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Chapitre 34

Le travail n’attendait pas et Jinn Pertem de même. Il reposa consciencieusement sa tasse de café vide. Le directeur à la sauvette le regarda avec une haine tout juste contenue :

— Merci infiniment pour ce café mais je dois désormais partir. Je demanderais à mes équipes d’envoyer un récapitulatif de ce qui vous attend à vous et à Felthan, dit-il en déchirant son visage d’un sourire crispé.

Une victoire. Jinn avait adoré voir l’homme se décomposer avec le reclassement qui se profilait devant lui. L’horreur avait laissé place à la consternation face aux indemnités qu’il devrait verser à l’ouvrier blessé.

Lorsqu’il quitta le bureau il crut entendre des sanglots étouffés. Le directeur allait sans doute appeler son supérieur qui l’enverrait paître. Gern Fulcräne n’était pas du genre à tergiverser avec la justice, surtout depuis qu’en plus d’être un entrepreneur talentueux il était aussi haut-commissaire à la FPCP. Il lui confirmerait, qu’en effet, il ne remettrait pas les pieds dans ses locaux et prendrait la direction d’une nouvelle succursale le lendemain… En J. « Je vous assure, c’est un parachute doré que je vous offre ! Un nouvel emploi et une petite enveloppe pour vous aider. Des questions ? » demanderait Fulcräne et Helmüt Ellian dirait que non, le remercierait et raccrocherait.

Jinn Pertem venait de ruiner la vie bien établie d’un salaud pour protéger celle d’un ouvrier. Il ne regrettait rien. On lui avait laissé les pleins pouvoirs – à lui et son ministère – et il ne se déplaçait jamais pour une autre raison que celle d’annoncer au malheureux élu qu’il avait dépassé les bornes. Les litiges au sein des entreprises étaient montés en flèche depuis son ascension – on pouvait améliorer les choses ! – avant de retomber. Un grand succès qui, même s’il n’améliorait pas concrètement les conditions de travail, permettait d’éviter les excès : Jinn-to le Protecteur !

Ce fut donc la mine réjouie qu’il sortit sur la grande avenue patinée à force d’être arpentée par des semelles métalliques. Il leva les yeux au ciel, surpris de voir qu’il y en avait un et non un faux plafond. Le secteur se trouvait dans une caverne naturelle qui avoisinait les deux-cent mètres de haut et donnant l’impression d’être dans une véritable ville piégée sous un dôme de roche. Cela lui donnait la nausée, jamais n’avait-il connu de sarcophage aussi grand.

Il retira sa veste et la porta sur l’épaule. Malgré cela les auréoles de sueur qui s’épanchaient sous ses aisselles ne cessèrent pas leur développement. Il avait été surpris en découvrant que personne ne semblait incommodé par la chaleur qui régnait dans le bâtiment des eaux, mais en avait vite compris la raison : l’habitude. Tout le secteur autour de la société était occupé par de monstrueux refroidisseurs captant une partie des liquides surchauffés des moteurs pour transférer la chaleur résiduelle vers le réseau de distribution. Jinn n’osait même pas imaginer quelles différences pouvaient exister entre prendre une douche ici et dans un volcan.

Accablé par la chaleur, il ne vit pas arriver sur lui la canette alors qu’il accélérait le pas pour se rendre à la station des pods. Elle le frappa au flanc. Un jeune homme perdu picolait dans un coin et lui lança le sourire le plus dédaigneux qui soit.

— Attention ! s’écria Jinn.

— Pardon, elle m’a échappé des mains monsieur, répondit sarcastiquement l’ivrogne.

Jinn hésita à lui faire bouffer sa cannette, puis se souvenant du grotesque de la situation (lui un haut-fonctionnaire emmerdé par un petit con) décida de continuer sa marche. Une nouvelle tâche se trouvait sur sa chemise, elle puait la bière à défaut de sueur.

Lui aussi a besoin d’aide. Une bonne cure et un emploi, voilà tout ce qu’il lui faut.

Perdu dans ses pensées – la valeur travail, voilà qui aurait fait ricaner de mépris Nate Killian -, il ne remarqua pas la femme qui débarqua, deux rues plus haut. Suranis venait d’arriver par le tapis le plus proche, propulsée à une quinzaine de kilomètres par heure. Elle s’inséra sur les tapis à vitesse dégressive à la station qui l’intéressait et chancela dans sa précipitation. Sans doute avait-elle un air un peu dément avec son chignon formel à moitié défait et son tailleur mal ajusté et mal porté. « Clac » entendit-elle, une cannette venait d’atterrir sur un homme chauve. À une dizaine de mètres en contrebas, elle vit Jinn Pertem qui s’enfuyait à toute vitesse après une très brève altercation. Elle tenta de l’interpeller, il leva la tête, fronça les sourcils et décida de continuer son chemin : impassible.

— Oh putain, tu vas m’attendre, cracha-t-elle à bout de souffle en se jetant sur les escaliers.

Dans sa course à Pertem, elle bouscula un couple qui remontait vers la station. Elle ne les remarqua pas, même après être entrée en collision avec eux. Eux non plus, ils flânaient en s’échangeant des mots tendres et des rires niais. Ils la réprimandèrent, absolument, parce que Monsieur venait de laisser tomber le sac en carton contenant sa nouvelle chemise, mais Suranis n’avait ni le temps de se confondre en excuses ni l’envie. La femme lança un « salope » qu’elle saisit à la volée, s’en moquant tout autant que Perth et le reste de l’univers à ce moment précis. La seule chose qui l’obnubilait, c’était ce Jinn Pertem qui se pressait pour retrouver le confort douillet de son appartement surfacien.

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Les marches s’enchaînèrent pour elle, sans jamais réduire le rythme. Le souffle court, son chignon ayant définitivement passé l’arme à gauche, elle enchaînait les coups d’œil inquiets vers l’homme chauve qui s’approchait dangereusement de la station des pods. Elle descendit encore un étage pour la voir retroussant sa manche, paré à présenter sa puce de paiement à la borne écarlate.

— Attendez ! hurla-t-elle.

Jinn la regarda, décida qu’elle ne s’adressait pas à lui et continua sa commande. Elle déferla sur lui, sautant les dernières marches, et le rejoignit peu avant que le pod ne s’arrête à sa station dans un grincement imperceptible. La porte s’ouvrit, Jinn se prépara à monter dedans mais elle l’agrippa par l’épaule. Il se crispa, un rictus pincé sur les lèvres et le poing qui le démangeait. On l’emmerdait un peu trop souvent dans ce secteur à son goût :

— Bordel de merde jeune fille ! Lâchez-moi !

Une folle, fut sa première pensée, elle va me poignarder. Puis il la vit telle qu’elle était. C’était la même folle qu’il avait vu à peu près deux heures auparavant avec son gros thermos de café. Elle l’avait intrigué sans qu’il mette le doigt sur la raison de ce fait. Il ouvrit la bouche, interloqué :

— Vous étiez dans le bureau d’Ellian ! s’exclama-t-il avec perplexité. Suranis Rhéon ?

Il connaissait son prénom. Suranis Rhéon n’était peut-être pas si dérangée tout compte fait. Elle ne se répétait pas inlassablement les mêmes noms sans raison… Vu que cette boule de billard, aux deux billes brillantes, s’était renseigné à son propos ou bien… Qu’il la connaissait vraiment, voilà tout.

— Vous me connaissez ? demanda-t-elle, pleine d’espoir alors que les passants s’arrêtaient pour regarder ce duo improbable, restant trop loin pour les entendre et échangeant des commentaires déplacés. C’est ça ?

— J’ai demandé à Ellian votre prénom par pure curiosité. Que me voulez-vous ?

« Le départ est imminent, veuillez monter à bord. Toute absence de passager dans la nacelle impliquera le paiement du prix d’un trajet intersectoriel » dit la nacelle qui attendait. Elle possédait une voix nasillarde, personne ne s’était donné la peine d’enregistrer autre chose qu’une synthèse vocale et personne ne s’en préoccupa alors qu’elle répétait sa demande.

— Je vais être en retard, dit Jinn.

— Je paierais le trajet s’il le faut. Juste, dites-moi, pourquoi avez-vous demander mon nom ? enchaîna Suranis en tâchant d’oublier la voix informatique, trop forte. Je suis une femme sans importance.

C’est certainement le cas, mais vous m’êtes familière, allait dire Jinn mais il se retint tant l’idée était improbable. Il n’avait jamais vu cette fille et n’aurait jamais pu la voir. Ils appartenaient à deux castes différentes et pourtant la question l’avait tracassé comme si un personnage récurrent de ses rêves s’était présenté à lui, en chair et en os.

— Je n’en sais fichtrement rien ! La curiosité certainement, se défendit-il en se dégageant de la main qui lui tenait l’épaule. Maintenant, si vous le permettez, j’ai une nacelle à prendre et je tâcherais de tout oublier en rentrant au Ministère. Estimez-vous chanceuse que je ne vous intente pas un procès pour assaut sur représentant du Conseil.

Il fit un mouvement dangereux en posant ses mains sur les barres d’aide de la nacelle. Elle tenta le tout pour le coup, peu importe à ce qu’elle ait l’air folle en public. L’asile serait peut-être un meilleur endroit que l’appartement qu’elle partageait avec Perth.

— Vous ne partirez pas ! s’écria-t-elle. Six ans ! C’est depuis six ans que j’ai l’impression d’évoluer dans un décor peint par un gamin d’à peine trois. Rien ne fait sens depuis le SAGI, vous y étiez et puis, merde, je crois que je vous connais !

Elle s’était jetée à genoux, suppliante sinon misérable. Jinn écarquilla ses yeux au point où on eut l’impression qu’ils allaient se faire la malle. Toute la moitié inférieure de son visage trembla compulsivement. Il se souvint des nuits fiévreuses suivant sa rémission. Jamais n’avait-il pensé qu’il pouvait virer, avec tout le soutien psychologique qu’il avait reçu après le SAGI cela lui paraissait même impossible. Jinn se persuadait que toute pensée « peu réaliste » qu’il pouvait ressentir autour de ce qui s’était passé n’étaient que la résultante d’un choc émotionnel. Mais voilà… Une pensée le frappa, celle qu’il parla d’une certaine Suranis à l’équipe médicale. Oui, il en était presque certain, son nom avait émergé dans la lumière pure des scialytiques. Ça n’avait aucun sens.

— Vous êtes folle, lui dit-il calmement avant de l’aider à se remettre debout. Mais peut-être que je le suis moi-même. Si ça vous tient tant, on peut en discuter autour d’un café. Maintenant, mais pas ici.

— Merci, murmura Suranis.

— Excuse-moi Suranis, je ne m’attendais vraiment pas à te croiser ici, s’exclama Jinn assez fort pour qu’on l’entende. C’est toujours un plaisir de te revoir.

Les badauds qui s’étaient attroupés s’écartèrent soudainement désintéressés. Personne ne sembla avoir reconnu Jinn Pertem, certainement sauvé par sa veste retournée qui n’arborait pas, sur cette face, le logo du Conseil. Aux yeux de tous, ils n’étaient que deux vieilles connaissances. Peut-être pour eux aussi, cela leur donna le tournis.