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Chapitre 35

La salle de garde n’avait plus d’usage concret depuis que la Cité existait. Autrefois, elle permettait aux Éveillés – solitaires et dévoués au secteur - d’être disponibles immédiatement pour toute intervention sur l’une des composantes sensibles du vaisseau-arche. La salle avait été transformée en point réseau par le gouvernement mais personne ne la fréquentait. Les cafés politiques clandestins qui s’y étaient tenus et avaient menés à la création de tant de courants de pensées n’existaient plus ailleurs que dans les distributeurs bancals surchargés par les stickers narrant ces derniers.

Fait étrange, la pièce avait récemment été nettoyée et, fait qui l’était encore plus, les machines regorgeaient de victuailles : périmées pour certaines, d’impérissables sodas pour d’autres. Jinn s’approcha d’une des carcasses et commanda un soda. La machine le vomit. Suranis se contenta d’une bouteille d’eau aux frais du Conseil. De l’eau c’était déjà du luxe lorsqu’on considérait les vingt crédits de consigne, l’équivalent de cinquante fois le contenu de la bouteille. Elle dévissa le bouchon, perça l’opercule et bu une gorgée. Jinn de son côté se contenta de jongler machinalement, d’une main à l’autre, en détaillant Suranis de pied en cap. Il attendit qu’elle avale sa petite gorgée, par pure politesse pour cette boisson offerte bien qu’elle se rendit compte que sa course l’avait assoiffé :

— Bien. Nous voilà désormais à l’abri des regards… Vous serez donc… Suranis Rhéon, c’est ça ?

— C’est bien ça.

— Et vous vous êtes jetée sur moi sur le prétexte que vous pensiez me connaître. J’ai bien failli vous rembarrer si la réciproque n’était pas vraie… J’ignore cependant comment je pourrais vous connaître et cela me tracasse à un point que vous ne pouvez pas imaginer.

— Nous sommes donc deux fous, répondit Suranis ce qui fit rire Jinn.

Il hocha la tête en guise d’approbation, les yeux pétillants. Il se marrait, soit, mais pas pour la blague, davantage de soulagement. La folie partagée restait moins probable que la folie isolée. Il la questionna sur les différents lieux communs qui pouvaient les unir :

— Mais je n’ai pas la moindre foutue idée d’où nous pouvons nous connaître, fit-il avec un pincement des lèvres. J’ai l’impression d’avoir fait bien plus que simplement vous croiser au détour d’une rue et, diantre, je suis bien incapable de voir comment j’ai pu le faire. Je ne démords pas que si je vous avais croisé dans la rue, je l’aurai noté.

La remarque n’avait pas besoin d’explication complémentaire. Suranis avec ses cheveux détonnait dans la Cité. On ne la manquait pas comme on n’oubliait jamais le marchand Noir de lointaine contrée croisé dans les ruelles de l’Occident médiéval.

— Je m’en doute et me pose la même question que vous, avoua Suranis. J’ai quelques moments de trouble… De… Brouillard. J’ai pensé que cette brume n’était due qu’à l’alcool – à l’époque j’étais très penchée sur le sujet voyez ? - mais parfois, au travers de tout ça, j’ai des… Flashs ? Comment dire… De très vagues souvenirs du…

— SAGI, la coupa-t-il avec un air de compréhension soudaine. J’ai aussi ce foutu moment vague et il correspond à cette période.

— Oui, s’exclama Suranis. Le SAGI…

— Par tous les diables, qu’est-ce vous auriez fait là-bas ?

Il se leva d’un bond, ou plutôt d’une fesse. Ses mains posées sur la table tremblaient d’excitation et une expression presque juvénile le traversa. Globalement, Jinn possédait une excellente mémoire pour tout sauf ce qui concernait, de près ou de loin, les événements du SAGI. Depuis qu’il en avait été extirpé tout n’était qu’un immense fouillis et si le terreau plus meuble de sa mémoire ne lui laissait pas entendre que des souvenirs étaient enterrés, il n’en aurait jamais suspecté la simple existence.

Le terme « louche » décrirait excellemment cette période. Ce qui suivait avait une senteur d’artificialité qui le rendait perplexe, surtout lorsqu’il l’observait au prisme de la myriade de pseudo-souvenirs qui valdinguaient autour de lui.

— Mais j’y étais ! s’écria Suranis en découvrant que ça, elle le croyait vraiment un peu comme on peut croire en Dieu, mais son cartésianisme latent réclamait des preuves. J’ai beaucoup du mal à me souvenir de ce qui s’est passé à cette période. J’ai des images qui me reviennent d’un lieu où je ne devais pas être. Vous y étiez… Alors, par pitié, confirmez-le-moi… J’étais là-bas, avec vous ?

— Comme si je le savais, lui répondit pieusement Jinn (et il le pensait). C’est une possibilité… Sous le choc, j’ai oublié presque l’intégralité de cette période.

— Vous ne pensez vraiment pas que… J’aurais pu y être et que pour je ne sais quelle raison, je ne m’en souvienne plus ?

Jinn se rassit, zieutant par habitude la porte de la salle : rigoureusement close. Une paranoïa tranquille s’était installée chez lui depuis quelques temps.

— Disons que... Vous faites chier, vous le savez Suranis ?

— Désolée.

— Passons, mais ce que je dirais doit rester confidentiel. C’est bien compris ?

— Tout à fait.

En un sourire, il tâta le dessous de la table. Aucun micro.

— Les événements du SAGI sont très mystérieux pour moi. Je n’ai pas la moindre idée de ce qui s’est passé dans cet entrepôt. On m’a raconté des choses, mais dois-je les croire pour autant ? La seule à laquelle je porte une foi inébranlable c’est qu’une équipe héroïque s’est portée à mon secours.

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— Héroïque, lâcha une Suranis sarcastique.

— Une blague. Tout le reste je l’ai appris par eux. Alors depuis lors j’essaye de rassembler les souvenirs en ma possession et figurez-vous qu’il n’en existe que très peu. Je ne dirais même pas qu’il y en a assez pour remplir une journée dans la semaine. Le problème c’est que ma mémoire n’est pas si mal foutue le reste du temps… Oh que non, elle est bien trop vivide pour que mes souvenirs se limitent à des repas, des rires et des bières échangées… Alors, j’ai un peu creusé dans les rapports, ceux auxquels je pouvais avoir accès, et étrangement ce qui m’entoure a été soigneusement effacé excepté deux trois éléments sans importance. Qu’est-ce je dois faire de ça ? Garder mes doutes pour moi ? Je ne pensais pas être complotiste avant d’avoir les documents devant mes yeux… Vraiment !

— Pourtant… commença Suranis, fascinée.

— Vous tenez à savoir ce qui m’arrive depuis ? le coupa Jinn. Des rêves. Une pelletée de rêves. Un des récurrents est l’un des plus drôles. J’y vois un rougegorge blessé que je sauverais d’une mort certaine.

— Les animaux volants de l’ancienne Terre ?

— Oui, les mêmes que dans les livres pour enfants entreposés dans les bases de données littéraires. Ce rougegorge, j’associe son nom à Sura… Plutôt Suraya que Suranis, mais maintenant que je vous vois, je ne peux pas m’empêcher de faire le rapprochement. Donc non, je ne peux pas affirmer que vous étiez au SAGI … Mais jamais je ne pourrais nier la possibilité que vous pourriez vous situez dans une zone blanche.

Aussi blanche soit-elle, Suranis décida de se mettre au diapason. Elle pâlit ostensiblement.

— Oui, je sais ce que vous pensez… Je préférerais vous raconter des cracks plutôt que la vérité.

— Je ne suis donc pas folle…

— Ce n’est pas ce que j’ai dit, mais oui, c’est une possibilité.

— Pourquoi aurions-nous oublier ?

Jinn entrouvrit la bouche pour parler et préféra se taire. Il tâcha de se souvenir de quelque chose de la plus cruciale importance sans parvenir à mettre le doigt dessus.

— C’est ce que j’aimerais savoir Suranis… Ce que nous pourrions découvrir. Enfin, je peux toujours rechercher si vous étiez vraiment là-bas – je devrais avoir accès à ces données – et vous les faire parvenir, si vous le souhaitez ?

— Nous aviserons ensuite ?

— C’est l’idée Suranis.

Elle se redressa, retrouvant quelque couleur. Une plus visible que les autres, une couleur s’élargissait autour de son cou, comme deux mains l’enserrant. Jinn la remarqua.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il en pointant la tâche. Tout se passe bien pour vous Suranis ? Je suis toujours à la recherche d’employée si vous avez quelqu’un à fuir, vous pourriez…

— Ne vous en préoccupez pas !

Elle l’avait hurlé. La marque sur son cou n’incriminait pas Perth. Elle était la simple conséquence d’un haut ayant la fâcheuse tendance à se décolorer, mais il n’en demeura pas moins que Suranis entendit la question comme : « Je sais ce que vous êtes : une femme terrifiée ».

— Tout se passe très bien ! Très bien ! Quelle idée vous faites-vous ?! s’indigna-t-elle redoutant que son petit-ami passe la tête par le chambranle et la fusille sur place.

À quoi bon tenter de justifier la trace ? Même si elle avait été véritable, Jinn ne comprendrait pas ce qu’elle ressentait pour son amant-bourreau. Il n’avait pas à le savoir et Suranis ressentit une grande honte à l’aimer ainsi.

Jinn haussa les épaules, l’air de s’excuser :

— Pardon, je me suis fait des idées. Cette trace m’a tout l’air d’un pigment maintenant que j’y regarde de plus près, mentit-il bien conscient de ce qu’il avait vu dans la réaction de Suranis et la stupide bague qui s’agitait à son annulaire. Vous avez une bague, vous avez une trace… Que voulez-vous que je pense à ce propos ?

— Ah, ça… dit-elle en tournant l’anneau autour du doigt. Perth me l’a offerte pour nos deux ans. Il ne représente pas des fiançailles, simplement une relation.

Elle ignorait alors que Perth ne lui avait offerte que parce qu’on lui avait demandé de le faire. « On ne peut pas tout faire. Un petit con nous a pas laissé d’autre choix que de l’inclure dans le projet et aussi bon que soit notre programme, il faut veiller à y rajouter une part de réel. Alors sois galant pour une fois Perth et plutôt que lui donner un coup de bite, fais-lui un cadeau » avait-dit le sous-directeur sectoriel du projet de réhabilitation citoyenne et Perth accepta car à l’époque aux côtés du dégoût se tenait la pitié. Quelques années à tenir pour la science, quelques années de plus avant de rejoindre la femme qu’il aimait vraiment. Il se plia même volontiers à la demande, ignorant qu’on repousserait encore et encore l’échéance. Son aimée véritable le quitta dans la foulée.

Voyant la gêne qui envahissait le visage de Suranis, Jinn décida de faire marche arrière.

— Oh, je vois. Un beau présent… Je suis heureux de ne m’être fait qu’une idée. Mais dites-moi avant que nous nous quittions, comment cela se passe pour vous au travail ? Rien à voir évidemment avec notre discussion, mais je vous dois de vous avertir que vous allez changer de supérieur. L’ancien passe à la trappe et j’en suis très fier.

— Cela se passera mieux alors, dit Suranis sur un ton de voix qui interdisait que cette conversation se poursuive.

— Parfait dans ce cas. Si cela ne se passe pas bien avec le nouveau, je peux vous proposer de monter à la Surface. Réfléchissez-y, en étant sous mon aile vous aurez accès à des données qui nous permettront d’éclaircir tout de notre passé. Deux têtes valent mieux qu’une…

— J’ai été inspectrice fut un temps.

— Ah ! s’illumina Jinn. Raison de plus alors, vous savez comment cela fonctionne. Dites-moi si ça vous intéresse, nous ne sommes peut-être pas deux paranoïaques.

Il lui tendit sa carte de visite avec son adresse et son numéro personnel. Elle la passa d’une main à l’autre, sans trop savoir quoi en faire :

— C’est une offre admirable, mais je ne peux pas l’accepter. Je ne suis pas certaine de pouvoir abandonner ce que j’ai acquis ici pour découvrir mon passé, si j’en ai un.

— C’est le loyer qui vous dérange ? Je peux vous fournir un logement si ce n’est que ça et vous pourriez venir vous installer avec votre petit-ami.

— Vous ne comprendriez pas… Merci en tout cas de m’avoir accordé de votre temps. Ça signifie beaucoup pour moi, je vous contacterais si… Si jamais je suis vraiment intéressée pour tout entendre, je ne sais plus vraiment. La vie que j’ai me convient totalement, j’aurais peur de la chambouler selon vos révélations.

Menteuse, je vois bien que tu brûles d’envie de tout savoir… Tout. Il se leva, ébranla la table et lui tendit sa grosse main pour le saluer. Il ne savait que trop ce que c’était que de vivre dans un quotidien irréaliste et ce besoin insatiable de redécouvrir le vrai monde. Mais Suranis était piégée dans la toile domestique.

— Réfléchissez-y davantage, lança-t-il sans y penser. S’il vous plaît.

Et elle lui promit que oui. Peut-être.