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Chapitre 1

Combien de temps s’était-il écoulé depuis que les voiles de la Cité avaient cédé pour arriver à ce mauvais port ? Quatre mille ans ? Cinq mille ans ? Les Citoyens ignoraient depuis combien de temps leur quotidien « par défaut » était devenu celui que l’on ne questionnait plus. Ils en avaient oublié jusqu’aux piliers d’émeraude formés par les caissons cryogéniques passés au vitriol tassés dans les profondeurs citadines. Derrière des vitres blindées des milliers de colons, qui n’avaient jamais connu l’horreur de devenir Citoyens, perdaient les dernières teintes d’une vie qui les avait quittés depuis l’accident. Ces momies délavées se décomposaient tranquillement, oubliées de ceux qui auraient pu être leurs descendants, mais qui ne partageaient plus rien avec eux sinon une origine commune et lointaine.

Les Citoyens n'étaient pas leurs héritiers et se contentaient de vaquer dans leur propre microcosme culturel, vivant sans surprise des lendemains qui se ressemblaient. Une vie qui n'en était pas une, bien surfaite au demeurant lorsqu’elle se limitait à se lamenter devant les rares tâches jaunâtres que l’on apercevait parfois à travers les baies d’observation alors que le Flux se dissipait sur quelques mètres, l’espace d’un instant. Parfois, quand la disparition prenait de l'importance, on distinguait d’étranges pics d’albâtres, comme des formations rocheuses incongrues, qui semblaient monter jour après jour à l’assaut de la Cité. Rien de plus n’était visible de cette mystérieuse planète qui le resterait encore des années. Ils s’étaient fait une raison, eux les colons devenus Citoyens d’une Cité de laquelle nul ne s’échappait et où tous vivaient dans l’automatisation des tâches, sans réfléchir ni oublier que leur place était ici : entre les murs de la prison d’acier et au-dessus de la ligne des marées du Flux.

Triste sort pour ceux qui s’étaient retrouvés ainsi isolés et contraints de se lancer dans ce que leurs ancêtres terrestres abhorraient. En fuyant une Terre hantée par la technologie et ses promesses d’éternité, les pionniers du Olkers en étaient finalement revenus à leur point de départ. De nouveau, ils étaient dépendants d’une technologie poussée à son extrême. Pire que tout, les visions utopistes si importantes aux yeux de leurs prédécesseurs refusant l’oisiveté à la faveur d'objectifs fixés par l’éphémérité d’une vie, n’étaient désormais plus que de vieilles idées séquestrées dans des placards miteux. Ils avaient embarqué les yeux ronds d’espoir pour ne gagner que la répétition des mêmes schémas de vie tout juste rompus par le seul horizon de l’ascension sociale au sein des instances administratives de la Cité. Le plus souvent, personne ne dépassait l’échelon auquel il était affecté et ainsi se contentaient-ils souvent d’accomplir leur labeur quotidien sans bouger d’un iota. Après tout, il fallait bien des ingénieurs pour améliorer (ou davantage « bidouiller ») des machines toujours plus mystérieuses, des ouvriers pour empaqueter les bouillies et autres écrous sortant des chaînes de production et des barmans, prostitués, dealers à la sauvette pour que les deux premiers groupes oublient qu’au-dessus de leurs têtes coiffées du bleu de leur caste, des gars en costume trois-pièces mangeaient autre chose que des Bakers au petit-déjeuner, déjeuner et souper… et puis, il y avait tous les autres : les sans-tâches, ceux d’en bas et d’en haut, ceux qui se prélassent au soleil et ceux qui crèvent la dalle.

Ces deux mondes n’auraient jamais dû se croiser, ainsi en dépendait l’équilibre d’une société. Si les disparités ne sont pas visibles comment s’en offenser ? Restez-en bas, tout va bien et suivez les conseils des grands manitous à pedigrees votés sur des listes imposées. Si cela ne vous convient pas, dites-vous que vous êtes des héros de l’ombre : les mécanos de la Cité. Le pouvoir central excellait en la matière. En écoutant les annonces gouvernementales, il était difficile de se penser autrement que comme un maillon absolument essentiel. L’individu dont l’égo était ainsi flatté perdait toute velléité révolutionnaire en pensant qu’il se trouvait réellement à sa place. Il était dès lors si facile pour lui de croire que ces visages médiatiques, qui débitaient que tout allait bien, étaient ceux de demi-dieux à cravates irréprochables et si, par mégarde, on venait à songer l’inverse le billet pour accéder à la Surface afin de la vérifier par soi-même était inaccessible. C’était simple et ça avait toujours été ainsi : « Passez votre chemin, il n’y a rien à voir au-delà des barrages de l’étage A ».

Rien à voir ? Était-ce cependant toujours le cas ? Parfois c’était vrai, parfois c’était faux, l’invariable était qu’effectivement on ne voyait rien car on ne pouvait rien voir sinon ce qu’on donnait à voir. Parfois, on pouvait voir des choses qui ne devaient être vues comme aujourd’hui, ce mercredi après-midi où le corps livide de Pavla était apparu sur tous les écrans. Ce même corps qui verdit dans une morgue alors qu’elle attend sa place au crématorium. Pavla qui a vu le soleil de face et dont la rétine a été brûlée au cinquième degré. Celle qui est née dans les tréfonds de la Cité et qui aurait dû y mourir comme toutes celles qui vivent sous la violence et par la peur. Le monde ne connaissait d’elle que cette photographie surexposée qui était restée en ligne deux minutes. Ses bras recouverts des cicatrices de piqûres ne trompèrent personne sur son passé de prostituée junkie dans un des bordels clandestins de la Cité. On ne lui avait jamais laissé le choix, sa vie s’était envolée dans l’éveil vaporeux des camés et avait définitivement raccroché ses bottines lorsque les deux mains meurtrières s’étaient refermées sur sa gorge. Pendant de longues années elle avait exercé dans le secteur F47, servant d’accompagnement lubrique aux appétits voraces de résidus d’humains. Le consentement n’était qu’un détail pour eux. Par leur action, n’ignorant rien de son présent et son passé, ceux qui l’avaient fréquenté étaient tout aussi coupables que le maquereau de Pavla, aussi coupables que les ravissants ravisseurs qui ne le deviennent généralement qu’une fois étalés dans un caniveau par un gang rival.

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Coupables, ils l’étaient tous de faire ainsi partie intégrante de la machine qui transforme les êtres en automates du plaisir. Mais, peut-être existait-il une catégorie d’enflure supérieure dans laquelle aurait pu s’insérer Jinn Pertem, représentant de la 6e circonscription du secteur A27. Le bon vieux Jinn qu’on avait retrouvé le pantalon baissé jusqu’aux chevilles à côté du cadavre de Pavla. Ce même homme adulé dans son secteur mais aussi parmi les gens des profondeurs. Un démagogue de la vieille école qui avait su haranguer les foules pour le porter jusqu’aux limites du Grand Conseil des Pilotes ; et il serait sûrement devenu Grand Pilote s’il n’avait pas reconnu le meurtre de cette femme. Oui, il le serait devenu si par une houleuse matinée il ne s’était pas réveillé avec une gueule de bois carabinée, convaincu d’avoir assassiné la jeune Pavla étendue à ses côtés. Sans cela et avec lui, le monde aurait été différent. Si seulement il ne partageait pas les mêmes bassesses que tant d’autres, mais visiblement sa fougue populaire n’était qu’une nouvelle illusion et les gens qui avaient cru en lui le découvrirent avec effroi en même temps que le communiqué du Conseil qui révélait l’identité du meurtrier.

L’affaire de la Surface, avant de s’appeler « l’affaire Pertem », avait fait grand bruit et aurait été elle aussi passée sous silence, comme tant d’autres, si la photographie n’avait pas été diffusée. Beaucoup avaient vu ce corps sur leur écran et le petit commentaire l’accompagnant « Damnatio memoriae ». En réaction la colère était monté parmi les classes les plus populaires après avoir vu ce visage tuméfié et la marque si claire de ces mains sur sa gorge. Les images ont un pouvoir et celles-ci avaient mené la Cité au bord du chaos. Sans elles les émeutes dans les étages C, D et H, vite matées par les forces policières, auraient été évitées. Mais tout cela n’avait aucune importance, force à l’habitude des répressions qui n’avaient jamais sonné le glas des colères populaires ni même les avaient conduites à leur apogée. Ce ne serait pas non plus le meurtre de Pavla qui feraient que les soubresauts de l’ordre établi se transformeraient en plongeon vers le désordre. La seule chose certaine c’est qu’ils allaient souffrir, ces petites élites calfeutrées dans leur palais, car bien trop de Citoyens avaient vu ces pixels qui autrefois étaient liés entre eux pour représenter une vie. Tous savaient qu’on ne pouvait avoir l’air si rétif au soleil qu’en étant enfermé aussi loin que possible de ce vilain point brûlant.

Pavla, en plus d’être une victime des élites du système était une victime populaire et cela changeait la donne. Peut-être que les grands manitous tiendraient la barque – ils en étaient presque certains -, mais il fallait calmer le jeu avant que la situation ne leur échappe. Alors la toute puissante administration connue sous le nom de Conseil des Pilotes réglerait cela avec de la paperasse, comme à son habitude, et en servant sur un plateau d’argent la tête de Jinn Pertem fraîchement coupée. Mieux valait le sang d’un caviardé qu’une teinte écarlate répartie sur toute la société et cela malgré la propagande étatique balancée sur les ondes qui n’avaient pas déviée d’un zest. Tous les canaux étaient saturés par les mêmes messages bienséants de grandeur citadine et de foi civique présentés par des loups aux dents en facette… Un programme qui ne différait pas de l’habituel comme si rien ne s’était passé à la Surface. Comme si Pavla n’avait jamais existé et que l’illusion démocratique tenait encore debout.

Mais le Grand Conseil des Pilotes n’était pas dupe. Il savait que les citoyens attendaient le prix du sang et ils l’acquerraient aussi magistralement qu’ils avaient toujours su le faire, cette fois-ci sur grand écran. Un nouvel épisode des déboires et de la fin d’un politicien en pleine ascension avec Jinn Pertem à la barre des accusés, Fill Janter à l’accusation et ce qu’il fallait de larmoyant pour que la sentence soit aussi exemplaire qu’elle puisse l’être.

Le grand jour arrivait.