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Chapitre 5

La capsule rutilante qui attendait Suranis semblait tout droit sortie des réserves d’un musée. Elle n’en avait jamais vu en si parfait état, mais elle savait qu’ils en existaient de telles. Elles circulaient dans les artères de la Cité, bien avant qu’elle ne devienne une habitation permanente, et devaient à l’origine servir aux équipes éveillées pour veiller à la maintenance du vaisseau-arche. Maintenant, tout le monde empruntait ces capsules propulsées par d’imposants électroaimants pour voyager au sein de la Cité. Du moins, ceux qui étaient assez pressés pour être prêts à dépenser de précieux körptes plutôt que d’utiliser les tapis roulants qui menaient aux mêmes endroits en heures plutôt qu'en minutes.

En temps normal Suranis aurait pris les tapis et échangeurs pour se rendre à destination, mais elle n’avait pas de temps à perdre. Elle monta donc dans la capsule et après trente-sept minutes de trajet fut arrêtée par l’arrivée massive d’air comprimé du système de freinage. Une pince vint saisir la capsule pour l’encastrer dans un dock libre du secteur AE-487, étage H, et le compte de sa passagère, un peu sonnée par le voyage, se débita de douze körptes. Elle en sortit et marcha sous les lumières rouges et sur les lambeaux d’affiches parsemant le sol. Ce n’était pas si désagréable, découvrit-elle, il y avait quelque chose d’exutoire à tituber dans la crasse.

Lorsqu’elle fut totalement revenue à elle, elle chercha du regard les habituelles publicités et distributeurs automatiques qui gangrénaient la Cité supérieure, bien heureuse qu’ils soient absents ici. Après tout, les cols blancs qui circulaient plus hauts se trouvaient remplacés par des ouvriers en tenues de travail bleues, plus ou moins grisées par la graisse, et qui profitaient de leur repos hebdomadaire pour aller flâner dans le parc voisin de la station des pods. Suranis l’imaginait sans problème : ses arbres ne seraient que des squelettes d’acier rongés par la rouille et affublés d’un polymère imitation écorce de mauvaise facture. Elle était elle-même habituée à une telle vision de l’arbre, bien qu’une fois elle en vu un vrai dans l’étage C : un bouleau aussi gris que l’astéroïde dans lequel était creusée la Cité.

Elle se dirigea vers le parc, s’attendant à découvrir un parc vétuste sans fausse pelouse ni fausse verrière donnant à voir un faux ciel. Elle se trompait sur ce dernier point : les écrans au plafond fonctionnaient presque tous et visiblement la saison à l’honneur était l’hiver. Cela ne suffisait cependant pas pour dissiper l’étouffante chaleur du secteur. Peut-être pouvait-on accuser, pour ce point, les ouvertures percées dans la paroi qui offraient à voir l’étendue verte-bleue du Flux et qui emmagasinaient une chaleur extrême ? Les sondes prétendaient que le Flux était à 47°C aujourd’hui. Ou bien était-ce simplement la faute aux moteurs qui ronronnaient dans la zone industrielle plus loin ? Suranis se questionna à ce propos, mais bien vite son regard fut happé par l’un des hublots. Entre ce dernier et un panneau publicitaire vantant les mérites d’un ordinateur, épuisé depuis soixante ans, se tenait un homme blond, l’air rêveur et plongé dans la contemplation du Flux. Il portait un béret noir et devait avoir la petite vingtaine. Suranis sourit à sa chance, il correspondait à la description, mais elle hésita à le déranger tant il semblait absorbé par l’océan verdâtre, comme s’il en était roi ce qui d’une certaine façon était vrai. Le Flux, c’était bien la seule chose qu’on avait laissée aux délaissés des étages inférieurs.

Elle se glissa sans un bruit à ses côtés et tenta d’accaparer son attention :

— Le Flux est particulièrement haut aujourd’hui, commenta-t-elle avec maladresse.

L’homme se retourna vers elle. Il eut un petit rictus, pas moqueur mais malheureux.

— Il est toujours ainsi, mais visiblement vous l’ignoriez. Vous n’avez pas vraiment l’habitude de vous promener dans l’étage H, hein ? Bienvenue chez moi, chez les meilleurs des ouvriers, dit-il en lui tendant une main qu’elle serra.

— Herth Phue, j’en déduis ?

— Suranis Rhéon ? demanda-t-il en retour. Qui d’autre que vous pourrait se perdre par ici ? Vous avez pris du temps, ça fait huit ans qu’elle a disparu.

— Sept ans si j’en crois mes sources, l’enquête pour la retrouver n’a duré qu’un mois.

Herth Phue soupira, l’air contrarié :

— Si longtemps ? Vu ce qu’ils nous ont sorti, j’ai plutôt l’impression que c’était une semaine… Bien, je ne vais pas me mettre à ronchonner, je suis heureux que l’on reprenne l’affaire. Seth Karanth, le père de Pavla, m’a tout expliqué mais est resté évasif à votre propos. Vous êtes de la FCP ?

— Désolé de vous décevoir, mais non. Rien d’officiel dans cette rencontre.

— L’inverse m’aurait étonné. Les FCP ont enterré le dossier. Mais, dites-moi… C’était bien elle sur les photos ? Je ne les ai pas vues, mais son père en était si sûr…

Suranis haussa les épaules, navrée. Il émanait du jeune homme une tristesse surnaturelle et le peu qu’elle connaissait sur les relations humaines ne laissait planer l’ombre d’un doute sur leur relation passée :

— Je n’en sais rien et ce n’est pas ce qui m’intéresse. On m’a simplement demandé de m’occuper de sa disparition, dit-elle en se rendant compte de son mensonge. » Non, elle ne voulait pas découvrir l’identité de la victime bien qu’elle y serait amenée si elle continuait dans la direction prévue.

— Bien, bien… J’imagine que de toute façon vous ne pouvez rien découvrir à ce propos. L’affaire est réglée, hein ? Il paraît. Mais je vous en prie, ne restons pas ici et accompagnez-moi plutôt pour un café. Vous aimez ça ? Offrez-m’en un et je suis tout à vous.

— Allons-y, je vous suis et si c’est mauvais je vous le recracherai au visage.

— Dans ce cas n’oubliez pas le sucre…

Le sucre ? Sans se douter de ce qui l’attendait, elle suivit Herth qui la guida dans les couloirs du secteur, tous dénués de l’élégance des niveaux supérieurs. Ils étaient couleur de roche, mais plus brumeux que dans le parc. Les systèmes d’aération peinaient à évacuer les émissions des unités d’assemblage et parfois pouvait-on discerner certaines particules, plus brillantes que les autres : le Flux. Peu à peu, les habitants du secteur se consumaient en lui pour que les estomacs industriels fournissent à la Cité toute l’énergie dont elle avait besoin. Certains mouraient pour d’autres, c’était ainsi.

Herth salua un ouvrier qu’ils dépassèrent et qui fumait sa clope, crachotant une fumée bien plus blanche que celle qui sortait de son atelier. L’homme ne le remarqua pas. Suranis commença à se demander où Herth la menait, puis elle découvrit à une encablure de l’ouvrier mourant sans le savoir, une porte vitrée. Herth la poussa à l'intérieur et ils se retrouvèrent dans une salle de pause, pas un café bien que le monolithe noir qui servait la boisson trônait bien au milieu de la pièce. Elle observa la machine d’un air un peu bête. Un grain de café – la machine n’en contenait pourtant aucun – la décorait et Suranis n’en avait jamais vu, elle qui était née dans un étage du thé. Des miettes de thé, s’empressa-t-elle de rectifier. C’était une étape dans le déclassement, peu avant les dortoirs. Herth s’installa à l’une des tables poussiéreuses et lui lança un drôle de regard :

— Bravo Madame Rhéon, vous avez découvert la machine à café.

Suranis se retourna, vexée avant de comprendre qu’il ne se moquait pas vraiment d’elle mais plutôt de ce qu’elle incarnait. Oh, que sa vie était facile comparée à celle des habitants de l’étage.

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— C’est donc ça ! ironisa-t-elle. Le jais des profondeurs, celui qui se terre dans ces cavernes d’acier. Je vous prends quoi ?

— Un café long, avec quatre sucres.

— Bien, ça sera sans pour moi. Autant avoir l’expérience totale, non ?

Elle porta son bras pucé devant l’écran de sélection. La machine prit sa commande et cracha aussitôt son liquide trop noir pour être naturel. Il était bouillant et dilué au sirop de glucose. Elle l’apporta à Herth en évitant de se brûler avec le gobelet d’aluminium consigné.

— Merci, marmonna Herth.

Le même spectacle se reproduisit, cette fois-ci sans sucre, et elle s’assit en face d’Herth. Ils trinquèrent machinalement – Suranis dévoilait bien vite ses vilaines habitudes – et elle porta le liquide à ses lèvres. C’était infecte, d’une âcreté insupportable. Pas étonnant que les gens d’en haut ne connaissent pas cet infâme breuvage et qu’Herth ait noyé le sien sous le sucre. Elle regrettait sa bravade et grimaça. Herth sourit.

— Je vous l’avais pourtant dit. C’est mauvais, mais ça réveille. Avec du sucre, ça a le mérite d’avoir un goût pas totalement désagréable et, dans tous les cas, ça reste meilleur que de l’eau purifiée. Rien à voir avec votre thé, hein ?

— Je ne dirais pas ça, désapprouva Suranis sans vraiment le croire. C’est différent, c’est tout. Mais passons, maintenant que nous sommes loin des oreilles indiscrètes et confortablement installés, pouvons-nous parler de Pavla Karanth ?

— Seth ne nous a pas mis en relation précisément pour cela ?

— Effectivement. Alors, que pouvez-vous me dire sur elle ? Qui était-elle par rapport à vous ?

Le regard d'Herth fuit, il avala une gorgée et réfléchit à la question.

— Oh, nous n’étions pas grand-chose l’un par rapport à l’autre je dirais, répondit Herth avant de remuer son café sans le regarder afin de se donner une contenance. » Visiblement, il mentait mais c’était sans importance. « Nous étions dans le même cours d’art folklorique quand elle a disparu vous savez. Elle était musicienne, j’étais plutôt peintre.

— Un cours d’art folklorique ? demanda Suranis en inscrivant discrètement l’information sur son calepin.

— N’allez pas me dire que vous ignorez ce que c’est ? Vous savez, l’une de ces réunions associatives où nous dilapidons joyeusement les subventions citadines pour faire semblant de créer de l’art populaire ?

Garth Ostär en avait parlé dans son mél, mais l'information était passée à la trappe dans le fouilli du trop-plein.

— Ah, ce genre de folklorique. J’en ai entendu parlé en effet, jamais assisté cependant. C’est une méthode comme une autre pour pacifier et préparer la gentrification j’imagine.

— Vous dites ça comme une simple remarque et je crois qu’il n’y a rien à ajouter. C’est bien ça, on essaye de nous effacer mais sans nous qui va faire fonctionner tout le bordel citadin ?

— Pardonnez-moi, j’ai outrepassé la simple question de Pavla, dit Suranis en souriant. Oublions ces questions politiques et concentrons-nous sur l’essentiel.

Herth Phue n'en demandait pas moins.

* Bien, vous me dites que vous étiez dans le même cours folklorique donc vous la rencontriez régulièrement. À quand remonte votre dernière rencontre ? Si vous vous en souvenez...

— C’est un fait, toutes les semaines nous nous voyions et la dernière fois que je l’ai vu c’était il y a sept ans, presque huit, corrigea-t-il devant le regard inquisiteur de Suranis. Le jour des Anciens ! Je m’en souviendrais car elle donnait une représentation dans le parc pour les petits vieux du coin. J’y ai assisté, je lui devais bien ça. C’était mon amie vous savez.

Il s’arrêta pour se gratter la barbe et regarder son gobelet. Suranis avait décidé qu’elle jetterait le reste de son café après cette rencontre. Le rouge avait pointé sur les joues du jeune homme, sans doute en se rendant compte qu’entre « amis » et « pas grand-chose » existait un vaste monde dans lequel pouvait s’incorporer bien d’autres relations. Suranis s’en amusa et l'observa avec bienveillance, maîtrisant tant bien que mal le tressautement de la joue qui l’animait toujours lors de ses nouvelles rencontres. Elle détestait ça et souhaitait en finir au plus vite, surtout avec les relents qui provenaient des couloirs. Elle pensait discerner au milieu des odeurs de plastique brûlé des traces d’urine.

— Amie ? releva Suranis. Cette représentation, comment était-elle ?

— Amie. Je ne me souviens plus très bien de la représentation, elle ne devait pas être si mauvaise la connaissant. Pour elle, ça n’a pas dû être le cas. Elle était d’un perfectionnisme rare, s’imaginant toujours que le mauvais accord délivré au milieu du morceau avait été entendu par tout le monde.

— Bien. Peut-être ne vous souvenez plus vraiment du moment où elle a joué, mais peut-être aussi que vous vous souvenez d’éléments qui sortaient de l’ordinaire. Cela a dû vous prendre la tête après sa disparition, non ?

— Oui, commença-t-il avant un silence que Suranis laissa planer. » Il reprit. « On a discuté après sa représentation. Elle était très excitée par un petit boulot qu’elle venait de dénicher dans un bureau de l’étage C. Pas grand-chose, comme on n’a pas grand-chose à quinze ans, mais de quoi grappiller une poignée de crédits.

— Intéressant. Elle vous a dit en quoi ce petit boulot consistait ? dit et gribouilla Suranis.

— Plus ou moins, elle ignorait l’essentiel elle-même, mais imaginait qu’elle chercherait des fichiers oubliés au fond d’un poste qui l’était tout autant, se trimballerait de vieux disques durs et des théières remplies à ras-bord. À l’époque ils faisaient le grand tri dans leur base de données et abusaient des petites mains.

— D’accord. Et après, c’est tout, elle a disparu ?

— Oui. Elle a disparu.

Suranis se recula dans sa chaise et croisa les bras :

— C’est drôle. Vous savez que la thèse officielle est celle d’une fugue ?

Herth se crispa. Le gobelet en aluminium réutilisable qu’il tenait à la main en subit les conséquences en se tordant… Cela serait retiré du compte du porteur de la puce, mais Suranis n’en était plus à ça près. Le jeune homme n’eut même pas un regard pour la carcasse qui avait autrefois accueillit son café. Il semblait enragé et Suranis s’inquiéta en le voyant enfoncer ses canines dans sa lèvre inférieure.

— Une fugue ? Bien sûr que je suis au courant de cette merde ! Qu’ils aillent se faire foutre, elle n’a pas fugué !

— Calmez-vous. Pourquoi n’aurait-elle pas fugué ?

— Vous connaissez beaucoup de personnes qui fuguent en laissant dans leur chambre leurs économies ? Qui vont donner tranquillement un concerto avant de déguerpir loin de leur paternel ? Vous en connaissez beaucoup ?! Non, merde. Elle avait plusieurs cartes à crédits limités sous son lit, plus de 200 körptes accumulés lors de ses anniversaires. Elle n’a pas fugué, elle a disparu de la circulation et ils n’ont pas été foutus de la retrouver !

Ou alors elle a été jetée par-dessus bord, mais Suranis ne lui partagea pas cette hypothèse. Théoriquement, on ne pouvait pas disparaître de la Cité car la puce d’identification insérée à la base de chaque crâne émettait son signal sans faillir… Si elle n’était pas broyée ou tout en bas, sur le plancher terrestre. Elle n’avait jamais entendu parlé de la possibilité de se faire dépucé, elle pensait même cela impossible, alors si le cadavre retrouvé à la Surface était bien celui de Pavla Karanth… La FCP cachait quelque chose, c’était évident. Ils ne pouvaient pas ignorer la localisation de la disparue.

— Non, ils n’ont pas été foutus de la retrouver comme vous dites et rien ne tient la route. En tout cas, je me dois de vous remercier. Vous m’avez grandement aidé avec cette histoire de petit boulot. Vous connaitriez le nom de son ancien employeur ? Que je creuse ça, c’est une piste comme une autre.

Il le connaissait, mais le renseignement était inutile. On ne restait pas longtemps au même poste. Soit on descendait d’un échelon, soit on montait, mais on ne restait pas au même endroit plus de deux années consécutives. Il était donc peu probable que des cadres en fonction au moment des faits soient encore présents dans les bureaux, mais elle ne voulut pas le dire à Herth. Il pensait que Pavla n’avait pas disparu, pas aux yeux de tous. Il savait aussi qu’elle était morte, bien que n’ayant pas vu les photographies, et surtout il voulait que les crevards qui avaient fait ça disparaissent, quitte à faire exploser un morceau de la Cité avec eux.

Suranis se leva et tendit la main à Herth. Il entreprit de la serrer, mais ne fut pas assez rapide pour éviter son étreinte. Elle lui saisit l’épaule, couchant son avant-bras contre le sien, puce contre puce. Pas certain qu’il se rende compte qu’elle venait de lui transférer vingt körptes - ou crédits comme il aimait à les appeler - mais si c’était le cas et s’il pouvait se soûler pour oublier les douloureux souvenirs qu’elle avait ravivés, elle en serait heureuse.