La terrible migraine ne se terminait pas. Elle durait depuis bien plus longtemps que sa dernière gueule de bois. Le crâne de Suranis résonnait et elle voulait mourir pour qu’à jamais il se taise. Elle se sentait faible, futile et dépassée par les événements :
— Ça va Suranis ? lui demanda une de ses compagnes de dortoir.
— Non, ça ne va pas, répondit-elle méchamment.
— C’est leur foutue « Analyse », dit-elle en mimant les guillemets. Mais la douleur n’a pas duré aussi longtemps avec moi.
Suranis s’adossa contre le mur métallique. Une mince toison rousse repoussait déjà sur son crâne, mais elle demeurait assez fine pour que le contact froid du métal irradie en elle. On lui avait administré des antalgiques, elle arrivait à sa dose maximale journalière. Le gardien, qui les visitait régulièrement, lui avait assuré qu’elle n’en aurait bientôt plus besoin. Pouvait-elle vraiment lui faire confiance alors qu’elle attendait ses résultats depuis une semaine avec ces trois autres femmes ?
Elle se demanda pourquoi on lui infligeait pareille chose. Jinn Pertem n’avait pas été enfermé lui… Le gardien racontait même qu’il n’eut même pas à subir l’Analyse car les preuves amoncelées en sa faveur suffisaient. Pourquoi un tel traitement pour Jinn ? Parce que l’Analyse pouvait aussi bien faire ressortir l’unique vérité que bousiller un cerveau fonctionnel. Mais, on n’avait pas hésité une seule seconde avant de s’attaquer à celui de Suranis.
— Ils vont nous garder longtemps, tu penses ? J’ai déjà un mal de crâne pas possible, si au moins je pouvais quitter cette taule je serais la plus heureuse des femmes, demanda-t-elle.
— Dortoir, rectifia sa codétenue. Une semaine ils nous ont dit. Je leur fais confiance. Quand ils sauront qui tu es vraiment, ils se jetteront à terre sur ton passage. Tu es Suranis Rhéon, la détective de Seth Karanth.
— Il paraît.
Son enquête la poursuivait jusqu’au SAGI, le Secteur auto-géré des Infichés. Seth Karanth – un membre de la première génération – partageait certaines informations avec le groupe et, parmi elles, celles concernant sa défunte fille. Le SAGI s’était occupé de vérifier ses dires avec leur frêle réseau et en déduisait que Pertem était innocent, totalement.
Le gardien, qui ne savait garder un secret, avait aussi raconté qu’on aurait payé le prix fort pour une prostituée – incluant si on l’entendait les pires sévices jusqu’à la mort. Tout cela pour couler un concurrent trop sérieux pour que l’on ne se questionne pas devant les résultats électoraux pipés… Suranis avait été prise d’épouvante en entendant cette histoire et s’imaginait Pavla recroquevillée dans une grosse malle de voyage, bâillonnée et ligotée, alors qu’elle passait la frontière surfacienne. Le mercenaire se serait présenté avec son astronef chromé (en toc) agrafé sur la chemise, tendu un ticket à l’agent en poste, puis aurait rejoint son contact qui aurait promis de régler les derniers détails de cette « vaste mascarade » avant de disparaître en traînant la lourde malle. Suranis ne voulait pas savoir comment le SAGI était parvenu à obtenir ces données, pour un réseau en perte de vitesse il n’en oubliait pas l’importance cruciale des informations.
— Sans toi, on ne saurait rien. On croyait dans ces photos et on se convainquait déjà qu’une junkie avait été la victime d’un monstre… Mais ce n’est pas le cas…
Suranis ne lui répondit pas et ferma les yeux. Elle voulait que l’admiration stupide dans sa voix disparaisse. Elle n’était pas une héroïne, juste une nana mal placée qui, si elle avait su, n’aurait jamais dévoilé qu’Hilda, la gentille junkie, n’avait jamais croisé le chemin de Jinn Pertem. Pourquoi ce changement de victime ? Peut-être que les commanditaires de cette horreur s’étaient-ils rendus compte que la victime était trop blanche pour être à sa place à la Surface et qu’on questionnerait sa découverte ?
Non, ce n’est pas ça. Tout est bien trop calculé pour qu’ils fassent une erreur aussi grossière… L’ordure à l’origine de tout s’apprête à sortir son plus beau jeu. Il va se taper le all-in de sa vie et nous n’aurons plus rien d’autre que nos yeux pour pleurer. Je viens de ruiner ma vie et celles de tous ces gens qui prônent la vérité… Mes bourreaux, mes sauveurs.
La codétenue continua de lui parler. Elle se lançait dans un interminable monologue admiratif. Elle ne cessera donc jamais ? Si seulement je pouvais disparaître, ici et à jamais. On répondit à une partie de sa prière. Elle demeura entière sur son lit, mais un individu entra dans la pièce. Ce n’était pas le gardien qui piaillait autant que sa codétenue. L’homme se pavanait avec un air qui criait qu’il ne venait pas pour rien. Suranis remarqua aussitôt le mastodonte qui le suivait de près et qui tenait entre ses mains un lanceur de balles de caoutchouc. Caoutchouc ou pas, une balle bien placée reste une balle. Œil en moins, dents éclatées. À l’ancienne, hein ?
La codétenue se tut, l’homme qui ressemblait à un gros œuf avec des sourcils broussailleux lança d’une voix mielleuse, obséquieuse et détestable : « Suranis Rhéon ? ». Elle fit mine de ne pas l’entendre et se retourna sur son lit.
— Ne me fuyez pas, je vous vois bien, continua-t-il.
Les raisons d’une telle visibilité étaient évidentes. Suranis était la seule rousse du dortoir et surtout sa peau, singulièrement blanche, détonnait. Un blanc bien moins éclatant que celui de la salle d’opération. Sans daigner le regarder elle lui répondit :
— Que me voulez-vous ? L’Analyse est tombée ?
L’Œuf la fixa avec une ardeur déconcertante. Les Sagistes avaient ouvert à la volée tous les tiroirs que Suranis avait estampillés « Top secret ». En petites lettres, peu lisibles mais présentes, pouvait-on aussi y lire qu’il était fortement recommandé de se jeter par la première fenêtre venue si on venait à se montrer trop curieux. Suranis se disait qu’ils n’étaient pas allés jusqu’à là. Elle ignorait ce que l’Analyse pouvait vraiment apprendre. « C’est pour lire dans tes pensées » lui avait dit sa fan numéro 1 et bien qu’elle n’eut aucun terrible secret à cacher, elle n’appréciait pas cette idée.
Puis voilà, ils venaient de la finir leur foutue Analyse. Le résultat arrivait à elle sous la forme grotesque de cet homme :
— Pardon, dit-il. Je ne voulais pas vous effrayez, mais nous avons finalement eu les résultats de votre Analyse…
Il laissa un blanc.
— Oh, ne me faites pas languir…
Elle ignorait s’il s’agissait d’une forme de sadisme ou d’un mauvais trait d’humour de l’homme. Elle n’oubliait pas que derrière lui se trouvait une brute armée et qu’elle venait potentiellement pour en finir avec le cas Rhéon.
— L’Analyse a révélé votre pureté d’esprit, mes félicitations ! s’exclama-t-il en agitant ses bras, le rendant d’autant plus ridicule qu’il ne pouvait déjà l’être.
— Chouette, répondit-elle. Ce qui veut dire que je suis libre ?
— Presque. Disons que vous pouvez sortir, sous ma bonne escorte, oui.
« Félicitations » lança la codétenue. Suranis ne voulut pas rester davantage, elle tourna le dos à la femme dans l’espoir de ne pas la recroiser dans le SAGI. Elle n’avait pas oublié le lanceur de balles dans les mains de la brute. Quelqu’un avait échoué à leur Analyse et elle pensait qu’il s’agissait de Myrthes, la jeune femme arrivée une semaine avant elle et qu’on gardait le temps de s’occuper de formalités supplémentaires. Officieusement, ils vérifiaient les résultats de son Analyse une seconde fois, puis une troisième…
C’est donc ce qui arrive quand on échoue à leur conne d’Analyse ? Adieu Myrthes, je ne te reverrais jamais.
Les pires images des camps de concentration se dessinèrent à elle. Qu’ils soient nazis ou ceux qui suivirent, ils opéraient toujours avec la même régularité morbide. À éliminer les faibles et les fourvoyés… Elle imagina Myrthes plaquée contre un mur, les mains ligotées dans le dos et le peloton d’exécution qui tirerait à l’unisson. Les balles défonceraient son visage adolescent et la vie s’échapperait d’elle en un souffle. Elle comprenait que pareilles extrémités puissent exister sans pour autant daigner les accepter. Les petits secrets du SAGI, l’ombre derrière la lumière.
Ils sortirent du dortoir-prison et dans l’entrepôt, Suranis osa poser sa question :
— Il venait pour Myrthes ?
L’Œuf baissa les yeux, honteux :
— Oui, elle a échoué. C’est une espionne du Conseil, j’ignore comment elle a pu arriver jusqu’ici… De toute façon, elle ne peut pas remonter si facilement auprès de son employeur, c’est un vrai dédale par ici.
— Que va-t-il lui arriver ?
— Nous ne savons toujours pas comment effacer les souvenirs, nous ne sommes pas des magiciens. Et à quoi bon ? Le Conseil doit bien avoir en réserve la recette pour les récupérer. Nous allons nous contenter de la mettre à la porte du SAGI.
« Ce n’est pas une sentence de mort » voulut-il continuer, mais Suranis n’était pas dupe. Il n’existait rien d’autre sinon le SAGI ici et le cheminement jusqu’à la civilisation était bien trop complexe pour qu’on y parvienne sans assistance. Il y avait des portes bloquées par des digicodes sur le chemin. Myrthes errerait dans les étages, chercherait une semaine la sortie en grignotant les vieilles rations abandonnées par les Fondateurs et mourra de botulisme. Tout cela parce que des termites cérébraux avaient creusé des galeries dans son cerveau… Au moins, une balle ne viendrait pas faire une dernière tranchée franche.
Ils ne parlèrent pas davantage alors qu’ils s’engagèrent dans l’entrepôt. Myrthes s’éloignait de Suranis physiquement et intellectuellement. Elle préférait se recentrer sur son présent, sur sa liberté soudaine bien que cloisonnée et sur ce qui l’attendait. Elle ne pensait à rien d’autre quand, soudain, ils atteignirent les rangées d’étagères sur lesquelles naquirent le Boucan. Le grand Boucan perché à la cime des étagères ne cessait de glapir. Une espionne découverte ? Était-on à l’abri ? Suranis Rhéon dans le SAGI ? La porteuse de flamme est-elle plus proche de Prométhée ou de Pandore ? Qu’est-ce que les termites avaient vraiment découvert ? Suranis, Suranis, Suranis… Son prénom faisait office de ponctuation dans les conversations qui redoublèrent à leur passage. Il lui parvenait comme une double interrogation, comme si les S s’étaient mués en points d’interrogations. Suranis, la vraie ? Suranis, celle qui savait ?
L’Œuf eut un sourire en coin en entendant ces murmures lointains et pressa le pas jusqu’au bâtiment communautaire :
— Vous n’êtes pas n’importe qui Suranis.
Elle n’aspirait qu’à l’anonymat. Ce même anonymat qu’on lui avait dévoré derrière la porte cerclée de rouge. Elle soupira.
— Il paraît, mais j’ai toujours du mal à comprendre pourquoi l’innocence de Pertem est si importante pour vous.
— Vous verrez, on va rencontrer des copains qui expliqueront ça mieux que moi.
Ils contournèrent le bâtiment et arrivèrent sur un parc bétonné fermé par une grille de fer. Elle s’ouvrit sans bruit et un monde merveilleux s’offrit à eux, bien différent des lierres et cahutes perchées du SAGI.
— Une plantation hydroponique ! s’exclama Suranis.
Elle n’en avait jamais vu de sa vie, mais connaissait leur existence dans les derniers étages. Les troncs de plastique s’étendaient à perte de vue et se paraient de magnifiques feuilles d’un vert naturel. L’alliage du matériel hydroponique et des cultures donnaient à la fois la nausée et la sensation d’avoir découvert les Cités d’Or, bien que dorées elles ne le soient pas. C’était une débauche de vert et du rouge des tomates, Cités pomodoro, qui lui donnèrent aussitôt l’eau à la bouche. Elle repensa au slogan des insipides barres Bakers « En un croc, dévorez un potager » et, confrontée à la réalité, elle se sentit défaillir. L’Œuf, visiblement, se rendait compte de son état car il continuait à sourire bêtement. Une telle débauche alimentaire semblait particulièrement déplacée dans le SAGI et en même temps…
C’est la vérité, ce que je vois est vrai. Je peux toucher une plante, arracher une feuille… L’utopie réalisée ici n’est pas frugale, elle est abondante et finira par mourir quand elle aura épuisé son fertile substrat.
— Oui, je sais, fit l’Œuf. C’est quelque chose.
Suranis l’ignora. Elle le suivit au milieu des plantes qui murissaient et qui paraissaient presque vivantes, presque aptes à entendre tous les secrets de la réunion qui avait lieu entre elles. Qui des humains ou des plantes se trouvent être les pixies en ces lieux ? se demanda-t-elle en remarquant les chaises de plastique jauni sur lesquelles s’affalaient des figures familières. Nesta sans son masque, la silhouette filiforme et chauve (mais son crâne était-il aussi lisse la semaine passée ?) de Jinn Pertem et un inconnu que tous observaient avec une adoration juvénile. Tout d’abord, elle crut qu’il s’agissait d’un fruit moins mur que les autres avec ses cheveux verts, puis ils s’agitèrent et elle en laissa presque tomber sa mâchoire avec stupeur.
Le fruit, elle l’avait vraiment vu. Elle en était persuadée bien qu’il tournait son visage rougeaud vers elle pour lui sourire du peu des dents qu’il lui restait. Un junkie, pensa-t-elle d’abord, non… Il n’a rien perdu à force de consommer, ses dents ont été brisées.
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Ce fut Jinn qui brisa le silence de ce moment un peu hors du temps, un peu étrange :
— Ah ! Voilà Suranis est de retour ! Je suis si heureux qu’on vous ait enfin donné une autorisation de sortie, lui dit-il en tendant une main qu’elle serra, hésitante à lui donner l’accolade.
— Vous avez l’air épuisé, remarqua-t-elle en s’écartant d’un pas.
Les yeux de Jinn étaient cerclés de noir. Lui non plus ne dormait pas très bien de toute évidence.
— C’est OK, mentit-il. J’ai simplement encore du mal à m’habituer aux turbines… Trop de bruit, vieille habitude surfacienne.
— Tant mieux alors, répondit-elle avant de se retourner vers Nesta pour la saluer.
La femme à qui elle devait la vie esquiva la main tendue pour lui donner l’accolade.
— Salut Suranis, tu es enfin dans le coin ! dit-elle avec une once de honte dans la voix. Désolée de ne pas t’avoir cru sur parole… La paranoïa est une habitude tenace dans le SAGI.
— Que je comprends, crois-le bien…
— Grand bien alors. Par contre, il va falloir que vous commenciez à vous tutoyer… J’ai l’impression que nous venons d’accueillir deux petits bourges en pleine reconversion pro Nate !
L’homme aux cheveux verts remua une main impatiente, mais ne dit pas un mot. Nesta continua :
— Mais dis-moi, comment se porte ta caboche ?
— Douloureuse. J’ai entendu dire que ça devait s’atténuer avec le temps, mais j’attends toujours les résultats… Je commence à songer à un traitement plus radical. Il paraît qu’une amputation à la première cervicale est formidable pour ce qui est des migraines.
La blague fut accompagné d’un rire forcé. Un petit rire cocktail sans ambition et qui ne trompa personne. Sa tête l’élançait assez pour qu’elle puisse songer à des méthodes radicales et si elle ne passait pas à ces extrêmes c’était seulement car ça s’améliorait. Déjà, elle n’avait plus envie de dégoupiller sur place et puis, ses idées s’éclaircissaient. Elle ressentait cela comme l’équivalent psychique d’un lavement, purifiée et essorée dans la foulée.
Le troisième personnage de la réunion, celui qui émerveillait visiblement Jinn, lui lança un petit air désolé. Pour les rares bases de sociabilité que Suranis possédait, elle vit en lui un leader. Du moins, une sorte d’aura s’en dégageait et supplantait la présence d’un ancien candidat en lice pour le Pilotage de l’étage A. L’homme lui tendit une main aux doigts si fins qu’on aurait pu la confondre avec une serre de rapace.
C’est ce que tu es. Un rapace curieux venu zieuter ce qui se passe sur le plancher des vaches et tu t’es lié de sympathie avec elles, n’est-ce pas le Vert ?
— Bonjour Suranis ! Je suis bien content de te rencontrer enfin depuis le temps que l’on me parle de toi. Je suis Nate Killian, mais Nate suffira.
Le nom ne lui était pas inconnu et pour cause, avant Seth Karanth il y avait eu Nate Killian sauf que lui avait survécu. La troisième année du 27e Conseil fut l’occasion d’un feu de joie singulier dans le palais sectoriel de l’étage B et les pyromanes étaient menés par Nate Killian. Le plus grand des terroristes, il en était devenu légendaire.
Elle déglutit. Le croquemitaine se tenait face à elle, impassible. Elle n’y croyait pas vraiment.
— Le Nate du palais sectoriel ? balbutia-t-elle éprise d’une soudaine envie de prendre la fuite, mais la forêt se refermait derrière elle.
— Celui-là même.
— Vingt-trois morts…
— Dans un coup d’éclat d’une tristesse absolue, admit-il.
— Vous êtes l’ennemi public numéro 1 !
Il ricana sans humour.
— Personne n’a donc fait mieux depuis ? Tu n’es pas au courant de tout… Mais soit. Tu n’es pas mal aussi… Bien recherchée, heureusement que ta puce est off et que…
Elle n’entendit pas la suite. Sa vue s’obscurcit puis revint. Une nouvelle céphalée, une énième envolée dont elle ne serait de sitôt débarrassée. Le fruit pas mûr reprenait le dessus et Nesta se plaça à ses côtés pendant que Nate la dévisageait avec la plus profonde des tristesses.
Il sortit de sa veste une petite flasque d’alcool, le meilleur des remèdes contre une bonne migraine… Paraissait-il si on oubliait que celle du lendemain serait pire et que notre foie nous clouerait au lit sous peu. Suranis s’en empara, avala une gorgée et se garda de la recracher. L’huile de moteur fermentée devait avoir le même goût.
— Ça va mieux ? s’enquit-il. C’est le mieux que je puis t’offrir contre ce léger désagrément… Mais bon, tu sais ce qu’on dit… L’eau fait rouiller et l’alcool conserve.
Un nez plus rouge que la moyenne indiquait que l’adage était tout sauf vrai. Elle se demanda quand elle commencerait à lui ressembler. J’arrêterais avant cette étape, se persuada-t-elle comme tous les alcooliques en devenir.
— L’alcool ne résoudra pas mes légers problèmes.
— Tu m’en vois navré… Je suis l’unique responsable de ton état actuel. C’est la faute de l’Analyse… On appelle les petits monstres qui ont œuvré à la tienne des « termites cérébraux ». Je crois que le nom officiel est plutôt du genre 542-AD. Des nano-robots que nous sommes incapables de reproduire…
— Qui bouffent nos cerveaux parce que vous êtes paranos ? intervint Suranis, furieuse.
— Ta gueule Suranis, lança Nesta et, à la grande surprise de la concernée, Jinn approuva. Laisse-le finir.
Une grimace abîma le visage de Nate Killian. Il croisa ses jambes et enfonça son menton entre ses mains jointes :
— Ness, c’est normal. Elle a raison, nous sommes paranoïaques et nous ne savons plus faire sans les termites.
— Mais c’est normal, c’est la seule solution Nate !
— Ah bon ? Elle me paraît bien risible pour des gens qui, comme nous, aspirons à la liberté et une belle égalité entre tous les êtres. Nous faisons passer des Analyses de force parce que, si nous venions à la proposer, devrions nous voir dans le refus un engagement auprès de l’Ennemi ou un simple acte de pudeur ?
— Pudeur, murmura pour lui-même Jinn.
— Peut-être, murmura à son tour Nate. Tiens, je m’éloigne du sujet. Suranis, veux-tu savoir ce que nous t’avons fait ? Une partie de notre histoire ?
Elle en avait oublié la raison de cette futile dispute. Elle souhaitait entendre la suite, non pas pour les excuser mais pour mieux les comprendre. Ils feraient partie de sa vie un temps, pensa-t-elle amèrement. Elle approuva.
— Bien. Alors, tu dois savoir que nous ne sommes pas les premiers insurgés de la Cité. Les tentatives de rébellion, il y en a une nouvelle tous les siècles et, quand ils sont fertiles, toutes les décennies. Elles se sont toujours soldées par des infiltrations de flicailles dans les rangs, puis des mises à bas. Tu as peut-être entendu parler de Béladonia sous le 26e Conseil ?
— Très vaguement, admit-elle.
— Oui, ce n’est connu que des milieux militants et encore… La vérité a été oubliée. J’y étais, une belle occupation dans l’étage H. Nous vivions chichement en empoisonnant le système avec une douceur inouïe. Des placardages pour l’essentiel, mais aussi des actions plus marquantes comme le sabotage de certains bureaux de vote.
— Ils sont allés jusqu’à faire élire un camarade au Pilotage de l’étage, ajouta Nesta en dévoilant ses dents.
— Oui, gloussa Killian. On tournait bien, puis un jour un ver a bouffé la pomme. Les flics ont débarqué à dix contre un et nous ont balancé tellement de lacrymos que certains sont tombés raides morts, étouffés par leurs propres glaires. J’étais là, planqué dans un couloir. Je cherchais la sortie comme mes poumons. Si ma fuite n’avait pas été camouflée par les souffles de mes camarades mourants, je ne m’en serai pas sorti. C’était mon premier squat, pas le dernier. J’ai appris et nous avons tous appris à nous défendre. La troisième année du 27e Conseil, lorsqu’ils sont de nouveau venus, on les a repoussés en leur balançant le contenu de gros extincteurs rouges dans la gueule et, tu sais ce qu’il y a de beau là-dedans ? Ils ont flippé, ils ont pris la fuite. Le chat s’attend rarement à ce que la souris réplique à croire… Nous étions en force après cette victoire et dans un tel état d’excitation que nous avons foncé sur le palais sectoriel. Nous voulions juste le cramer au départ, mais en cherchant les archives pour les brûler, nous sommes tombés sur bien pire…
Il ferma les yeux, se remémorant le moment. Le dégoût dégoulinait de lui.
— Les termites, compléta Suranis.
— Oui, ces putains de termites. Ils les expérimentaient encore et ils en avaient tout un stock. On les a volés, libéré les victimes puis un gars a commencé à donner de la cravache sur un laborantin terrorisé… Puis un autre et encore et encore... Nous étions devenus incontrôlables.
— Vous avez tué.
— Je n’ai tué personne, ce sont mes camarades. C’est drôle hein ? Personne ne raconte que Nate Killian a sauvé la vie de sept fonctionnaires regroupés dans un bureau que ses petits copains voulaient dégommer.
Bien que sans preuves de ce qu’il avançait, Suranis le crut. Elle lisait en lui quelque chose de foncièrement sincère. Le martellement sourd des derniers termites cérébraux dans son crâne qui creusaient leur chemin vers leur tombe reprit. Elle fronça les sourcils, mais ne vacilla pas.
— Je vous crois.
— Je m’en moque que tu me crois ou non. Dans tous les cas, c’est de là que viennent nos termites et ils sont en bout de course. On les réutilise quand on peut…
— Vous savez au moins comment ils fonctionnent ? le coupa Suranis.
— Oui. Ils stimulent certaines zones du cerveau en proposant certains arguments dans le langage du cerveau-hôte. Tout un tas d’idées ont dû te traverser l’esprit concernant le SAGI, le monde, le Conseil… Ce ne sont pas les tiennes, mais des stimili des termites pour te tester. Je te rassure, elles ne décortiquent pas à proprement parler tes pensées, elles t’interrogent en sous-marin et ne peuvent avoir comme réponses que des oui ou des non.
— Ce qui veut dire, si je peux me le permettre Nate, ajouta Jinn. Que nous ne pouvons même pas crier à l’enlèvement si vous nous gardez ici car les termites auront déjà dévoilé notre consentement.
Nate éclata de rire puis se leva pour piocher dans une glacière une canette encore fraîche d’une bière locale qu’il ouvrit d’un index expert. Il la tendit à Suranis qui la refusa. Elle réfléchissait encore aux conséquences de cette révélation. Elle n’était pas prisonnière et en même temps oui. Prisonnière de choix réalisés en amont dont elle ignorait tout.
L’Alt aux cheveux verts regarda la canette et en but une gorgée. La sécheresse qu’il ressentait s’estompa et il reprit :
— Donc, je sais déjà que toi et Jinn nous suivront dans ce que nous projetons.
— Certainement, soufflèrent en chœur, et avec dépit, Suranis et Jinn.
— Les termites nous ont soufflé la réponse avant vous. Vous êtes assez malins pour savoir qu’il n’y a rien pour vous plus haut. Jinn Pertem s’est retrouvé dans la fosse à purin de l’histoire et Suranis Rhéon, qui devra tenter de le réhabiliter, est avec nous. Je crois que je peux remercier mon ami Seth pour nous avoir envoyé nos deux personnalités médiatiques…
— Mes condoléances, dit Jinn en remarquant que ses yeux s’embrumaient, prélude d’une tempête qu’il ne souhaitait voir.
— Ce n’est rien. Il a mis un coup dans la fourmilière… Mais grâce à lui on vous tient. Nous avons des projets pour vous deux et un projet qui ne vous concerne pas… Des projets qui dans tous les cas participeront à votre réhabilitation, sauf si vous souhaitez vivre ad vitae eternam avec de vieux croulants ?
— Non. Mais je veux quand même connaître l’autre projet avant d’entendre ce que vous attendez de nous, demanda Suranis.
— Herth vit ses dernières heures, admit Killian.
— Pardon ?
— Il était des nôtres.
Suranis chercha du regard un endroit où s’asseoir pour digérer le choc. Elle s’en doutait. Pour l’instant le jeune homme devait survivre là où le Conseil envoie ses victimes dormir d’un sommeil fragmentaire, mais il finirait par être éliminé comme tous suspects un peu trop gênants. De plus, s’il appartenait au SAGI alors rien n’empêcherait les termites de dévoiler leur position. Ça prendrait du temps et avec pragmatisme le mouvement prévoyait son assassinat.
Je ne sais pas si j’aurai pu faire la même chose… Des ombres titanesques s’étendent sur le SAGI et je vais les suivre, docilement… Parce que quoi ? Ah oui, je n’ai nulle part où aller.
— Tu vas bien Suranis ? demanda Nesta.
— Oui, ça va.
— Jamais personne ne mourra pour rien, continua Nate Killian. Herth connaissait les risques, il n’est pas un interne au SAGI mais connaît des personnes qui peuvent indiquer le chemin de la maison et nous sommes forcés d’agir pour l’empêcher de parler. Cela ne nous réjouit pas, mais dans tous les cas il est foutu et finira pendu à un moment ou un autre. Nous avions un commun accord si de telles conditions se réunissaient et il avait accepté.
Sa chaise craqua alors qu’il se rasseyait, puis ce fut au tour de ses doigts. Sa voix même craqua lorsqu’il aborda les raisons qui l’avait poussé à faire venir à lui Suranis Rhéon – avec les réunions sagistes, ils avaient eu la semaine pour réfléchir à ce qu’ils allaient faire de l’opportunité présentée.
— Bref. Vu que Jinn est déjà au courant de ce qu’on attend de lui, j’aimerais aborder ce point avec toi Suranis.
— Si je suis d’accord.
— Tu ne l’es pas ?
Sieurs termitiers avaient déjà tout sondé. Elle se mordit la lèvre en baissant la tête.
— Une réponse éloquente. Bien, de toute évidence tu ne pourras pas remonter vers la Surface sous peu. Tu es recherchée et pour te réhabiliter il n’existe qu’une seule méthode : montrer la vérité sur l’affaire Pertem, le faux procès qu’on lui a collé au cul et la femme qu’ils essaient de liquider parce qu’elle en sait trop. Mais, après consultation du SAGI, on a pensé qu’on pouvait faire un peu plus que ça… Rien ne vous protégera si le Conseil reste en place, ce qu’il fera certainement, alors nous allons le faire exploser. Le meurtre de Pavla Karanth n’est qu’un mensonge parmi d’autres. Je ne dis pas qu’il est sans importance, mais il est assez isolé pour qu’on pardonne le Conseil. Cependant, si nous réunissions une multitude des merdes conseillères, nous pourrions les présenter aux Citoyens. Parce que, tu vois Suranis, on peut agiter une bougie dans l’obscurité pendant des décennies - ce que j’ai essayé de faire - sans que rien ne bouge. La population est trop favorable au Conseil pour qu’elle puisse se faire une image d’ensemble de ce dernier alors on va un peu forcer la main… Le plan est simple, on peut toujours éclairer une partie d’une pièce sans jamais la dévoiler entièrement ou on peut balancer des millions de watts.
L’idée de s’impliquer dans pareille affaire déconcerta Suranis. Mais maintenant qu’elle se trouvait dos au mur, que pouvait-elle faire sinon montrer son approbation en hochant docilement la tête ? Jinn emprunta du tabac à Nesta et roula deux cigarettes : une pour elle, l’autre pour lui. Il écoutait très distraitement la conversation avec l’impression de ne pas être à sa place ici. Personne ne l’était vraiment, conclut-il en remarquant l’air troublé de Killian.
Il est dans la Zone, voilà tout. Ses rêves ne porteront jamais et il le sait, mais il s’escrime à combattre et nous allons l’aider parce que nous n’avons rien de mieux à faire… Aussi parce que l’injustice est un sentiment puissant et qu’on ne pourrait se résoudre à ne pas rendre les coups qu’on nous a donné. Même si cela doit faire de nous des pantins.
Il tira sur sa cigarette, Nesta lui donna une tape amicale sur l’épaule.
— Ça me paraît cohérent, dit Suranis. Comment comptez-vous monter tout ça ?
— Il nous faut accumuler des preuves. J’ai entendu dire que tu bossais à la FPC à une époque. Tu as toujours ta carte ?
— Elle a été démagnétisée, mais je l’ai encore. J’étais sensé la détruire, mais j’ai oublié et eux aussi.
— Alors, profitons de leur foi totale dans les sacro-saintes puces d’identification pour qu’ils ne fassent pas le lien entre un nom sur une carte et une femme recherchée…
Il lui dévoila le reste du plan qui se déroulerait dans les couloirs froids d’une morgue. Elle imagina son cheminement, ressentit de la peur à l’idée de remonter et de se glisser là-bas. Elle n’avait aucune envie d’enquêter en utilisant une identité qui n’était plus la sienne, mais quelles autres solutions s’offraient à elle ? Elle n’attendrait pas que l’État débarque dans sa vie avec force et violence, elle sortirait du four avant que sa cuisson ne dépasse le stade du bleu.
Non, tu es déjà au stade carbone. Rien ne me plaît, mais le terroriste a raison. Je vrillerais si je reste ici.
Elle accepta même si rien ne lui plaisait.