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Chapitre 49

À 16h47, heure de la Surface, Jinn Pertem s’effondra sur son bureau. Le plateau grinça sous l’effet du poids soudain et les bibelots amassés en six ans tombèrent au sol. Lors de sa crise, Jinn fracassa une petite figurine qu’il appréciait tout particulièrement. Elle représentait un ouvrier grimpant une échelle, le rêve citoyen par excellence qui n’était cependant qu’une pure illusion si on retirait de l’équation les très rares têtes pouilleuses couronnées par le succès. De ceux-ci, Jinn Pertem ne faisait même pas parti. Il n’était pas né dans les plus hautes instances, mais déjà bien parti pour assumer aujourd’hui le rôle qu’il occupait.

Effondré sur le bureau, des lumières blanches dansèrent autour de lui à la manière de phosphènes d’une rare violence. L’envie de rendre son repas le tenailla, mais il tint bon. Quelque part dans son cerveau une petite puce surchargée de données venait de venir à bout des blocages qui l’empêchaient de remonter la piste. Bien qu’en avance sur Suranis en ce qui concernait la réalité des événements sagistes, il supporta bien plus mal l’afflux de souvenirs qu’elle.

La décharge mnésique lui donna la pire migraine de sa vie et il commanda aussitôt aux volets de son bureau de se fermer. Il le fit en utilisant le petit bouton poussoir à sa table. Il s’avérait incapable d’envoyer la moindre instruction cohérente par l’intermédiaire de ses pensées et, quoi qu’il en soit, tous les appareils s’étaient mis en mode « sécurité » en ne parvenant plus à interpréter les signaux qu’il envoyait. La luminosité décrue, il se retrouva dans la quasi obscurité si on exceptait le petit bonhomme blanc sur fond vert de l’issue de secours qui n’avait jamais changé. Malgré cela, il y voyait encore assez clairement. Pour peu que l’on puisse appeler ce qui lui arrivait voir et pour peu que cette chose soit réelle. Du blanc, du blanc… Un fond vide de toute chose sur lequel s’inscrivait, comme dans un cinéma, des images en couleurs bien trop réalistes pour être fausses. Le blanc se teinta de sang, le sang dégoulina sur sa joue lorsqu’un vaisseau explosa dans son œil gauche. La larme sanglante tomba au sol et le clapotis lui rappela ce moment singulier où, pour la première fois, il l’avait entendu.

Il se revit de nouveau au SAGI sortant un peu éméché d’une rencontre avec Nate Killian. Il vit cela comme s’il le vivait de nouveau. De nouveau son ivresse se dissipe aussitôt qu’il aperçoit à la grande porte les yeux rougeoyants tels des fours des forces spéciales. Pas des flics ordinaires, plus des miliciens grassement payés et rattachés à quelques fonctions officielles pour justifier l’attirail qu’ils portaient sur eux. Une Ficelle parle et demande la reddition immédiate de Nate Killian et dans le même temps, ou peu de temps après, le projectile lancé en cloche tombe sur deux hommes en noir. Une explosion brève qui dans une gerbe d’acide les nappe. Ils ne bronchent pas, du moins leur masque ne change pas et malgré la brève terreur qu’ils avaient dû subir ils sont les premiers à répliquer. Avant même que la première grenade ne tombe du plafond une balle frôle Jinn et s’enfonce dans le crâne d’un Sagiste qui s’écroule en un bruit flasque masqué par la confusion. Tout devient aussi flou que fou.

Tout devient réel et tout s’efface encore. Le monde redevint tangible, il revint sur ses pas planté sur place, tétanisé, le film s’écoulant sans qu’il puisse rien y faire. Les pensées d’autrefois l’assaillent : ils ont tiré ? Il ne s’imaginait pas cela possible. Pas si rapidement… La mâchoire décrochée, les yeux exorbités il n’avait rien pu faire au milieu du massacre. Impassible alors que ses camarades se faisaient matraquer faute d’avoir encore des chargeurs sous la main. Méthodiquement, il avait vu les coups remonter des jambes à la tête malgré les supplications. L’excès de zèle des forces de l’ordre cachait la peur d’être submergés, bien surréaliste dans l’entrepôt. Non, ça n’avait rien d’une mission de maintien de l’ordre mais d’une mise à mort accomplie dans la désorganisation totale des types levés aux aurores et qui savaient que, de cette journée, ils sortiraient avec dix milles crédits de plus sur leur compte… Et une conscience laminée lorsque le voile du berserk s’effondrera.

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Jinn lui-même n’avait pas totalement échappé à cette folie. Il l’aurait totalement si on l’avait reconnu plus tôt, mais un goliath s’était approché de lui et lui avait démoli la jambe. Alors qu’il levait le canon de son arme contre son front, le goliath décérébré avait été pris d’un éclair de lucidité. Il avait mis en bandoulière son fusil et empoigné Jinn Pertem, l’évacuant du SAGI. Par chance il était sur la liste blanche du Conseil des Pilotes, sur celle des personnes à ne pas tuer et à réinsérer. Et par chance aussi l’ordinateur embarqué du goliath avait fait le rapprochement entre ces deux visages. Alors il serait réinséré comme c’était la nouvelle mode parmi les élites citoyennes. Un mauvais citoyen n’était pas forcément un mauvais citoyen à vie. Il pouvait être sauvé et ainsi l’avait été Jinn Pertem. Il s’en rendait compte maintenant. On l’avait jeté dans une salle blanche et on lui avait dit « Monsieur Pertem, ne vous inquiétez pas on va arranger votre jambe ». Ils l’avaient fait, ô oui jusqu’à la remplacer, puis ils lui avaient ouvert le crâne et changé le sac fixé à l’intraveineuse. Il s’était réveillé, il avait regardé autour de lui et la scie circulaire s’était approché de sa tête… « Que cesse cette folie » tenta-t-il de s’exclamer, mais la scie n’écouta pas ses suppliques.

Ces salauds l’avaient charcuté, lobotomisé et fait de lui ce qu’il avait été jusqu’à ce jour maudit. Le caisson accompagna son rétablissement, avec ses rêves tourmentés et ses souvenirs qui, petit à petit, se formaient. Il se souvenait de tout et il n’avait même pas eu besoin de Suranis Rhéon pour que tout lui revienne. Il n’avait jamais été embrigadé par un Nate Killian tyrannique. Le poste actuel qu’il occupait n’était qu’un mensonge. Il n’était qu’un simple médiateur de paix, un outil de propagande au service du Conseil qui tentait de faire de son modèle un système unique. Il n’existerait plus d’autres alternatives à la société hiérarchisée et répressive. Elles étaient toutes mortes avec le SAGI et l’avènement du GH-Drain 2. Ils avaient perdu et déjà Jinn voyait défiler les armées lobotomisées applaudissant le Grand Pilote dans toute sa splendeur. Plus rien ne pourrait être remis en question si la question était tue à même son origine. De membres volontaires d’une société, il ne resterait que des esclaves au libre-arbitre annihilé. Toute sa foutue vie n’était basée que sur des mensonges et il en vivrait le restant éveillé. Si seulement il ne s’était pas souvenu !

On frappa à la porte et il se releva difficilement. Une voix familière lui parvint, un homme à tout faire :

— Coordinateur Pertem, vous allez bien ? On a détecté une défaillance système. Voulez-vous que je vous envoie un technicien ?

— Galht, c’est vous ? Je vous remercie… Les appareils ne répondent plus à mes commandes mentales, mais laissez-donc. Une sale migraine, voilà tout… Je ferais à l’ancienne pour le reste de la journée et vous pourrez réparer ça quand j’en aurais fini, parvint-il à dire assez fortement.

— Bien, dans ce cas au revoir Coordinateur et n’hésitez pas à m’appeler au besoin.

Sa voix ne l’avait pas trahi. Il se sentait pourtant aux portes de l’implosion mais ne le montra pas à ce cher Gahlt. Bien que tout ne soit pas dit, il ne lui avait pas menti sur un point : il finirait cette journée à l’ancienne par le plus grand des pouvoirs qui était conféré à l’humain. Dans un tiroir sommeillait une bouteille. Il l’ouvrit, regarda un instant le verre vide posé à côté et finalement bu au goulot. Ce n’était qu’une petite aide pour clore le réel comme ouvrir son imagination et fuir le sentiment d’épouvante qui l’envahissait. Par-delà les malheurs, l’humain subsisterait tant qu’il aura la possibilité d’imaginer un futur différent, meilleur, avec ou sans lui, pour lui ou pour les autres… et qu’une boîte d’antalgiques traînait dans son tiroir.