À son arrivée, les fenêtres de son immeuble n’étaient plus illuminées. Les résidents s’étaient réfugiés dans leurs chambres, désertant les salons pour le confort douillet d’une soirée passée à bouquiner et regarder des rediffusions. D’une fenêtre cependant, une lumière jaillissait. Elle était d’un bleu triste et Suranis crut y discerner l’ombre de Perth, bien que cette dernière s’éclipsa bien vite.
Il m’attend, craignit-elle. Son absence n’avait pourtant pas été longue. Tout au plus une heure, en plus du trajet, qu’il lui faudrait justifier auprès de Perth s’il n’était pas encore abêtit par l’alcool. Mais il ne l’est pas, tu le sais. Il traîne dans le vestibule, la ceinture à la main… Suranis.
En entrant dans le hall désert, elle se rendit compte qu’au moins aucun cheveu retrouvé sur sa veste ne viendrait l’incriminait. Tant mieux, l’odeur des restes de repas à emporter qui jonchaient le hall suffisaient à son mal-être. La rampe aux néons, au-dessus d’elle, vacilla dès qu’elle la franchit puis s’éteignit. Un sombre présage. Elle appela l’ascenseur, mais comme à son habitude il était en panne et elle s’attaqua donc aux marches qui s’enchaînaient sans répit jusqu’au sixième étage. Deux étages plus haut et elle atteindrait le plafond de la magnifique caverne naturelle qui accueillait le secteur. Elle s’arrêterait avant, bien sûr, mais ne put s’empêcher de songer avec amertume que ça devait être dans un tel lieu que son cauchemar éveillé – si plaisant – devait se dérouler. La grotte aux horreurs. Elle continua de monter, oubliant la caverne et le monde qui l’entourait. Les cris d’enfants et les disputes futiles, les éternuements agressifs de ses voisins à chaque palier ne l’extirpèrent pas de sa marche forcée. Sans faiblir, elle avalait les marches avec une certitude nouvelle : elle partageait avec Jinn Pertem des souvenirs du réel. La ceinture aussi serait réelle.
Et si… Elle s’arrêta. Tout pouvait aussi être faux. Ses délires auraient invoqué le grand chauve et conjointement auraient créé ce complot invraisemblable. Peut-être était-elle déjà dans une chambre blanche, dans un asile respectable, ou alors était-elle vraiment allée au SAGI et on conserverait son cerveau dans une boîte. Si tout n’était qu’illusion ? Il lui suffirait de plonger dans les escaliers, la tête en première, et espérer qu’elle frappe assez fort le sol pour mourir sur le coup… Ou recommencer dans un monde meilleur.
Elle considéra l’hypothèse. Non, Perth Bickhorn existait vraiment. Le plat de résistance du cauchemar ne pouvait être une invention de son esprit maladif et même si c’était le cas, elle l’aimait viscéralement. Elle ne voulait pas qu’il disparaisse de sa vie juste pour un moment de doute.
Tu le détestes, tu le sais… Mais elle se dit qu’elle se mentait, même si finalement la vérité était plus complexe et que ses vaines tentatives de remettre à flot une relation en pleine naufrage se solderaient sur la mort de l’un ou de l’autre.
Pour cette raison, elle continua sa montée et atteignit finalement sa porte. Elle s’attendait confusément à voir son petit-ami endormi – la poisse avait ses limites -, mais ce dernier lui ouvrit la porte alors qu’elle glissait la clef dans la serrure. Son visage patibulaire s’incrusta dans l’entrebâillement.
— Ah ! La princesse est de retour ! dit-il en la pressant de rentrer. Je commençais à me demander qui t’avait volé. Je ne suis pas un chevalier blanc.
Même pas un chevalier noir. Un milicien sans vergogne tout au plus, mais c’était fini.
— Pardon, j’ai eu un mal fou à retrouver le dossier… Tu sais qu’Ellian est bordélique quand il s’y met.
— Je n’en doute pas. Tu ne voudrais pas une petite bière ? proposa-t-il ce qui étonna Suranis.
— Euh, oui.
— Tu vas la chercher.
Il était d’une humeur à la fois radieuse et nocive. Elle s’était attendue à le voir jouer de la ceinture, avec une colère aussi noire que son café, et à se faire battre jusqu’à que la FPC ne rapplique – une nouvelle fois alertée par un voisin – pour qu’elle s’entretienne avec eux, entende leur condescendance abjecte et leur chaude recommandation de ne plus énerver monsieur.
Mais pas cette fois-ci. Suranis lui sourit niaisement et passa la main dans ses cheveux. Elle rougit ostensiblement en les sentant désorganisés.
— Je t’ai donné la dernière bière.
— Oh, je le sais. Je suis sorti acheter un pack pendant ton absence… répondit-il lascivement en s’asseyant sur le canapé.
— Tu as décuvé, remarqua-t-elle en attrapant une cannette plus tiède que fraîche et en la dégazant. Que me vaut cet accueil ?
Perth se mordit l’intérieur des joues comme s’il se retenait pour faire la meilleure blague du monde. Il haussa les épaules, penaud.
— Oh, rien de particulier. Disons que je suis d’humeur festive !
— Tu reprends du service ? demanda Suranis sans se rendre compte de l’empressement avec lequel elle l’avait fait.
Perth la regarda avec une amabilité qui n’avait rien de forcée. Cela aurait été plaisant, mais ce n’était pas ça et visiblement elle aurait aimé. Mais ce qui ressortit par-dessus tout était sa terreur grandissante. Il comprit pourquoi. Perth le Chien n’avait jamais été aussi bon depuis leur rencontre. Même dans les moments brumeux des débuts, il n’existait rien de tel.
— Reprendre du service ? répondit Perth. Oh, c’est plutôt l’inverse…
Elle tressaillit ostensiblement et il s’en délecta. L’idée qu’il puisse être sanctionné pour cette soirée ne l’effleura même pas. Au pire, il y aurait toujours le caisson pour tout oublier.
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— Comment ça ?
— Tu verras bien ma Susu ! Mais dis-moi, tu ne vas pas boire à même la canette ? Va donc te chercher un verre. C’est la fête te dis-je !
— Je me fiche d’avoir un verre, ça m’évitera la vaisselle.
— Tututu… J’insiste, je ferais la vaisselle pour toi s’il le faut et apporte-moi aussi une bière tiens. Tu as été très égoïste. Vilaine va !
Suranis douta. Les efforts prodigues qu’elle avait déployés avaient-ils portés leurs fruits ? Perth serait-il redevenu – ou devenu – l’homme qu’elle espérait qu’il soit ? Elle n’oubliait pas qu’avant sa rencontre avec Pertem, il s’était montré menaçant. Elle se releva, évitant d’y penser pour profiter du moment présent et alla chercher les verres et la canette. Avec une discrétion absolue il profita de son absence pour se pencher par-dessus la boisson de Suranis. Elle se troubla, redevint normale. Un peu de poudre de rêve pour lui faciliter la tâche.
— Tu en prends du temps, s’écria-t-il.
Alors qu’elle fouillait toujours le placard, il s’approcha d’elle et lui posa les mains sur les hanches. Elle ferma les yeux, sentant les prémices d’une érection furieuse. Contre toute attente, il s’empara du verre et de sa bière avant de se détourner d’elle, se rendant devant la baie vitrée donnant sur l’extérieur. Un sourire niais s’étalait sur son visage et se reflétait contre le verre. À l’extérieur, la caverne semblait vouloir les dévorer. L’horizon s’heurtait à une muraille de roches aux inclusions ferreuses et, dès qu’on descendait le regard, tout n’était plus que constructions aux toits plats, de trois étages pour la plupart. L’ensemble du paysage donnait l’impression de strates géologiques teintées par le rouge sanglant de la nuit, éclairées ci et là par les projecteurs qui balayaient les zones et les petites lampes frontales des agents de nuit. Les détritus seraient vite évacués et il ne resterait alors que l’éclairage timide des enseignes lumineuses qui ne s’éteignaient jamais.
Perth Bickhorn, le Merveilleux conscrit, embrassait du regard ce paysage brut et Suranis le rejoignit. Elle tâcha de voir ce qu’il voyait et cru naïvement qu’il se focalisait sur l’une des rares installations du plafond : une espèce de nacelle suspendue équipée d’un ventilateur géant. En réalité, le point de focalisation de Perth n’était pas si loin. Il se trouvait derrière ses globes oculaires, côté crâne, côté pensées houleuses.
— Ce n’est pas si mal comme coin, remarqua-t-il. Ailleurs, on projetterait certainement un faux ciel, des arbres gigantesques… Des séquoias ou que sais-je ? Cela ne tromperait personne, mais c’est toujours plus beau que la roche nue.
— J’aime bien, avoua Suranis. C’est réel.
— Oui, ça l’est. Rien de faux ici, que du vrai ma petite chérie ! Nous nous mentons si souvent que cette vue… Elle m’apaisera toujours. Nous sommes à l’intérieur de la Cité, sans elle nous ne serions rien… Même pas atomisés. Gloire au Conseil, ceux qui pensaient l’inverse sont morts de toute façon.
— Je ne sais pas, fit Suranis, ce qui entraîna un brusque sursaut moqueur de Perth.
— Si je ne te connaissais pas si bien, je penserais que tu me mens. Tu n’es pas stupide Susu, tu as des qualités… Une chose que tu sais c’est comment marche ce salaud de monde, sa direction générale. Oh oui, ma putain est loin d’être conne… (juste une fieffée connasse rajouta-t-il entre ses dents, récupérée parmi les ordures)
— Que se passe-t-il Perth ? s’inquiéta-t-elle. Je te trouve étrange.
— Je le suis toujours ! s’exclama-t-il. Santé ma belle ! Putain parmi les putains, plus beau cul de tout le secteur. Ça change du SAGI, de s’amuser plutôt que d’être massacré…
Il se pressa contre elle. La teinte rougeâtre généralisée de l’environnement lui rappela l’évacuation du SAGI et se refléta avec assez de force dans l’appartement pour masquer les rougeurs brusques de Suranis. Toute sa vie actuelle tournait autour de cet hangar occupé puis déblayé par les bulldozers. Déblayé de ses déchets, n’est-ce pas ? Aucun Citoyen n’avait été pelleté lors de cette tragédie qu’on ne cessait de répéter à Suranis, bien qu’elle pourrait bientôt l’être de son côté : pelletée. Elle allait complètement dérailler si on continuait à lui rappeler ce moment auquel elle n’appartenait pas. Bientôt serait-elle convoyée d’un service psychiatrique à l’autre, humiliée par les médecins blancs.
Le SAGI. Toujours lui… Cette blague ne m’amuse plus.
Un drone passa devant la baie vitrée, détournant son attention. Il virevoltait sans élégance, tenant entre ses serres un paquet gris et observant le couple de sa myriade d’yeux digitaux. Perth le remarqua aussi, grimaça et elle en profita pour faire dévier le sujet. Il s’apprêtait à évoquer encore une fois son passé, sa guibole brisée, et elle finirait bien par craquer pour lui avouer toute la vérité. Et lui, que répondrait-il ? « Oui, je t’ai croisé dans un hangar mal ventilé, t’étais si bonne que j’ai envoyé ma liste de vœu au Père Citoyen. Et alors, on ne remercie pas papa ? ». Elle le regarderait, tenterait de comprendre puis se jetterait par la fenêtre. Hélas, elle tenait encore à la vie.
Elle pointa les hélices du drone redoutable qui vrombissait à leur fenêtre à la recherche d’un client à livrer :
— Ils me foutent la trouille à se déplacer comme ça et venir zieuter ce qui se passe chez nous. Ça n’existait pas où je vivais. Ils n’avaient pas assez de place pour leur permettre de voler et on était équipé d’un service de livraison par capsules pneumatiques quand ce n’étaient pas des chariots automatisés qui nous livraient les plus gros paquets. Je ne suis pas à l’aise face à ces hélices qui déchirent l’air devant mon visage, frissonna-t-elle non pas d’effroi face à l’engin volant mais par peur de ce qu’elle pourrait dire et de la réaction de Perth.
Perth l’ignora, considérant l’appareil avec curiosité et passablement convaincu par le frisson de Suranis. Il avait cru y reconnaître autre chose, une crainte subtile pour sa personne ? Elle le méritait par son passé. Il avait perdu en mobilité et se traînait désormais à cause d’utopistes convaincus d’agir pour le bien commun ; de plus il devait désormais coucher avec l’une de ces heureuses imbéciles pour s’assurer que tout se déroulait comme prévu. L’ancien flic devenu chercheur n’appréciait pas le chaos, mais collaborer au maintien de l’ordre l’ennuyait parfois. Surtout quand cela devait être fait de la sorte et qu’il écrivait régulièrement des rapports, cachés dans le tabac le plus proche entre deux parieurs invétérés.
Il revint à la charge, abandonnant l’idée délicieuse du drone brisant la grande fenêtre pour venir lacérer la tronche de sa malaimée :
— C’est bien utile pourtant. J’aurai aimé que l’on en possède dans le SAGI, plutôt que de filmer ça à l’ancienne avec une équipe humaine. Ils auraient pu être partout, tout voir… J’aimerais tout voir ma chérie.
— Tout voir ? demanda Suranis, pas certaine de comprendre malgré la main d’un Perth qui exerça une pression au bas de ses reins.
Tétanisée, elle regarda le reflet de son salopard préféré dans le verre. Elle n’y vit que de la haine, assez habituelle bien qu’aujourd’hui elle se dit que la seule chose qui la séparait du linceul était une plaque de plexiglas. S’il la poussait, elle se laisserait faire et elle sut qu’il le ferait avec plaisir. Elle ferma les yeux, attendit le moment, mais il s’éloigna d’elle pour rejoindre le canapé en se composant un visage neutre, saupoudré d’un soupçon de volupté.
— Oui, tout... Une petite fois, allez, approche-toi… Je ne mords pas.
Elle vint à lui, le gobelet de bière à la main après n’y avoir trempé les lèvres qu’une seule et longue fois. Une seule fois. Il l’attendait, jambes croisées et son aspect plus que jamais reflétait le crapaud difforme qu’il était au fond de lui. Ils étaient prisonniers l’un de l’autre par des forces qui les dépassaient et la seule échappatoire se trouvait peut-être dans la table de nuit où sommeillait le .22 LR de Perth.
Cette nuit, alors qu’atones ils firent l’amour pour la dernière fois, Suranis se demanda si la solution à tous ses problèmes n’était pas dans le canon d’un pistolet. Une balle pour Perth, une pour elle. Le dégoût l’envahit alors qu’il l’engloutissait, bientôt, elle ne ressentit plus rien. Lorsqu’il s’endormit à ses côtés, elle se sentit fatiguée elle aussi. Elle sombra.