incarnant la soumission à l’entité rendant leur univers si inhospitalier, ne pouvait rien lui apportait de bon. Les humains avaient tendance à aimer des dieux malfaisants et, intrigué par cette idée, le capitaine déambula dans son palais mental. Il s’imagina se rapprochant d’Hydra, emprisonnée dans les filets du félon Maga et qui, malgré tout, parvenait à leur offrir une partie de son sourire. Pourquoi adorer l’agresseur et non la donatrice torturée ? Parce que les plus forts l’emportent toujours, peu importe leur obédience morale. Voilà tout.
Ayant fait le tour des questions théologiques, il se recentra sur le cas très personnel de Silas Segpaîs, le capitaine en fin de carrière. Non, en fin de vie. Qui veut sa peau ? Tout le monde, mais qui l’aurait ? Ce chien de Brogan avec sa pioche, très certainement. Comment exactement ? Oh, il l’avait déjà vu faire… Il lui planterait le fer entre deux côtes et clac ! Pas certain que le médecin de la compagnie lui donne longtemps à vivre avec des côtes perpendiculaires à son putain de thorax et le palpitant à l’air libre. Il espéra que sa mort ne serait pas douloureuse, aussi horrible soit-elle…
Mais non couillon, tu ne vas pas te faire zigouiller. T’es leur grand marabout, ils te haïssent autant qu’ils t’adorent. Ils ne te toucheraient pas avec un bâton. Tu vas juste crever fauché, dans un caniveau. Voilà tout. Oui-da !
Une toux polie interrompit ses déambulations dépressives. Le marchand grêlé venait de reposer sa cuillère en bois dans l’assiette. Il n’avait pas touché à grand-chose finalement.
— Fulk ! De la viande et une bière pour le copain ! gueula-t-il à l’attention de l’aubergiste qui ressortit de sa tanière, en grommelant.
Silas l’observa, mi-amusé, mi-blasé.
— Je ne vous sucerai pas pour ce cadeau mon ami, mais merci.
— J’aurais offert deux bols si je m’attendais à ce que vous me fassiez une pipe. Mais enchanté de vous servir. Dites-moi plutôt, vous semblez être dans un sacré pétrin et je m’y connais dans le domaine.
— Oh, quelque chose de cet acabit. Silas Segpaîs, capitaine de la compagnie du Pùrgos, répondit le vieux mercenaire en tendant une main que le marchand serra.
— Gildas Portos, convoyeur. Ou voyageur. Je ne sais pas vraiment… Disons que je transporte des perles d’un endroit où elles valent kopeck pour un autre où je peux me remplir les fouilles.
— Ah ? fit Silas, soudainement intéressé. Besoin d’une escorte, par le plus grand des hasards ?
— Non, non ! Pas la peine copain.
Pour montrer qu’il se moquait d’une telle escorte, il souleva un pan de sa robe pour dévoiler son torse. Une croix tatouée sur sa poitrine scintillait d’une aura verdâtre. Les lettres S.N., en encre noire, encadrait le tout.
— Sanctes Nalth, approuva le capitaine. Cela fait longtemps que je n’en ai pas croisé un… Qu’est-ce qu’on dit déjà ? Un siècle de malheur à celui qui en touche un ?
— C’est l’idée. Les histoires qui circulent sont véritables et connues de tous, je peux transporter à peu près n’importe quoi dans tout le Royaume sans que l’on daigne m’attaquer. Vous imaginez bien que le faire sans payer d’escorte, ça rapporte. Mon problème, c’est plutôt de l’autre côté de la frontière… Ils se foutent pas mal de notre caste. Ils sont insensibles paraît-il.
Silas éclata de rire. Il se souvint d’une fois où il avait décoché son pied dans les couilles de sa sainteté la noirceur et de la vive douleur qui l’accapara. Depuis ce jour, il était stérile. Non pas qu’il l’eut vérifié, mais il n’en doutait pas. Le voyageur supposait trop de choses pour qu’il soit véritablement ce qu’il prétendait être. Du moins, il était peu probable que ça soit le cas, mais on ne s’attaquait pas à un nalth, même supposément menteur, dans le doute qu’il le soit réellement. Il y avait un élément qui allait à l’encontre de ses dires. La maladie des sables qui l’affectait était commune dans la région, mais le capitaine imagina qu’il pouvait s’agir d’autre chose… Une différence de taille entre ce Gildas Portos et le nalth authentique qu’il avait déjà rencontré existait sur son tatouage. Les deux n’avaient pas la même couleur, pas tout à fait, et le premier n’était pas tombé malade à cause de l’incrustation de poussières de perles noires sur son buste.
Maladie des sables… Je me suis bourré. T’es juste un petit escroc, hein ? C’est tout récent, deux ou trois ans, non ? Tu as oublié de suivre toutes les étapes… Encore deux ou trois ans à vivre, désolé mais il ne suffit pas de s’écorcher à vif pour s’en débarrasser.
— Il paraît qu’ils sont insensibles… Mais j’ai déjà entendu parlé d’un nalth placé sur un palan et écorché vif… Le barbare coupable de ces atrocités n’aurait rien eu, mais serait mort dans de mystérieuses conditions le lendemain. Alors, la vraie question est de savoir s’ils résistent vraiment ou s’ils souffrent à retardement. Qu’est-ce que j’en sais…
— Vous connaissez beaucoup de choses, remarqua Gildas admiratif.
— Oui-da, mais non. Je ne suis qu’un pauvre mercenaire itinérant, je suis déjà allé de l’autre côté de la frontière. Les Manieurs de feu sont de chouettes maboules. Ils mangent la poussière dès leur tendre enfance et même si deux sur dix survivent, ils s’en moquent.
— Dure réalité. Notre caste a été créée pour les combattre… Et pourtant…
— C’est un Ordre, pas une caste, et il utilise les mêmes arts que leurs ennemis, rectifia Silas et le voyageur parut s’en vexer.
Il faut que tu t’apprennes à mieux te cacher. Mauvais pronom, ton nouveau copain est persuadé de faire partie de cet Ordre de dégénérés.
— Ordre ou caste… Ne jouez pas sur les mots ! Je porte trace dans mon corps de mon appartenance à ce groupe. Vous pensez que je mens ? C’est ça, hein ? J’ai le tatouage, mais peut-être voudriez-vous vérifier par vous-même ? demanda le nalth sur la défensive. Allez, frapper moi !
Perdu mon pote, ça ne s’appelle pas un tatouage mais une marque. Mais tu ne le sais pas, je sais déceler un mythomane quand j’en vois un.
— Non, je ne prétends pas que vous mentez, mentit le capitaine. Personne n’oserait tenter le sort en s’opposant à un nalth, trop de risque de se faire raccourcir en tentant de lui refaire une coupe.
Gilas Portos, nalth ou pas, s’étira, visiblement satisfait. Un coup de poing dans le foie aurait vite apporté la certitude à Silas qu’il mentait, mais cela ne lui aurait servi à rien. Il existait des contrées où on décapitait ceux qui se prétendaient de la Croix noire en promettant la liberté à leur bourreau, eux-mêmes condamnés à mort, s’ils survivaient. Si le nalth était un imposteur, joie et prospérité sur la famille du bourreau, s’il disait vrai… Rien à craindre, un sort absolument scellé ou un très potentiellement, voilà qui ne faisait pas une grande différence.
L’aubergiste vint interrompre leur dispute avortée. Il avait fini de préparer le bol commandé par Gildas et l’envoya à Silas. Il se retira aussitôt.
— Encore merci pour la viande et désolé si je vous ai vexé, dit ce dernier en portant la première cuillérée à sa bouche.
— Pas de souci… Mais, dites-moi, vous pourriez vous l’offrir vous-même ce plat si vous en aviez les moyens. Vous avez besoin d’une mission, n’est-ce pas ?
— La compagnie est venue au Nord dans ce but oui.
— Sauf que personne ne voudra de vous. La Légion régule les conflits de ce côté de la montagne.
— Je l’ai bien compris.
— Je pourrais vous aider… commença Gildas en jetant un œil inquiet vers la loge de l’aubergiste qui demeurait résolument silencieuse.
— J’écoute.
— Vous savez que de l’autre côté règne le chaos ? Cela ne durera pas, la Légion est d’une redoutable efficacité dans ces affaires. La plupart des colons ont abandonné temporairement leurs établissements pour se réfugier dans les villes-frontalières encore sous contrôle. L’un d’entre eux se nomme Hal Yëpes, pas un mauvais bougre… Loin de là, c’est l’une des principales fortunes de la région.
— Merci pour le nom, je me dirigerais vers lui si la frontière rouvre.
Gildas le regarda stupéfait. Silas leva une main patiente et la secoua doucement.
— Du calme l’ami ! Je plaisantais… Expliquez-moi plutôt pourquoi vous évoquez ce Yëpes.
— D’accord. Bon, dans ce cas ce que je dirais devra rester confidentiel, je compte sur votre discrétion.
— Cela va de soi.
— Hal possède un entrepôt dans lequel il entasse sa fortune, l’équivalent local des perles pour un Ourakien. Il déborde de sel importé tout droit des marais salants de Cadutello.
— Ah, la maison… murmura Silas.
— Pardon ? fit Gildas, feignant un maigre intérêt qu’il remisa vite.
— Oubliez.
— Bref, le fait est que je pourrais tout simplement transporter du sel pour l’échanger contre des perles bien moins encombrantes. Figurez-vous que le cours actuel s’approche des vingt perles au kilo de sel.
— C’est tout à fait colossal, s’exclama le capitaine.
— Pas étonnant quand on considère sa rareté dans le désert. Sans lui comment conserver la viande ? Comment palier aux carences en sodium ? C’est une vieille tradition commerciale que celle-ci. Le problème, c’est que ce voyage est long.
— Oui, oui… Maintenant, allons au but voulez-vous ? Je crains deviner ce que vous me demandez.
Le capitaine ferma les yeux et reposa sa cuillère. Gildas tressaillit, gloussa niaisement et se cala un peu plus sur son tabouret. Silas enchaîna :
— Imaginons un instant, pure hypothèse, que le pauvre Yëpes revienne au bercail et que les hommes gardant sa fortune soient tous morts. Oh, on accusera volontiers les locaux. Après tout, n’est-ce pas eux qui ravagent la région ? Le sel aurait disparu… Mais vous et moi saurions où il serait parti. La compagnie vous suivra avec des mules et vous escortera jusqu’au centre du monde, juste sous l’Araignée céleste. Okarn, c’est ça ? L’Oasis dans le désert.
— Je m’occuperais alors de vendre le sel et vous repartirais surchargés de perles … Riches. J’ai des contacts susceptibles d’acheter tout ce que je leur apporterais à Okarn.
Silas tendit une main pour sceller l’affaire. Le nalth voyou tenta de la serrer, mais le capitaine la retira au dernier instant. Ils étaient dos au mur, mais toujours pas prêts à devenir criminels. L’idée de dépouiller un citoyen, somme toute honnête, l’écœurait autant que cet escroc qui se mourait sans le savoir.
— Peu pour nous. Nous ne tuons pas, nous combattons c’est différent… La compagnie ne s’en prendra pas à des civils.
Il se leva, commençant à s’éloigner de Gildas. Ce dernier lui sourit, sa peau étirée à en craquer. Le pus envahit une crevasse sur son visage et ruissela le long de sa joue. Il l’essuya en gardant son expression béate. Silas en éprouva le plus vif des dégoûts. Il se retourna une dernière fois vers lui, le contempla avec pitié et pensa que c’était dommage, qu’ils auraient pu faire affaire mais qu’ils n’étaient pas des tueurs. Le capitaine préférait se faire tuer dans le couvert de la nuit, simplement égorgé dans son sommeil avec de la chance, que de s’abaisser à cette extrémité.
L’homme malade, à la croix poisseuse et méphitique, tenta une dernière fois :
— Je lis en vous… Vous pensez que je suis mourant, vous pensez que je mens. Vous pensez que je ne suis qu’une ordure qui se pare de la tenue plus noble d’un nalth, mais peu importe. Peut-être est-ce que tout cela est vrai. Peut-être aussi que de nous deux vous serez le premier à mourir, affamé alors que vous pourriez obtenir plusieurs dizaines de milliers de perles avec une facilité déconcertante.
Silas s’arrêta. Le temps se suspendit. Des dizaines de milliers… Une fortune pour la compagnie. Une seule perle qu’ils briseraient pourraient les éclairer pendant des journées entières, avec le reste… Ils pourraient bien s’offrir un lopin de terre, tous et s’installer en bons vétérans qu’ils étaient.
Cette projection émerveilla le capitaine, mais ne le fit pas rire. Il s’avança vers Gildas, d’un pas volontaire. Arrivé à sa hauteur, il planta ses yeux dans les siens. Ils étaient jaunes, purulents et malades eux aussi.
— Vous êtes un monstre, vous savez ça ? dit-il calmement.
Mais il ne pouvait pas simplement refuser de s’associer à lui. Pas ainsi. Pour une fois, il espéra faire le bon choix pour la compagnie. La simple pensée d’abandonner ses hommes si loin de chez eux lui parut être la pire qu’il ait eut depuis le temps qu’il les dirigeait.
Le capitaine et le voyageur discutèrent longuement cette nuit-là. Les détails s’échafaudèrent et les réticences s’éteignirent : ce n’étaient pas des civils, mais des mercenaires qui gardaient l’entrepôt ce qui, d’un point de vue éthique était infiniment meilleur.