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Chapitre 22

— On est enfin arrivés ? demanda Melter.

Hellas, plus habile qu’il ne l’était lui-même avec ces gadgets trafiqués, sortit sa tablette et examina la carte. Il haussa les épaules avec un sourire :

— Si j’en crois les dernières plaquettes croisées, nous sommes bien arrivés, répondit Hellas.

D’après les indications données par sa carte cependant. Tous les conduits se ressemblaient et rien ne laissait entendre que leur point d’arrivée se soit situé face à eux. Hellas soupira en rangeant sa tablette.

— Il faudra que tu me dises comment tu fais pour te déplacer si vite. Deux putains d’heures qu’on se trimballe dans ces conduits avec le matos sur le dos… Je suis en compote, admit-il. Comment tu fais pour paraître en si bonne forme malgré tes vieux os ? J’ai même pas entendu un seul grincement.

Melter dévoila ses dents, plus un ricanement qu’un sourire. De la lumière de la frontale d’Hellas, son ombre prenait des allures de renard jusqu’à sa posture tassée. Ils se traînaient dans un conduit de quatre-vingt centimètres de large sur un mètre vint de hauteur. Subitement, celui-ci s'élargit pour passer à un généreux mètre cinquante en toute direction.

« Attends » balbutia Hellas en profitant de l’espace pour faire une pause, s'asseyant avec précautions. Malgré elles, l’aluminium vibra. Il porta un index à sa bouche, l’air contrit, puis quand les vibrations cessèrent désigna une grille d’aération. Son installation avait été bâclée, les mauvaises soudures suggéraient qu’elle n’était pas d’origine. C’était un bon point, le renouvellement de l’air dans la Cité n’était devenu une priorité que lorsqu’elle commença à vraiment exister.

— Je dois t’avouer que je suis bien content d’avoir un peu de place pour étendre mes jambes, dit Hellas. Puis... Regarde. T’as vu la grille ? Je pourrais jurer sur qui tu veux que notre prince est de l’autre côté.

* Ah, et il nous attend avec une bouteille de champagne pour trinquer à son éternité ? le taquina Melter.

* Tu lui demanderas.

* Plus tard, là j'aimerais juste pouvoir rester dans ces conduits froids, voir l'horizon qui marque la fin de ma liberté. Tant que ma misérable caboche la conçoit et tient bon...

Hellas n'était pas au courant. « Il te reste cinq ans à vivre Melter, désolée de te l’apprendre comme ça… La tumeur est maîtrisable, pour l’instant, mais elle va continuer de s’étendre… Tes capacités cognitives vont diminuer, puis tu t’éteindras. C’est ainsi » lui avait-on appris cinq ans auparavant. Il survivait bien qu’évoluant dans un flou constant. Il commençait à oublier des choses et, le plus souvent, qu’il mourait bientôt. Mais là, tout de suite, il s’en souvenait et grimaça. Ouais, c’était tenace, mais à son âge il pouvait mourir n’importe quand, tumeur ou pas.

— Ta tête peut tenir une année de plus d’après Sera. Tu es solide Melt et puis, tu es toujours capable de philosopher à ce que je vois… Mais par pitié, épargne-moi cette conne de liberté, elle s'arrête de l'autre côté de la grille… marmonna celui qui l’accompagnait en frottant ses coudes rougis par une activité qu’il n’avait plus pratiqué depuis ses deux ans et les prémices de son déplacement bipède.

— Nous apportons l’enfer l'ami… dit Melter en marquant une pause. Bref, on peut se bouger ? Il paraît que Nils s’est mise à faire de la bière avec sa récolte de champignons. Ne me demande pas comment, mais j’ai une foutue envie d’y goûter… Bien fraîche de préférence.

— Moi aussi, mais nous l’aurons bien tiède la connaissant.

Ils rirent, aussi fort qu’ils osèrent le faire malgré la certitude que personne ne se trouvait dans le coin. Une bière était une idée agréable, voire deux… Histoire d’oublier qu’ils auraient gazé une dizaine de personnes pour les besoins de la cause et que l’un des deux disparaîtrait sous peu (ou pas, le premier pronostic de Sera avait été foireux après tout).

— J’imagine que tu as raison… dit Melter lorsqu’il se reprit enfin. Bien, comme tu l’as si bien dit bougeons-nous. Ton temps n’est pas compté, mais le mien…

Melter laissa sa phrase en suspens et sortit de sa trousse à outils un petit tournevis. Il commença à desserrer les vis qui maintenaient la grille branlante. Elle avait été mal posée, mais les vis solidement enfoncées lui défoncèrent les mains. Ses paumes écorchées, il maudit le nom de ces ouvriers persuadés que bien serrer les choses était un besoin aux limites du sacré. Vis ou autres…

Bien que difficile à retirer, il parvint finalement à en venir à bout sous le regard médusé de Hellas qui avait ruminé, par deux fois, l’envie de se fumer une clope en attendant que le boulot soit fini.

— Bon, tu m’aides à retirer la grille ou tu préfères rester là à rêvasser ? T’es peut-être myope et moi à moitié taré, mais on a en commun d’avoir des bras fonctionnels.

Avec sa myopie avancée, il aurait été bien incapable du travail de précision (et de force) effectué par Melter, mais pouvait très bien tirer comme une brute sur la grille d’aération. Après tout, n’était-ce pas lui qui s’était trimballé la bonbonne d’un jaune criard sur le dos ? Son envie de nicotine s’effaça alors qu’il se rapprocha de la grille et commença à tirer dessus par à-coups. Il ne pouvait décemment pas fumer alors qu’il préparait l’asphyxie des occupants d’un bloc cellulaire… Une question de respect, bien qu’au fond il tentait de se persuader qu’il rendrait un grand service aux pauvres hères enfermés dans cette prison pourrie. Oui… Il tentait de s’en persuader et s’il en avait discuté avec Melter ce dernier lui aurait rétorqué qu’ils ne feraient rien d’autre que faire monter l’écume aux lèvres d’innocents… Ah, et qu’il ne faudrait pas oublier les yeux révulsés. Personne ne pouvait souhaiter partir ainsi.

Une idée similaire traversa l’esprit de Melter avant que la grille ne tombe vers l’intérieur, un moignon rouillé de vis encore fiché dans un coin. Il sauta le premier dans la chambre ouverte et dans laquelle ronronnait l’unité d’enrichissement en air de la prison. Il s’agissait d’un modèle classique, balisé de cyan et de rouge, qu’on pouvait retrouver partout dans la Cité. Avec l’augmentation de la population citadine, ces horreurs à bonbonnes avaient été le moyen bricolé à la va-vite pour alimenter la Cité en oxygène. L’atmosphère n’offrait à cette attitude qu’un taux d’O² avoisinant les 4%, tout juste suffisant pour survivre plus de deux bouffées en se ramassant le long des hublots brisés. Les 16% manquants étaient pourvus par ces poumons géants, eux-mêmes alimentés par les insatiables planctons – le Grand Pilote bénisse les protéines végétales des barres Bakers qui résultent de leurs morts – et une savante électrolyse de l’eau captée dans l’espace proche – et que celui qui a fait le Grand Pilote soit reconnu pour avoir glissé où il le pouvait cette belle molécule qu’est l’O² !

Hellas s’esclaffa à la vue de l’unité d’enrichissement :

— Les poumons de la Cité ! s’écria-t-il dans la lumière bleue qui illuminait la chambre absolument vide en dehors du ronronnant appareil. Ils sont ridicules, ils me font penser à des cyborgs câblés… Ou était-ce des mutants ?

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Il rit derechef. Son compagnon ne comprit pas la référence et le dévisagea avec désapprobation, mais lui aussi avait besoin de ce rire nerveux. Peut-être plus encore.

— On s’en branle de ce à quoi ils ressemblent, mais par pitié… Pas si fort ! Je suis aussi content que toi de pouvoir étendre mon dos de vieillard, mais les murs ont peut-être des oreilles.

— Foutaises ! Tant qu’on ne crie pas, tout devrait bien se passer. On peut se marrer autant que l’on veut… Après tout, on a le droit.

Oui, ils en avaient le droit. L’acte final de leur sordide journée s’approchait et ils seraient bientôt au sommet de leur carrière terroriste… Mais jamais, dans des circonstances normales, ils ne se seraient attaqués à des innocents et peut-être, même si la certitude n’était pas absolue, à un crevard. Hélas, les circonstances étaient extraordinaires et ils s’apprêtaient à entrer dans le cercle restreint des salauds explosifs auquel faisait déjà partie Seth Karanth… Avec une différence notable : leurs photographies n’apparaîtront pas aux côtés des cadavres floutés et les « dommages collatéraux » ne seraient pas des familles qui dînaient tranquillement la table à côté.

Un point de ressemblance cependant existait. Personne n’expliquerait pourquoi les prisonniers devaient mourir. Le SAGI ne revendiquerait même pas l’acte, ils pourraient bien détailler leurs objectifs, la corruption du système et les perspectives d’un monde meilleur – pas pour tous, mais pour l’essentiel – et tout cela ne servirait à rien. On ne diffuserait jamais leur message et les médias se contenteraient de parler de la douzaine de morts, dont le suspect du Branthes qui aura au moins le mérite de faire pousser un soupir de soulagement aux partisans de la peine capitale. Bien entendu, ils ne préciseront jamais que parmi les victimes se trouvait un ripou qu’on avait décidé d’envoyer ici plutôt que de l’exposer et que ce voyou en uniforme passait sa misérable existence à tâter de la matraque télescopique.

Melter pensa à tout cela, pensa à cette ordure – hypothétique, juste histoire de penser que « au moins il y avait… » - et une euphorie légère s’empara de lui. Lui aussi céda au rire. Son cœur battait à vive allure et il supposa, avec effroi, qu’il devait s’agir d’excitation. Hellas lui posa une main sur l’épaule et il revint à la réalité, à ces affreux salopards en uniforme qui ne l’étaient devenus que par un concours de circonstance, fabriqués à la chaîne et interchangeables, puis à Herth Phue et à la mission.

— Tu vas bien ? demanda Hellas.

— Je… Comment dire ? Je pense que je suis excité. Je ne comprends pas… dit Melter en se grattant le menton ce qui indiquait chez lui une grande gêne.

— Oui, je vois ce que tu veux dire. Je me dégoûterais aussi si je ne savais pas d’où ça venait. Je me sens très léger, le cerveau en ébullition, mais ce n’est pas de l’excitation. Tiens, mate un peu ta montre et tu verras pourquoi nous nous sentons ainsi.

Melter regarda la montre digitale à son poignet. En plus de l’heure, elle affichait des données immédiates sur l’environnement. Elles n’étaient pas utiles pour un habitant lambda mais essentielle pour les techniciens amenés à se déplacer dans des zones où l’insuffisance en oxygène comme la surcharge en monoxyde de carbone pouvaient s’avérer dangereux.

La montre indiquait une concentration à 27% d’oxygène, de quoi alimenter un brasier ou, avec le temps, produire des humains de trois mètres de haut qui développeraient des crocs et des comportements de piafs trifouillant le sol.

— 27% ! Bordel, s’exclama Melter en réinitialisant sa montre mais le nombre ne bougea pas. Tu penses que ça explique la rouille ?

— Il y a bien assez d’oxygène dans l’air pour que toute la Cité rouille, mais je me serais attendu à quelque chose de plus « chaotique » vu les chiffres, fit Hellas. Les matériaux doivent être de bien meilleure qualité que je ne l’escomptais. Bref, je crois que ce chiffre explique « l’euphorie ». Il doit y avoir quelques pertes dans le système, mais rien d’alarmant. Tu sais… Un tuyau percé ou une bonbonne dévissée.

Il prit une pause, sortit son paquet de clopes et envisagea de s’en griller une, une nouvelle fois. Le paquet resta en suspens dans sa main. Risquait-on l’explosion à une telle concentration ? Il maîtrisait mal le sujet et rangea le paquet par précaution avant de secouer sa tête :

— Waouh, ça ne va pas… Bien, si tu veux bien, Chef, et tant que nous sommes shootés à l’oxygène, dépêche-toi de brancher cette bonbonne. Cet endroit me fout les jetons…

Le Chef grimaça avant de lui tirer la langue. Il était vieux, un peu, avec sa cinquantaine bien tassée – dans laquelle il mourait – et en dépit de son âge détestait être appelé ainsi. Chef de rien du tout, voilà ce qu’il était. Bientôt macchabé, pour sûr. Il se dirigea vers les bonbonnes en place et dévissa le tuyau de l’une d’entre elle avant de la retirer. Un pssst se fit entendre et le taux d’oxygène grimpa lentement jusqu’à 30% alors que la bouteille se vidait dans un coin. Elle était d’un rouge vif, son code couleur CPK, qui était aussi, et d’une manière saugrenue, celui du danger. Pourtant, le véritable danger était ailleurs dans la pièce et d’un jaune biologique.

Il s’empara de la bonbonne que le jeune transportait et la fixa avec une attitude dégoûtée. Une fois ouverte le duo reviendrait au SAGI, on ne jetterait pas l’opprobre sur eux (ils s’étaient résignés à la tâche, nécessaire mais écœurante), mais on les dorloterait pour tenter d’apaiser leurs consciences écorchées. Pourtant, il n’y aurait plus rien à faire, ceux restés sur place ne partageraient jamais avec eux la puanteur du meurtre. Jamais n’apprendraient-ils, aussi, ce que ça fait d’ouvrir les vannes.

Melter se retourna avec un sourire presque sardonique, et très certainement triste, vers Hellas :

— Et bordel… Nous y voilà mon grand... Toute ce voyage pour quelle foutue raison ? Assassiner des inconnus pour sauver notre petit cul et penser que nous le faisons pour la cause. Parce que nous avons une meilleure solution que les autres alors que merde, elle n’est pas parfaite. Elle est juste différente et, je crois, meilleure pour le plus grand nombre. J’ose croire qu’il existe un meilleur monde, ailleurs, et que nous y aurons notre place.

— Il n’existe pas de meilleur monde, commenta un Hellas livide, l’idée qu’il puisse en exister un l’effleura et il regretta aussitôt d’avoir exprimé ses doutes à l’homme mourant. Je veux dire, je ne pense pas… Peut-être. Ce que je sais c’est qu’il existe un monde qu’on peut améliorer et un autre dans cette bonbonne… Un terrible monde que voilà, totalement inconnu au bataillon et qu’on va leur offrir… Ouvre les vannes, ça leur rendra service.

— Quel service ? Ils vont crever Hell…

« Et moi aussi bordel ! » allait-il dire, mais le bruit sec d’un rat grimpeur vint l’interrompre. Il chuta d’une bonbonne, retomba ahuri sur sa queue et dévisagea les deux hommes avant de s’enfouir à bâtons rompus. Tic, tac, tic, tac… Ses pas précipités sonnaient comme les aiguilles malicieuses d’une horloge. Celle du cancéreux, celles des prisonniers et celle du jeune encore un peu piégé dans son délire d’éternité. Les deux hommes se dévisagèrent, puis regardèrent la bonbonne jaune qui venait d’être rattachée à l’unité d’enrichissement. Elle contenait du gaz sarin, la seule liberté accessible à tous dans la Cité : la mort. Ça c’était quelque chose que tout le monde pouvait obtenir avec une facilité déconcertante et avant qu’ils n’atterrissent en orbite autour de cette planète, c’était même un désir. Ils avaient quitté une Terre promise à l’éternité biotechnologique pour que la monotonie ne s’installe jamais. « La fin imposée par l’annihilation sensorielle créer les possibles », du moins, c’est ce que pensaient les colons – morts depuis des générations -, aspirants à retourner à la Matière. Maintenant leur descendance entrevoyait plutôt la fin de la route comme celle de l’Oubli. L’Oubli… Ou la libération par la Chimie des esprits gangrénés par la pensée unique de la Cité ? Les aspirants assassins s’accrochèrent à cette idée, essayant de ne pas penser à ce que ressentiraient leurs victimes alors qu’elles suffoqueraient. Après tout, aucun des cobayes du gaz sarin n’avait témoigné de sa souffrance… Aucun non plus n’en était ressorti en levant les deux pouces, un sourire radieux sur le visage pour dire « OK ! Méga chouette les gars, je suis partant pour un autre petit tour ! ».

Melter sur un signe d’approbation d’Hellas se noua un torchon mouillé autour de la bouche et du nez afin d’éviter de vomir. Avec plus de moyens, ils se seraient emparés de masques à gaz, mais cela resterait superflu car ils seraient déjà à l’autre bout du colon métallique, déféqués comme des merdes assassines, lorsque la concentration en gaz serait devenue dangereuse dans les locaux de l’unité d’enrichissement qui pulvériserait l’essentiel des gaz vers la prison sectorielle.

Une fois prêts, l’aîné posa une main sur la vanne et Hellas, naturellement, vint poser la sienne sur la première parcheminée. L’infinie tristesse dans leur regard précéda leur acte final. La vanne tourna sans difficulté. Des remords distants s’approchèrent d’eux à grande vitesse alors que, bien conscients de leur sécurité, ils songeaient que rien ne pouvait leur arriver à eux, les héros pleins d’abnégation.

Ils versèrent une larme, ensevelis sous cette chape de certitude selon laquelle ils survivraient. C’était une larme de douleur. Ils se mirent à saliver, leurs yeux s’exorbitèrent grotesquement alors que le gaz qu’ils prévoyaient d’envoyer dans les cellules revenait des conduits censés les repousser au loin. Ils comprirent trop tard les raisons qui poussaient la concentration d’oxygène aux frontières du 30%. Pas de fuite mais des conduits bouchés pour transformer le circuit ouvert en fermé et pour qu’assez de gaz revienne dans la chambre d’enrichissement pour tuer un régiment de chevaux dans la fleur de l’âge. La réponse à la question qu’il se posait ne se fit pas attendre : c’était douloureux. Melter répondit à une autre question : il lui restait quinze secondes à vivre.

Deux heures plus tard la FPCP découvrirait les corps dans le ronronnement méprisant de la machine. L’un d’entre eux aurait le goulot rouge vif d’une bonbonne d’oxygène enfoncé jusqu’à la glotte, mais même ça n’aurait pas suffi à le sauver. Ils n’avaient sauvé personne et gagné un linceul en cours de route. Et peut-être une visite dans le Flux.