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Les Songes de Suranis [French]
Épilogue : Sous le Flux, partie 2

Épilogue : Sous le Flux, partie 2

Aux abords de la ville, une forêt de tentes bordait la route. Des pierres entassées en tumuli cachaient les cadavres de réfugiés. Le Royaume d’Elypathes s’étendait aussi loin qu’il le pouvait de l’autre côté des montagnes, mais les colons étaient ici, survivants dans les détritus et le rejet. C’était surprenant, habituellement des Ourakiens quittaient leurs terres volées pour tenter leur chance en terres royales, mais les Elypathiens ne revenaient jamais du désert conquis. Un micmac géopolitique qu’ils ne maîtrisaient pas devait avoir lieu, de l’autre côté et tant mieux pour la compagnie.

Mais à ces colons blancs aux regards sinistres, se trouvaient mêlés quelques Ourakiens. Les bonnes vieilles traditions demeuraient intactes tout compte fait. Au passage de la compagnie, un enfant basané se jeta même sur la route, ses loques frappant les tiges qui lui servaient de jambes. Il demanda l’aumône. Silas entendit un glapissement derrière lui alors que la compagnie continuait, ignorant le gamin pour s’enfoncer dans les entrailles d’Altük et quitter aussi vite qu’ils le pouvaient le bidonville.

— Dégage petit, cracha le capitaine au passage.

L’enfant croisa deux doigts et lui siffla dessus. Sinistre malédiction pour un Ourakien, mais la compagnie n’en comportait pas un seul. Ils dépassèrent l’enfant, réjouis par la triste vision du camp de réfugiés. Pour un mercenaire, c’était un bon signe. Un putain de bon. Surtout que nombre de réfugiés paraissaient plus Elypathiens qu’ils ne l’étaient eux-mêmes.

— J’ai peut-être la berlue, mais il n’y a pas que des aspirants sujets du Royaume dans le coin, remarqua Cosmo. C’est devenu rare de nos jours.

— Tu le trouves aussi ? Je trouve cela tout à fait hilarant de voir nos bons vieux colons qui reviennent la queue entre les pattes.

— Bien fait. Ils s’emparent des terres et mines, envoient les locaux loin dans le désert… Ou ici, dans cette merdasse sans nom.

— Ah, ça… Je ne pourrais pas te répondre, peut-être bien que ces ploucs en loques peu loquaces sont mieux ici, à goûter au doux élan civilisateur du Royaume ?

Silas éclata d’un bref rire. Si Cosmo ne le connaissait pas si bien, il aurait vraiment pensé que derrière sa carapace se cachait le dernier des connards. Mais non, il n’en était pas ainsi. La vérité crue était qu’ils ne pouvaient rien faire pour les exilés ourakiens et que, comme tous leurs pères, ils crèveraient la bouche ouverte en implorant la pitié de la première maraude xénophobe qui passerait par-là. Ça avait toujours été comme ça et ça le resterait. Au moins pouvaient-ils cette fois-ci se délasser de la présence des responsables de leur triste sort parmi eux. Peut-être y aurait-il même un coup de surin, ou bien deux, et cette potentialité réjouit plus que de raison Cosmo.

— Gloire aux héros civilisateurs qui traînent leurs savates parmi les ploucs aujourd’hui ! Franchement, c’est du travail de terrain comme je l’apprécie ! dit Cosmo.

— Je suis quand même surpris par la certaine entente qui semble régner ici, remarqua Silas.

L’entente apparente n’empêcha cependant pas une famille de déguerpir à la vue des mercenaires. Le bébé dans le bras de la doyenne pleura à chaudes larmes. Ils étaient redoutés et pas seulement par leurs concitoyens. Haine ou peur ? Difficile de le clarifier et cela n’avait aucune importance.

— Et comme toujours, ils s’entendent mieux entre eux qu’avec nous. Mon copain, tu viens d’effrayer un gosse, félicitations ! enchaîna le capitaine.

— Ouais… Ou alors c’est toi, répondit placidement Cosmo, bien conscient que son apparence était plus qu’étrange dans le coin. Dans tous les cas, ils ont toutes les raisons du monde pour être effrayés. Aussi de ne pas nous étriper sur place.

— N’en sois pas si sûr, continuons à avancer. Nos armes les repoussent, mais s’ils doivent choisir à qui s’attaquer entre les connards qui ont achetés leurs terres à d’autres qui n’en avaient pas la moindre possession ou nous…

Cosmo hocha la tête. Pas besoin d’en dire plus. La milice de la ville n’hésiterait pas à réduire à néant la population ourakienne dans le bidonville si elle s’attaquait à des sujets du Royaume, mais elle ne bougerait pas d’un iota pour une compagnie décrépite. Le choix serait vite fait et, d’une certaine façon, tant pis. C’était un drôle de monde que l’Ourakie, là-bas de l’autre côté des montagnes. Des enfants couraient dans le désert, claquant des perles pour s’amuser, ne percevant pas la valeur de la sphère entre leurs doigts. Ils jouissaient de la plus absolue des pauvretés au milieu d’une richesse incommensurable, bien ignorant du fait que de l’autre côté, là où les plaines sont fertiles, les perles deviennent lampes horticoles et le jeu monnaie.

Et qu’est-ce que tu peux y faire à ça ? Tu les dévores ces foutues perles, tu participes à leur malheur. Sois honnête, regarde les dans les yeux pour une fois. Un peu cireux ? C’est un peu de ta faute.

Ou carrément maladifs. Tout cela pour que du côté d’Altük les rues et champs soient éclairés à outrance. Contre quoi ? Nourritures et outillages basiques ne s’entassaient pas dans les entrepôts, mais les bibelots oui et ils étaient échangés au prix fort. De la merde contre la vie. La plus grande escroquerie existante sous le règne de Roinorikos Ier, qui existait avant et existera après. Au moins, la compagnie se tenait du bon côté de l’équation, alors autant fermer les yeux et faire comme si… Non ?

Cosmo se pencha vers Silas :

— Ils vivent dans l’ombre de leurs bourreaux, marmonna-t-il.

Silas leva les yeux à cette remarque. Il tenta d’estimer le nombre de rues de la vraie ville à ne pas être éclairées. Il en déduisit que s’il en existait une, il ne la voyait pas. Peut-être une là-haut, sur le chemin de ronde qui devait courir le long de la ligne de crête. Qui sait ? Le capitaine tenta de ne pas quitter cette ligne fantasmée alors qu’ils s’enfonçaient plus profondément dans le bidonville, impatient de le quitter.

Des ombres se glissèrent entre les ruines. Elles avaient faim, hésitantes à se lancer dans l’action. Les mercenaires accélèrent la cadence, non pas qu’ils redoutaient d’être encerclés, mais… Un affrontement serait stupide. Ils ne possédaient rien de ce que les déportés recherchaient. Quitte à prendre le risque de mourir, autant que cela le soit pour une bonne raison.

Ils n’eurent cependant pas à en arriver à cette extrémité car déjà ils arrivaient à l’orée de la forêt de tentes. La compagnie déboula sur un baraquement de terre crue, une rampe apposée contre son mur sud permettait d’accéder au premier niveau d’Altük qui courait sur les toits des bâtiments inférieurs. Des lanternes apparurent aux fenêtres du baraquement et disparurent aussitôt qu’elles eurent identifier les voyageurs. Personne ne sembla soucieux de vouloir les arrêter quand ils atteignirent le toit-rue et les Ourakiens, tassés en bas, détournèrent leur attention de la compagnie.

D’ici, ils purent bénéficier avec une plus grande acuité visuelle de la ville. Bien qu’on discernait tout juste les tentes – à croire qu’elles étaient plongées dans l’obscurité pour mieux les oublier -, on ne pouvait manquer les lignes des toits, étagés en terrasse et éclairés à foison. En contre-bas, un ruisseau courait. Il prenait le nom d’Ük, donnant le nom à Altük ce qui ne manqua d’amuser Silas. Alt Ük, la rivière d’Ük. Le ruisseau peinait à assumer l’approvisionnement en eau de la ville dont la majeure partie provenait des conduites forcées qui plongeaient vers les fontaines collectives, mais il avait le mérite d’exister et de contribuer davantage au grand mystère de Mégaïa. D’où provenait cette eau ? Combien de temps continuerait-elle d’abreuver les habitants des montagnes ? Il ne pleuvait que très rarement dans la région malgré la chaleur torrentielle qui régnait ici et pourtant, l’eau ne manquait pas.

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Au travers du roucoulement du ruisseau, le guetteur de la compagnie entendit le tintement distinct des bottines renforcées d’un milicien. Il siffla une fois entre ses doigts pour le signaler et le capitaine commença à jeter un coup d’œil à la ronde, jusqu’à remarquer l’homme d’arme entre deux maisons. Derrière lui, son collègue gardait une distance respectueuse et, surtout, à portée de main le lance-fusée orange qu’on retrouvait un peu partout dans les ruines de l’ancien monde. Quelque part, certainement sur les toits, des arbalétriers s’alignaient et les mettaient en joue, ce n’était pas la première fois que la compagnie se retrouvait dans une situation analogue :

— Que Maga soit avec vous ! lança l’homme d’armes.

— Aye Maga ! Aye Hydra, répondit le capitaine avec une certaine malice.

Ils n’avaient pas croisé un seul autel au penchant féminin de la déité arachnide de tout leur séjour frontalier. L’idée saugrenue d’une étoile emprisonnée par la toile titanesque d’une araignée cosmique appartenait au Sud. On pouvait voir les huit pattes du Tisseur, oui-da c’était la vérité, mais guère sa victime.

Le guerrier tira une grimace éloquente. « Vous êtes profondément débile, mon pote » pensa-t-il.

— Une bien mauvaise rencontre. Ici, nous n’avons que des adorateurs de l’Araignée alors gardez vos révérences pour vous, si je puis vous donnez un bon conseil, répondit le milicien en s’avançant dans une flaque de lumière.

Le capitaine ne réagit pas tout de suite. Bien que ne connaissant pas la livrée locale, il resta stupéfait devant celle qui apparut. Le pourpre et argent, il ne les connaissait que trop bien. Des légionnaires tenaient Altük, en collaboration avec les miliciens ou peut-être pas. Ce qui voulait dire… Une putain de bonne nouvelle, encore une et voilà tout. Si l’armée était là, elle pouvait être dépassée et elle payait bien.

— Diantre ! s’exclama Silas.

— Ce n’est pas la première fois qu’on me l’a fait celle-là signala le légionnaire.

Une crevasse profonde sillonnait sa joue gauche. Il lui manquait un œil, remplacé par un cratère béant. Une luminescence bleutée parvenait à filtrer. Des nanorobots antiques étaient à l’œuvre pour le sauver de ce qui avait tout, en apparence, de la lèpre. Mais jusqu’à qu’il ne le fasse remarquer, Silas ne s’était attardé que sur sa tenue : royale au possible. Les soins dont il bénéficiait indiquaient sa haute posture dans l’armée. Double diantre, s’écria intérieurement le capitaine.

— Qui êtes-vous et quelle est la raison de votre présence ici ? demanda le légionnaire, quelconque gradé en vadrouille dans une ville si éloignée de la capitale qu’il y avait quelque chose d’hilarant en la matière.

— Je suis le capitaine Silas Segpaîs de la compagnie du Pùrgos, enregistrée en Cadutello, enclave impériale. Nous souhaitons trouver logis pour la nuit et traverser, si possible, vers l’Ourakie en quête de patrons.

— Vous en avez fait du chemin… La fameuse enclave impériale ! dit le légionnaire avec un dédain manifeste. Le seul empire dépendant d’un royaume dans le monde, hein ? C’est drôle.

— Pour sûr, concéda Silas.

Moins drôle que mon poing dans ta gueule. Il te reste encore ton pif, la maladie ne l’a pas encore rongé et ne le rongera pas grâce aux bons soins du Royaume… Je peux toujours arranger ça, parfaire le portrait du parfait connard que tu es. Dommage que tu sois un quelconque nobliau… Dommage aussi que je ne le sois pas, sinon un pauvre impérial qui côtoie vos cherches-merdes depuis ses douze ans. Mais regardons les choses sous un autre angle, enfin, regarde les choses de ton œil unique : qui a été remisé à la frontière ? Toi. Tu effrayais trop les marmots dans le palais royal, hein ?

Le légionnaire leva un bras, indiquant aux invisibles arbalétriers de baisser les armes, puis reprit :

— Passons ! Alors, vous venez faire affaires et j’ai une bonne nouvelle pour vous, mais aussi une très mauvaise. Primo, Altük possède un service de navette vers Reesmar, elle roule trois fois par jour aux frais du Seigneur. C’est toujours plus sympa que de crapahuter vingt bornes dans ces foutus tunnels, non ?

— Oui-da. C’est la bonne nouvelle et la mauvaise ?

Il se frappa le plastron, le désagréable argent et pourpre vibra un temps, l’air de s’excuser ou – plutôt – de s’esclaffer.

— Vous avez marché pour rien. La frontière est close, la navette repose tranquillement dans l’atelier et même si vous trouverez peut-être un emploi dans le coin, il ne vous rapportera pas grand-chose. C’est de l’autre côté qu’on a besoin de mercenaires, pas ici.

— Fait chier ! Qu’est-ce qui se passe ? Votre légion n’a pas besoin d’escarmoucheurs ?

— Non, répondit avec dédain le légionnaire. Les Manieurs de feu attaquent les colons transfrontaliers et le Prince légat Roinorikos Ier a demandé à ce que la huitième Légion s’occupe de réguler la situation. Nous sécurisons la frontière et réduisons à l’état de cendres ces cramés, un bon cadeau si vous voulez mon avis. Ils ne feront pas long feu… Nous n’avons pas besoin de mercenaires.

— Merde et merde ! Ils attaquent malgré nos saloperies d’accords de paix ?

— Ils se contrefichent de ces accords. Ils n’appartiennent pas aux clans Ourakiens, c’est une sorte de secte…

— Ouais, je vois le topo, dit Silas en regardant penaud ses ongles. On ne peut donc vraiment pas traverser, même si on sait se défendre ?

— Quand la frontière est close, elle l’est pour tout le monde sauf si vous avez une autorisation spéciale, un ordre de mission d’un notable par exemple. Désolé les mecs, va falloir que vous rebroussiez chemin vers le glorieux Empire.

Cosmo qui n’avait dit mot jusqu’à présent, donna un coup d’éperon délicat. L’étroite rue permettait encore de chevaucher, au grand dam des occupants ensommeillés, mais aussi de se lancer dans une charge frontale. Le cheval fit un pas en avant, il allait lui donner une « spéciale ». Silas l’arrêta en levant deux doigts, dans un geste de paix ou de bénédiction. Lui aussi aurait bien voulu rétamer le légionnaire, mais la poignée d’arbalétriers les abattraient comme des chiens.

Instinctivement, le légionnaire recula et se para d’un large sourire un peu craintif.

— Ce n’est rien, dit Silas. Nous allons quand même tenter notre chance en ville et au moins passer la nuit ici. Il y a bien un caravansérail dans le coin ?

— Voyez toujours. Pour le repos, il faut que vous redescendiez, traversiez le campement jusqu’à un poteau-indicateur. C’est le seul, vous ne pourrez pas le manquer. Ensuite, prenez la première bifurcation à gauche, de l’autre côté de la colline vous trouverez une auberge fichée au milieu d’une prairie. C’est la seule à pouvoir vous accueillir à cette heure tardive.

— Nous trouverons sans souci, grand merci.

— Ouais, ouais… Allez, filez marchands de mort.

Silas toisa le regard du légionnaire, captivé par ce trou béant à la place de l’œil. Bien qu’ayant une respiration saccadée et des images soudaines de lui farfouillant à l’intérieur de l’orbite pour voir s’il communiquait avec un cerveau, il se garda d’obéir à ses bas instincts. En lieu et place, il rebroussa chemin, débouté et suivi par le reste de la compagnie. Ses hommes semblaient au bord de l’implosion, surtout Cosmo avec sa tronche démente.

— Quoi ?! cracha Silas à son second alors qu’ils s’éloignaient du légionnaire.

— Rien, rien du tout, murmura-t-il.

— Rien du tout… T’es un petit enfoiré Cosmo ! Je sais ce que tu en penses, pour sûr ! Pas la peine de me le rappeler, c’était un plan et c’est moi qui l’ait proposé. On l’a voté à main levée, mais c’était ma putain d’idée et oui, tu n’étais pas d’accord. Bordel de merde Cosmo ! J’en ai ras le cul d’élaborer des plans pour qu’un groupe de bras cassés puisse continuer à fracasser des tronches dans tout le Royaume. Ouais, on ne trouvera pas de taff’ dans une ville occupée par la putain de légion, mais… Fait chier ! Comme si c’était ma faute !

— Ouais, peut-être que tu en as marre, peut-être que ce n’est pas ta faute… Peut-être que si on s’était tenu en Elypathes, on ne serait pas là… Mais dis-toi que nous aussi, nous en avons assez. Enfin… Peut-être, peut-être ! gueula Cosmo en donnant un coup rageur dans le flanc de sa monture pour retourner en fin de convoi.

« Je vais t’en foutre des peut-être » voulut rétorquer Silas avant qu’il ne s’efface dans l’ombre. Les hommes étaient fatigués. Le capitaine aussi. Depuis qu’ils avaient quitté la capitale royale après une déconvenue malheureuse, ils enchaînaient les emmerdes. Ils vivaient sur leurs réserves depuis trop longtemps, tout ça parce qu’un connard rencontré à l’embouchure de l’Elys et du Pathos, peu avant la route royale, les avait accostés et qu’ils s’étaient acoquinés. Le mois suivant, il devait merder dans une mission d’escorte et même si Silas disait à ses hommes que la concurrence dans le secteur était trop forte, ses clients potentiels rétorquaient souvent que, dites-moi, cette gamine qui a servi d’amuse-bouche… Ce n’était pas l’un de vos exploits ? Comment se porte votre pote ? Je l’ai vu avec une tâche de sperme sur le caleçon, plus raide que la mort elle-même. Inquiétant.

Bande d’enfoirés. Silas, roi des cons. Tu aurais dû régler son compte à ce connard dès la première nana violentée… Tout se passait bien en Elypathes. Par tous les dieux, j’espère qu’un rat a bouffé tes tripes l’ami. Sincèrement, tu ne mérites pas mieux, pensa-t-il avant d’inspirer une unique fois et de remarquer que l’air était devenu plus chargé. Une tempête se levait.