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Les Songes de Suranis [French]
Épilogue : Sous le Flux, partie 8

Épilogue : Sous le Flux, partie 8

Les horizons dévoilés par l’effondrement du Flux menèrent les peuples de Mégaïa au bord de l’implosion cosmologique. Qu’était-ce monde, depuis toujours leur, qui leur paraissait si différent désormais ? Tout juste deux semaines s’étaient écoulées depuis que les terrestres découvraient cet astre brillant et cette montagne qui volait, les narguant d’une ombre titanesque coiffant l’équivalant d’une oasis dans le désert. Parfois, de longs cigares argentés sortaient de ses flancs, réalisaient des cercles de fumées dans le ciel et venaient atterrir entre les dunes. Les premiers témoins de cette invasion tranquille fuirent, ignorant les gestes d’apaisement des Citoyens désireux d’échange et surtout de vie.

C’était devenu le quotidien de Mégaïa depuis que Suranis Rhéon avait fait explosé la Surface, réduisant à néant la flotte de récolteurs. Par une chance extraordinaire la prison Norddle tint bon et les réserves de matières radioactives survécurent, mais pour combien de temps encore parviendraient-ils conjointement à assurer le maintien de la Cité en l’air ? Bien peu s’accordaient à dire les ingénieurs citadins, peut-être une dizaine d’années avant qu’ils ne rejoignent les terrestres apeurés par leur simple existence. Les solutions qui s’offraient à eux n’étaient pas radieuses. Ils décidèrent rapidement d’explorer la planète, mais les premières expéditions furent vouées à l’échec. Les aventuriers descendirent des navettes, se risquèrent une heure à la gravité inhabituelle et rentrèrent, éreintés après avoir peiné à franchir une dizaine de mètres. Par la suite, on les équipa d’exosquelettes terrifiants, utilisés pour la manutention des charges lourdes et qui, en plus d’être énergivores, faisaient se carapater les rares âmes qu’ils rencontrèrent dans ces étranges terres de sables parsemées de cabanes de briques crues.

Personne pour les aiguiller, personne pour leur présenter la corne d’abondance qui les sauveraient tous. Le moral n’était pas au beau fixe, bien que l’échéance soit encore relativement lointaine. On continuait à explorer la planète, multipliant les expéditions tant qu’il existait l’équipement adéquat pour celles-ci. Sans corps malmenés par la Cité, une émigration pure et simple aurait-été envisageable. Il y aurait eu des morts, mais moins que dans dix ans. Beaucoup moins. La fin était sur toutes les lèvres. L’espoir restait en sourdine, porté par des équipes solitaires qui exploraient le désert Ourakien à bord de véhicules ressemblant aux ROVER primitifs. Une d’entre elle progressait à une très faible allure, pas plus d’une trentaine de kilomètres par heure, lorsqu’elle rencontra des ruines.

— Au moins, on sait une chose. La région était en proie à un conflit aussi dévastateur que celui qui a soufflé la Surface, commenta un des membres.

— On ne sait toujours pas ce qui a soufflé la Surface, lui répondit-on.

— C’est vrai, mais au moins pourrait-on apprendre ce qu’il s’est passé par ici.

Le soupir de son interlocuteur s’avéra inaudible à travers le masque. Ça aussi ça aidait à avoir les idées claires. Un ou deux pourcent d’oxygène déficient dans l’air suffisaient à rendre les Citoyens bien pâles.

— Et comment ils parviennent à incinérer les ruines, fit remarquer le conducteur.

C’était vrai et un espoir tangible, bien que minime. L’énergie dépensée dans la ruine pouvait l’être dans la Cité pour peu qu’on permette à mettre la main sur l’artéfact à l’origine du crime. S’il existait. Personne n’avait eu le courage de l’utiliser contre les créatures de malheur qui sillonnaient la Terre.

— Alléluia, murmura le premier qui haussa aussitôt la voix. Plutôt que de cramer à tout va, ils devraient venir dans les cales de la Cité. On ressort les chaudières ? En mode steampunk. On pourra bien jeter nos copains dans les fours, à l’ancienne.

Ils ricanèrent mécaniquement à la blague. La pénurie énergétique inédite dans la Cité était un problème majeur, mais il y en existait aussi un autre : l’alimentaire. Pour l’instant les réserves tenaient bon, on recyclait avec une assiduité grandissante les déchets. Cela ne tiendrait pas. Dix ans avant de s’effondrer, peut-être moins avant les premiers grands actes de cannibalisme qui jalonnaient l’histoire humaine.

Finalement, se casser la gueule et dévorer les G était une fin plus louable. Le silence qui suivit cette considération était pesant. Il ne fut rompu que lorsque le véhicule sauta en attaquant trop violement ce qui semblait être un arbre étalé au milieu de la route. Le problème c’était qu’il n’y avait pas un seul arbre à l’horizon, nada. Peut-être une broussaille plus solide que les autres ?

— Putain de merde, fait chier ! gueula le pilote avec un excès tout citadin. Foutues routes, j’espère qu’on n’a pas crevé. Tu vas voir Heck ? Bordel !

Il donna un coup rageux sur le volant qui ne réagit pas. Pas de klaxons pour les zoneurs de la surface, véritable et bien lointaine de l’idée qu’on s’en faisait dans la Cité. Heck le dévisagea, souffla sa toute puissante envie de sortir du véhicule et se résigna. L’intérieur du véhicule était climatisé, voire même frigorifié, afin de contrer la chaleur torrentielle qui régnait dans les tas de ferrailles ultra-technologiques contenue dans un tas qui l’était nettement moins. Dehors, le confort serait tout relatif malgré le système de refroidissement intégré à l’armure commando du malheureux.

Pauvre gars. Descends dans les sables toi et ton armure à la conne, la courte-paille tu l’as tiré…

Heck jeta un dernier œil dans le véhicule en ouvrant la porte. Ses coéquipiers avaient l’air à l’aise, moins chargés qu’il ne l’était, lui le poids lourd de l’expédition. Un courant d’air chaud s’engouffra dans le véhicule et on recommanda à Heck de se tirer au plus vite et de fermer cette satanée porte. La mission fut accomplie avec un zèle exemplaire et il se retrouva seul, à l’extérieur. Les sondes indiquaient 31°C, mais rapidement atteignirent une quarantaine à travers les sept millimètres de tôle que supportait Heck. Bien décidé à quitter cette fournaise au plus vite, il contourna le véhicule arrêté et hoqueta devant le spectacle qui s’offrit à lui. Il ne s’agissait pas d’un arbre abattu (idée saugrenue qui fut la leur, ici dans ce désert absolu), mais de cadavres soigneusement alignés. Des vautours avaient commencé leur besogne et un fanion penchait misérablement après avoir été heurté.

— Tu viens de faire de la purée Jo, bredouilla Heck dans son talkiewalkie.

— Comment ça ?

— Des cadavres.

— Fait chier !

Le pilote sortit à son tour. Les corps avaient tous le visage masqué d’un keffieh déployé, leur donnant une décence toute minimale. Certains étaient écorchés vifs. Une poussière bleutée les recouvrait et les charognes regardaient cet attroupement avec convoitise, attendant que les envahisseurs retournent d’où ils venaient.

Jo souleva son masque et cracha par terre.

— Encore des macchabés. C’est donc à ça que ressemble une guerre ? Aide-moi à déplacer celui qui s’est coincé sous les roues et on fait demi-tour.

Jo frappa un coup sec contre la verrière du véhicule.

— Et toi monte sur la tourelle, j’ai pas envie qu’ils viennent nous emmerder pendant qu’on est occupé.

L’équipier approuva et monta aussitôt à son poste. Il occupait une place qu’Heck enviait. Le mastodonte en armure commando attrapa un cadavre par les pieds et commença à tirer. La chair lui resta entre les mains et il dérapa sur le tibia.

— Bordel de merde ! s’écria-t-il. Ils ne tiennent pas ces cons… Depuis combien de temps sont-ils dehors ?

— Qu’est-ce que j’en sais ? Bouge-toi par pitié, j’en ai déjà ma claque de ce coin paumé.

Le sentiment était partagé, mais ses gants glissaient. La semaine précédant le désastre, il tirait des chariots dans un dépôt de l’étage C qui luisaient étrangement dans la pénombre. Un travail simple, très certainement nocif pour son corps, mais ça…

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Je n’ai jamais manipulé de cadavres. Jamais…

Il retira ses gants, tentant de se convaincre avec l’énergie du désespoir qu’il se saisirait de la barre d’un chariot quelconque dont les roues motorisées s’actionneraient pour l’aider dans sa tâche. Malgré tout, il ne put s’empêcher de sentir l’os, un peu poreux, sous ses doigts. L’odeur de la mort s’engouffra entre les tubes qui grimpaient dans ses narines.

Je vais vomir.

Le cadavre recommença son voyage en dehors du chemin du véhicule d’exploration. Une de ses vertèbres craqua, sa panse déjà bien entamée s’ouvrit de plus belle et répandit le peu d’intestins qui demeuraient intacts. Heck recula vivement, précédé par Jo le Pilote. Ils ne vomirent pas, mais pâlirent ostensiblement pendant que les vautours regardaient intrigués ce spectacle. Comment ne peut s’extasier devant pareil festin ?

— Putain… Putain… MERDE ! Il n’y a rien ici. Rien que la mort, s’écria Heck. On va finir comme ces gars !

— Mec… Calme-toi et regarde…

Jo désigna le cadavre. Le keffieh venait de glisser. Il n’avait plus d’yeux et ses orbites défoncées ne pouvaient avoir été victimes des rapaces.

Que s’est-il donc passé ici ? Dégageons… La mission est un échec et…

— Qu’est-ce que vous foutez ?! cria-t-on.

Les Citoyens se regardèrent avec étonnement alors qu’ils tentaient de percer les mystères d’une langue étrangère qui ne l’était pas vraiment. Elle n’avait rien à voir avec la langue citadine, mais ressemblait à une sorte de patois très ancien. Tous ceux qu’ils avaient rencontré auparavant fuyaient, ne comprenant rien aux messages de paix apportés par les Citoyens et à leur demande précise. Mais voilà qu’un accourait vers eux en leur lançant de grandes imprécations, remuant ses bras sans paraître apeuré par les créatures qui venaient du ciel. Il semblait différent, pas la bonne teinte de peau et les cheveux trop clairs.

— Merde, Célestes ! Vous ne savez donc pas respecter les morts ? Dégagez d’ici !

Le local fut rapidement à portée de vue. Il restait dans ses yeux un éclat d’un vert nauséabond qui leur rappela aussitôt le Flux et il y avait aussi cette marque, singulière, qui lui barrait la gorge. Ils déglutirent à sa vue, l’inversement des rôles ne leur plut nullement. Cet homme était mort. Du moins l’avait-il été à une période charnière de sa vie et il parlait.

— Je ne connais pas ce mot, dit Heck pris au dépourvu. Célestes ?

Il ne comprenait pas les autres mots non plus. Simplement que tout cela était du latin à ses yeux et du genre mal parlé.

— Bande de connards… Les vautours envoient mes copains direct au paradis, s’ils se font bouffer le visage seules leurs ombres y accèderont… Vous ne comprenez rien, hein ? Toujours à déambuler entre les ruines et foutre la merde. Vous auriez dû rester en haut… Ouais !

L’inconnu au regard fou s’approcha du cadavre aveugle et lui recouvrit avec tendresse le visage. Il ne semblait pas plus étonné que ça de partager une langue presque commune avec les Célestes. Après tout, ils étaient les Anciens. En tout cas, c’est ce qu’il supposait.

— « Copains », balbutia Heck dans la langue que venait d’utiliser l’inconnu. Je connais ce mot. Vous ajoutez des… Consonnes supplémentaires. Attendez ! Nous pouvons…

Sous ses yeux l’unité de traitement de langue, placé ici au cas où une vie intelligente existât, s’étonna des fortes similitudes. Bientôt, elle serait en mesure de proposer des équivalences, mais elles étaient déjà superflues. Le mort-vivant parlait plus ou moins leur langue s’ils prenaient le temps de décomposer chacune de ses phrases. La conversation serait longue et douloureuse.

— Blablabla, entonna l’inconnu. Moi pas piger ce que vous racontez ! Moi vouloir que vous dégagez, compris ?

Il grogna comme un chien enragé. Malgré la supériorité numérique comme technique dont il bénéficiait, les Citoyens reculèrent d’un bond. « Raconter »… Oui, ils se trouvaient dans l’équivalent Citoyen d’un péplum, mais personne n’avait pris langue ancienne lors de son cursus scolaire.

— Qu’est-ce que c’est Cosmo ?

La voix, très faible, parvenait de derrière un muret abattu. Un autre local se hissa avec difficulté. Il sourit en les voyant.

— Vous n’avez pas vraiment changé, remarqua-t-il dans leur langue, presque parfaite. Peut-être plus de rouilles.

Silas ne se rappelait pas vraiment d’eux. Il savait ce que Maga savait, des millénaires de connaissance gravés au fer rouge dans son cerveau humain. Cela lui donnait l’impression d’être à deux doigts de vomir, constamment. Les Citoyens s’agitèrent, l’un d’entre eux regarda un appareil qu’il portait à la ceinture et donna une petite tape sur l’épaule de l’autre. Ils échangèrent un air entendu.

— Vous parlez notre langue, dit le pilote.

— Non, pas moi, mais lui oui, répondit Silas en tapotant sa tête.

Une brindille pour décrocher une noix de coco. Voilà l’image qui s’immisça à l’esprit des Citoyens. Bien sûr, personne n’avait vu ni l’un ni l’autre ailleurs que dans de vieux films numérisés.

— Vous ne comprendrez pas. Je ne suis pas certain de comprendre moi-même…

— Peu importe, c’est une joie que de vous rencontrer. Je m’appelle Joth et lui c’est Heck. Dans le véhicule, vous trouverez Jan et Yuri, mais je doute qu’ils sortent pour vous saluer.

À quoi bon ? Ils passeraient par un caisson de décontamination s’ils passaient la moindre seconde avec ce cadavre ambulant. Ce dernier éternua avec force. Une glaire noire sortit de lui et la lueur verte dans ses yeux, la même que chez l’Égorgé, dansa. Les capteurs G-M des Citoyens s’énervèrent. Ils réagissaient à la matière qui sortait de cet homme.

— C’est un cadeau… fit-il faiblement. De la poussière de perles… C’est ce que je redeviens.

Et je suis mourant, songea sordidement Silas. Si ce bon vieux Cosmo n’avait pas eu pitié de son feu chef, je serais déjà mort.

Les Citoyens le regardèrennt comme une bête de foire. Il s’assit avec difficulté dans le sable rouge. Rouge et pas vert sous la lumière naturelle. Le monde changeait et il changeait avec.

— Vous mourez, remarqua Heck.

— Contamination aux perles comme ce bon vieux nalth…

C’est toi qui l’a dézingué. Pas ton colocataire envahissant… P.S. : Tue-toi si tu venais à survivre.

Il cracha le reste de ses poumons.

— Ne me reste pas longtemps. Mais bon, je n’y peux rien. Il semblerait que toutes les économies de notre compagnie ne valent plus grand-chose et je ne suis pas sûr qu’un docteur puisse m’aider.

— Silas… murmura Cosmo dans son dos en finissant de remettre le Bigleux dans une position respectable.

Le capitaine sortit de sa poche une perle noire qu’il craqua machinalement, elle éclata d’un bref éclat brillant. Cela signifiait peu pour lui. Un pur gaspillage qui l’aurait révulsé la veille, mais voilà que la lumière n’était plus la denrée la plus rare de ce monde et il se surprit à imaginer les nantis aux entrepôts envahis de perles qui, du jour au lendemain, se retrouvaient ruinés.

En réponse, les compteurs G-M grésillèrent violemment.

— Pauvres… souffla Heck, le pilote du véhicule approuvant sa remarque avec un large rictus. Mon cul ! J’ai une idée de ce que vous avez ! Et de ce que vous possédez…

— Je ne possède plus rien et sinon… La mort qui me guette ? Je l’attends, je veux tout oublier. Vous ne pouvez pas savoir ce qui nous est arrivés.

Ils ne pouvaient pas savoir, mais pour ce qui était de l’oubli ils pouvaient aussi aider même si l’idée les révulsait. Ce ne serait pas cher payé pour sauver la Cité et les Citoyens sourirent d’une joie pure à cette initiative.

— On tient le gros lot, dit Jo. Tu penses qu’on pourra faire sortir quoique ce soit de cette caillasse ?

— Très certainement, dit Heck. Nous sommes des putains de héros, voilà tout !

Les yeux d’Heck s’illuminèrent de convoitise en remarquant la bourse pendante aux côtés du mourant. Elles renfermaient de ces sphères noires, beaucoup trop… Si cet homme était pauvre, la planète serait une source presque inépuisable de carburant pour la Cité. Pour peu qu’ils puissent en tirer quoi que ce soit.

— Je crois que nous allons pouvoir discuter de la suite… Vous avez déjà fait un tour de navette ?

Silas répondit que non, dans l’instant qu’il suivit il se retrouvait au-dessus de l’Ourakie. En route vers un caisson qui ressemblait à un cercueil, mais qui n’en était pas un. Les portes d’aciers de la Cité s’ouvrirent, se refermèrent derrière eux, petit à petit la navette exploratoire s’engouffrait dans les galeries ancestrales. Un autre tunnel, mais il ne signifiait pas la fin. Pas tout à fait.

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