Une grande surprise attendait Jinn Pertem lorsqu’il découvrit sa cellule. Il connaissait bien la réalité carcérale pour avoir milité en faveur d’une amélioration des conditions de détention. Surtout parce qu’il était de bon ton de le faire dans son milieu. Il fut donc ravi de constater qu’on lui avait octroyé une cellule hors-standard de neuf mètres carrés possédant sa propre douche et toilette. Le luxe relatif qui l’entourait lui faisait parfois douter de sa sanité. C’était trop beau pour être vrai, et pourtant… Jinn s’en tirait bien contre toute attente, il avait même accès un jour sur deux à l’eau courante ou à une tablette numérique afin de consulter les dernières informations. Compte tenu des circonstances, Jinn n’avait pas eu une seule nouvelle de l’extérieur depuis son emprisonnement. Aux sinistres informations du monde, il préférait de loin prendre une douche car, sinistré, il l’était déjà bien assez pour ne pas avoir à rajouter à sa propre peine celle du reste de la Cité. La saleté s’était incrustée en lui avec une résolution sans équivoque et il se frottait la peau sous l’eau jusqu’à qu’elle vire au rouge. Pourtant, malgré tous ses efforts, il ne parvenait pas à se sentir propre. Il pouvait frotter autant qu’il le désirait, quand on est une ordure on le reste et parfois vaut-il mieux éviter d’éventrer le sac-poubelle que l’on est devenu.
Jinn se haïssait. Un soir, il sortit de la douche sans ressentir le réconfort attendu. Il ressentait la souillure en lui, ressassait le meurtre qu’il avait commis et tâchait d’en attraper des bribes parce que c’était important. Il ne pouvait pas vivre avec ce poids sur la conscience et l’oubli bienvenu de son acte dont il souffrait lui pesait comme un présent empoisonné. Au moins, en se souvenant, pourrait-il mettre de côté l’indicible horreur qui s’emparait de lui à la simple constatation de ce qu’il incarnait. Ce n’était pas seulement un meurtrier, mais un menteur. En l’espace d’une soirée il avait détruit la confiance des citoyens de sous-rangs qui voyaient en lui une lumière dans les profondeurs. Jusqu’à ce moment il avait cru sottement qu’il existait pour eux. Mais non, il s’était menti et le terme d’imposteur s’imposait à lui. Quelle idée de croire en cela ? Avait-il déjà trainé ses pattes dans leur misérable quotidien pour oser prétendre qu’il les comprenait ?
Non, et rien ne changerait désormais. Il méritait ce qu’il lui arrivait et il s’en fit la réflexion alors qu’à moitié sec sur une chaise pliable, il entendit le bruit caractéristique du repas que l’on glissait par la fente de sa porte. Le gardien n’accompagna pas le repas d’un mot et à quoi bon ? Il ne différait pas de l’habituelle bouillie de légumes accompagnée de sa barre insipide de Bakers. Il se leva, s’en empara et la croqua machinalement. Il mangeait mieux que la plupart des Citoyens. Des légumes… Une fête pour son palet et cette idée le fit rire. Le citoyen ostracisé, mieux nourri qu’un honnête gars ? Sous quel prétexte ? Qu’il devait miner deux ou trois morceaux de roches tous les jours ? Il y avait une certaine cohérence là-dedans, mais Jinn n’avait jamais donné le moindre coup de pioche.
Toute cette énergie superflue s’effrita dans sa bouche. Il se recentra sur le film de cette soirée maudite comme il avait pris pour habitude de le faire après sa douche, pendant son repas et en espérant que le lendemain ne se déroule pas comme la veille.
Garnt Omëyer, le syndiqué, qui l’appelait dans la matinée pour lui proposer de faire un tour au Métronome. La fin d’après-midi où ils se rejoignirent pour boire un coup, puis un autre, avant de se mettre en quête de cette salle de concert aux allures de boîte de nuit. Oh, entre temps il y avait eu toutes les étapes intermédiaires. Celle où Omëyer passe la frontière surfacienne en présentant son autorisation dûment ratifiée et celle où on lui présente discrètement son pacificateur. Le pacificateur, un agent de la FPCP, les suivra en veillant à leur protection, comment c’était l’usage de le faire pour les personnalités. Il interviendra une fois dans la soirée, juste à l’angle du Métronome lorsqu’un rabatteur s’approchera d’eux, puis disparaîtra dans la foule en les laissant déraper ce qu’il fallait. Jinn et Omëyer consommeraient de la coke achetée à un client-dealer que le pacificateur connaîtrait, ils boiraient des whiskys jusqu’à que le héros de la soirée tombe dans le coltard. Et la suite de l’histoire ? Elle était publique. Il ne se réveillerait cependant pas aux côtés d’un cadavre, mais dans une cellule de dégrisement où il ne comprendrait pas pourquoi les factionnaires lui jetteraient ces regards meurtriers. On l’interrogerait et on lui passerait des médicaments pour qu’il oublie la douleur lancinante qui lui battait la tempe… Et puis voilà, il avouerait face aux preuves accablantes qu’on lui présenterait. Pourtant, il ne se souviendrait de rien et les détails ne revenaient toujours pas malgré le temps. Il se contentait d’écouter cette voix en sourdine qui lui disait qu’il avait bien tué cette nuit-là.
— Mais comment as-tu fait pour en arriver là, Jinn ? murmura-t-il entre deux bouchées.
Pourquoi le souvenir de cette nuit s’était-il envolé ? La clef se trouvait là, quelque part et pour la première fois il la vit remonter à la surface. La clef ! Il recracha son légume-racine à moitié mâché. Comment avait-il pu être si sot ? Le pacificateur était la pierre angulaire de cette soirée. Leur ange-gardien les avait suivis toute la soirée et s’était préservé d’intervenir lorsque Jinn agressait cette femme. Il était encore là en tout cas quand il perdit conscience de ses actes. D’ailleurs, le moment exact où il perdait ses moyens lui revenait clairement. Une connaissance du haut-conseiller Helfarn lui offrait un shooter et puis… Plus rien, le néant dans lequel son chaperon disparaissait jusqu’à cette énième soirée solitaire dans une cellule de Norddle. Il se demanda pourquoi ce détail ne lui était pas remonté plus tôt à l’esprit et refusa d’abord de l’entendre, mais hélas… Il ne le savait que trop bien. Les médicaments contre sa migraine avaient été pris en dose régulière pendant toute son incarcération et voilà qu’il se sevrait tranquillement. Pendant tout ce temps il en avait oublié l’existence d’une personne susceptible de l’innocenter. À vrai dire, le pacificateur aurait été un acteur-clef pendant le procès. Jinn Pertem était innocent, il ne pouvait en être autrement si le pacificateur se trouvait incapable de révéler le meurtre. Avec cet argument en tête, cet argument exposé pendant le procès, on aurait demandé à voir le rapport du pacificateur et puis… Il aurait été libre et pourtant on n’avait jamais songé à l’interroger. Tout devenait clair, on avait doublé Jinn et lui, connement, y avait cru ! Sinistre abruti.
Il se rua sur la porte, pris d’une rage soudaine :
— Bande d’enfoirés ! Je suis innocent ! Laissez-moi sortir ou je vous buterais vraiment autant que vous êtes ! Vous m’entendez ? hurla-t-il en tapant de ses gros poings sur la porte avant de se mettre à pleurer.
Une voix très lointaine dans le couloir lui demanda de se la fermer. Elle le fit sans violence et avec grande sagesse. Évidemment, l’administration savait déjà qu’on l’accusait à tort. N’était-ce pas eux qui avaient rajouté cette histoire de « preuves accablantes » sur la scène du crime ? N’était-ce aussi pas eux qui avaient échangé les victimes au dernier moment ? On s’était foutu de sa gueule et maintenant il se retrouvait enfermé entre quatre murs blancs sans autre contact humain que sa propre voix. On les laisserait vieillir tous les deux, vriller et crever sans chercher à accélérer la cadence.
Fut un temps où il s’imaginait lion, pourtant il n’était guère plus qu’un chaton en cage bien loin de se douter que dans les tréfonds de la Cité on se questionnait aussi. Bien loin de concevoir qu’on se mettait en branle pour que la vérité ne soit pas occultée.
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— Vous en êtes absolument certaine ?
L’homme s’approchait de la soixantaine et une canule dans sa gorge présageait qu’il ne dépasserait cet âge canonique que de peu d'années. Il parlait d’une voix extrêmement grave et, installé dans son fauteuil défoncé, il se perdait régulièrement dans le Flux au-delà d’un hublot qu’il ne s’était jamais décidé à obstruer. Aujourd’hui, il était bas et avait quelque chose de féerique dont tant oubliaient l'existence. Rares étaient ceux qui appréciaient encore de se lover contre un hublot et Karanth faisait partie de ces marginaux. La contemplation des cimes verdoyantes qui ondulaient paresseusement possédait des vertus apaisantes.
Il avait dit ça sans quitter le Flux du regard et Suranis pensa l’avoir définitivement perdu. Il parvint cependant à s’extirper de sa rêverie pour écouter sa réponse :
— Oui, confirma Suranis après avoir bu une gorgée d’eau fraîche. J’ai de quoi prouver que votre fille se trouvait-là bas et vivante qui plus est. Sachez que je suis infiniment désolée de vous apprendre cela d’une façon si abrupte.
— Elle a été enlevée comme l’autre femme du rapport… Arinthe ?
— C’est une possibilité. Son témoignage ressemble beaucoup à l’expérience de votre fille.
— Ah, ainsi soit. Qui sont les responsables ?
Le calme exacerbé qui émanait de lui troublait Suranis. Le temps semblait avoir œuvré pour qu’il accueille la nouvelle avec flegme et malgré cela, elle se doutait que derrière cette apparence se cachait une souffrance profonde.
— Qui sont-ils ? Je n’en sais rien Monsieur Karanth. Tout s’arrête à Jinn Pertem, la piste est aussi froide que votre cendrier.
Cela fit rire Seth Karanth dont la dernière clope remontait à son cancer, des années auparavant.
— Je regrette parfois le goût de ces merdes roulées, se lamenta-t-il. Vous ne savez pas qui sont les responsables, mais vous avez bien une idée, non ? Le Conseil...
— Je ne m’avancerais pas sur ce terrain. Ce qui est probable, c'est que des personnalités ayant un certain poids politique ont occulté des éléments de l’affaire. Cela peut très bien s’expliquer par les conséquences induites si on venait à révéler la présence d’une habitante des niveaux inférieurs à la Surface.
— Certainement. C’est déjà compliqué pour des gens de notre condition d’accéder à l’étage A… Quoi qu’il en soit, qu’ils soient coupables ou pas, ils savaient qu’elle se trouvait dans ce… Bordel.
— Oui.
— Et ils n’ont rien fait. Ils couvraient au moins ça. Il existe des ombres qui ne sauraient jamais être touchées par la lumière, hein ?
— Pardon ?
— Dan Perth, un mauvais auteur que j’apprécie parce qu’il est du coin. C’est seulement que ça me paraît approprié, ils nous cachent le pot aux roses… Serait-ce extrapoler de conclure de tout cela que nos braves dirigeants sont impliqués dans cette… traite ? S’ils tiennent tant à cacher son existence, j’ai du mal à croire qu’ils l’ignorent si ma Pavla se trouvait là-bas...
Il rumina cette pensée. Suranis ne répondit pas. Elle n’en savait rien. Le fait qu’ils ne soient jamais intervenus dans le bordel ne signifiait pas qu’ils le couvraient. Il existait une tradition qui voulait que le gouvernement n’intervienne pas passé certains étages, une zone libre de droit en quelque sorte.
— J’espère que non. En même temps, je me demande qui sont les clients de ce secteur ? Qui d’autre qu’un carriériste acharné peut avoir les moyens de fréquenter pareils lieux ? Je ne serais pas surprise d’apprendre que quelques-uns de nos politiciens sont actifs dans cette horreur... Les bureaux dans lesquels ont disparu notre témoin et votre fille appartiennent à des filiales dont les propriétaires sont des noms bien connus en politique.
— Lesquels ? demanda-t-il et devant le blanc laissé par Suranis il continua. Laissez tomber. Ce n’est pas parce que leurs locaux sont utilisés qu’il faut en déduire quoi que ce soit. Mais je crois qu’on peut au moins évincer la mafia de la liste des salopards susceptibles de faire tourner l'affaire... Ils sont plus versés dans le trafic d’humains dépecés, n’est-ce pas ?
— Oui, c’est souvent le cas. J’ai cependant entendu parlé de réseaux de prostitution entretenus par des groupes mafieux, mais ils sont marginaux. Se lancer dans la revente d’implants, c’est bien plus lucratif et moins risqué. Les victimes ne se rebellent jamais.
Mais je ne pourrais pas te dire si c’est plus sordide. Il y a une certaine humanité à ne pas enfermer son prochain dans un cauchemar éveillé. La mort n’est-elle pas préférable à ce que subissent les filles de 127 BZ489 ? Ou est-ce encore moi qui ressasse certaines idées ?
Ce fut au tour de Suranis de se perdre dans le vide. Seth Karanth se leva de son fauteuil en prenant appui. Quelque-chose de nouveau animait son visage, peut-être du soulagement à l’idée que sa fille était finalement morte. Il lui tendit sa main.
— Quoi qu’il en soit, je n’obtiendrais pas plus de réponses et la savoir morte s’avère finalement un soulagement pour moi. Je pourrais la pleurer sans craindre que son quotidien soit aussi affreux que celui que vous venez de me décrire.
— Je n’en suis pas ravie Monsieur Karanth. Mais si ça peut apaiser votre peine, je doute que votre fille ait souffert, trop de psychotropes dans ses veines, mentit-elle.
— Alléluia dans ce cas, approuva-t-il sans la croire.
L’alléluia résonna étrangement dans l’appartement et vint se heurter aux bibelots amassés au cours d’une vie. L’allégresse feinte ne trompait personne. Seth Karanth ressentait en lui une implacable appréhension alors que se construisait son dernier plan. Depuis la disparition de sa fille, il avait eu des soupçons sur les coupables potentiels, mais jamais ne s’était-il décidé à ouvrir les yeux pour passer à l’étape suivante. Pourtant, les indices s’entassaient sur le pas de sa porte indiquant que tout n’était pas dit dans cette triste affaire. Pavla n’avait-elle pas disparu le jour-même où elle devait commencer son travail dans ce bureau rempli de libidineux fonctionnaires ? Il regrettait de s’être laissé convaincre, mais que pouvait-il faire d’autre à l’époque ? Ses finances stagnaient vers le zéro absolu, sa femme baignait dans le Flux depuis des années et il se retrouvait seul à la charge de sa fille. Et puis, il y avait le cancer qui le clouait au lit. Les aides du Conseil peinaient à rendre leur quotidien acceptable, alors oui, après qu’elle eut insisté il avait mis de côté son orgueil. Sa Pavla fantastique, bien trop clairvoyante, s’était faite bernée… Tout cela parce que lui, Seth Karanth, avait été faible. Pour une histoire de bouche à nourrir et une mort qu’il refusait.
Mais, il n’existait plus de bouche à nourrir. Bientôt, il n’aurait même plus à nourrir la sienne. Il se perdit encore dans la contemplation du Flux, dans la Cité et ses bas caniveaux. Suranis se leva discrètement pour le laisser après lui avoir lancé un « Au revoir » inaudible. Seth Karanth se trouvait déjà loin sous le doigt aguicheur de la vengeance.