Le dossier, si misérable entre ses mains, pesait plus que de raison. Suranis le serrait contre elle, la carte mémoire de son appareil photo glissée à l’intérieur, sans même songer à le cacher sous sa veste. Elle jubilait, l’adrénaline s’effondrant et avec elle sa vigilance. Elle avait en sa possession le Saint Graal des désabusés. C’était grisant et dans les larges couloirs qu’on prenait pour des rues, elle se sentait éternelle. Elle ne se contentait plus de faire semblant d’être relativement heureuse en se rendant dans de faux bars tenus par de faux barmans et se persuadant que le monde lui appartenait plus qu’elle ne lui appartenait.
Sa vie avait pris un tournant inattendu et les plus hautes responsabilités auxquelles elle pouvait aspirer venaient d’être changées. Il ne s’agissait plus seulement de gagner en qualité de vie, de monter les étages pour des appartements plus grands, des boutiques plus chères mais plus accessibles à sa bourse plus lourde… Il s’agissait désormais de gagner une vie neuve en dehors de tout et surtout loin des crédits qui hantaient son quotidien lorsqu’elle croulait sous la surcharge de travail pour maintenir la tête hors de l’eau. Elle n’en était jamais arrivée à véritablement s’endetter, mais devait bien une centaine de crédits à un ami qui n’en verrait jamais la couleur. Elle comptait la rembourser, cette petite dette, avec l’argent obtenue grâce à son enquête sur Pavla Karanth, mais avec le recul une idée plaisante lui traversait l’esprit. Les crédits ne possèdent aucune couleur dans l’obscure banque de données qui en crache autant qu’elle en consomme. D’où proviennent-ils ? D’un monde qui va à vau-l’eau et elle qui allait aussi mal que lui. Elle ne surveillerait plus son compte en banque pendant un moment et ça, c’était fou.
Elle ne put s’empêcher de rire à cette idée. La gorge déployée, l’air un peu folle, la pression s’évacuait en grandes émissions sonores. Elle revenait indemne et insoupçonnée de la morgue, ce n’était pas rien. Deux miliciens de la Cité la dévisagèrent mais ne la retinrent pas. Suranis ne les vit même pas et ne put remarquer l’échange de regards entre les deux qui se conclut par un soupir amusé. Après tout, quelle importance y avait-il à connaître le nom de cette inconnue s’esclaffant sur la grande rue ? Un numéro parmi d’autres qui riait sans doute à raison et qui, s’il avait été interrogé, aurait renvoyé à la mention « disparue et/ou décédée ? ».
Ils auraient été bien en peine d’obtenir davantage avec la puce de la femme abandonnée quelque part dans les profondeurs citadines. Et puis, à quoi bon se renseigner ? Rire n’était pas un crime et Suranis passa entre les mailles du filet avant de se ressaisir au coin de la rue pour remplacer son rire par un air satisfait. Elle détenait la pièce maîtresse qui mènerait à l’effondrement et elle allait être diffusée dans toutes les chaumières jusqu’à que le courant soit coupé. Pour une fois, Suranis se trouvait aux commandes et avec un brin d’imagination, en humant avec ardeur l’air ambiant, elle pouvait sentir une légère odeur. Celle-là même que ressentirent les premiers conquistadors spatiaux lancés à la conquête de ces planètes vierges, durent-ils dévorer les siècles endormis pour découvrir l’Eden présenté au travers des télescopes orbitaux. Non, ce n’est pas une odeur, rectifia-t-elle. C’est une sensation, celle qui préexiste à la création de l’univers, le précurseur de tous les possibles… Tous les possibles dont la renaissance sociale dont je porte un chromosome hasardeux… C’est moi qui vais faire ça. Nous.
Elle se demanda ce qu’elle deviendrait après qu’ils auraient recréer, à l’échelle citadine, le Big Bang. Dans son esprit virevoltèrent ses rêves de renaissance – plutôt naissance que recommencement – et elle aurait pu continuer longtemps à déambuler ainsi, imbécile heureuse face à un avenir idéel, si une main gantée s’était retenue de jaillir de l’ombre pour la saisir par l’épaule. Aussitôt ses divagations rêveuses s’évaporèrent et elle faillit crier. Le cri ne vint pas. Ses lèvres morflèrent avec l’agrafe de ses dents ce qui la sauva d’un contrôle d’identité désastreux. Cependant, consciente qu’elle devait se défendre par elle-même, elle eut le réflexe de se baisser et de réagir d’instinct selon le principe antique du « Visez où ça fait mal ». Elle décrocha son coude en un arc de cercle dévastateur vers les testicules de son agresseur, équivalent humain d’un interrupteur humain. La douleur envahit le mauvais corps, l’homme s’étant reculé d’un pas le coude de Suranis finit sa course dans la tôle bien bosselée d’une habitation. La plaque de tôle tomba et exhiba l’installation électrique sommaire qui alimentait une lampe en aluminium brossé que le locataire des lieux avait oublié d’éteindre. La lumière vacilla, mais tint bon, pour la lampe comme pour Suranis.
— Bordel, fais gaffe l’amie ! la réprimanda l’homme. Tu as failli m’exploser les couilles !
Son coude irradiait, mais il restait entier pour ce qu’elle en constatait. Recroquevillée contre un mur, une sueur froide lui brûlant les yeux, elle regarda le bandit qui l’avait agrippé au détour de la rue. Elle haleta, honteuse de ne pas avoir reconnu tout de suite l’homme à la parka noire. Zed ne piaffait pas beaucoup, mais le peu qu’elle savait de lui le plaçait dans toutes les catégories autres que celle d’enfoiré.
— Excuse-moi, bafouilla Suranis. Je pensais qu’on me suivait, tu sais…
— Jackpot ! On te suit, mais je dois préciser qu’on te suit deux fois. Si tu ne te marrais pas, tu aurais pu t’en apercevoir. Il va falloir qu’on se bouge avant qu’ils ne nous rattrape, je pense que c’est un pervers et bien que je sois à tes côtés, le risque d’agression ne vient pas de chuter drastiquement vers le zéro absolu.
Suranis se releva aidée par Zed.
— Merci pour l’avertissement Zed. Je suis sotte… Pourquoi me suivais-tu ?
— Je me suis proposé d’encadrer ta sortie, au cas où… C’est ta première après tout et tu n’imagines pas le risque que j’ai pris pour me tirer du SAGI...
— Ness’ ? hasarda Suranis.
Il hocha la tête. Elle avait appris que le taciturne Zed entretenait plus qu’une relation amicale avec Nesta et cela depuis quelques mois, entre d’autres relations plus brèves. Celle-ci paraissait plus sérieuse et même si la question d’un amour unique n’avait pas été encore discutée, c’était comme si.
— Elle va m’étriper, tu aurais dû voir la gueule qu’elle a tiré… Mais dépêchons, j’ai un mauvais pressentiment.
Il venait de lui mentir. Partiellement. Il s’était bien proposé, mais la demande émanait d’une réunion entre Sagistes dont l’idée même avait-été émise par Nesta. Ils se dirigèrent vers la grande rue, s’attendant à voir disparaître une ombre au premier croisement, mais il n’en fut rien. Ils n’avaient pas encore dépassé la bicoque amochée par Suranis que des bruits de pas précipités résonnèrent. Pas une course en soi, mais une marche pressée qui claquait sur le parterre métallique. Un homme arrivait vers eux, les yeux d’un cyan brillant et un rictus déformant sa bouche. Un camé ? Ses pupilles dilatées le suggéraient et pourtant il avait davantage l’allure d’un étudiant échappé d’une grande école avec sa chemise cramoisie associée à un pantalon noir.
— Salut, marmonna-t-il sans se défaire de son rictus.
Zed passa le bras dans le cou de Suranis et l’invita à se reculer. Une rapide palpation de son avant-bras le troubla. Le matériel policier qu’il s’était fait implanté ne réagissait pas, l’homme était infiché… Mais n’était pas un copain du SAGI.
— Salut l’ami, répliqua Zed. Il y a un problème ?
— No problemo, répondit l’homme en croisant ses bras dans son dos. Je ne vous aurai pas déjà vu Madame ?
— Je ne vous connais pas, répondit Suranis en tremblant plus qu’elle ne le souhaitait.
La tomate verte qui se mouvait par elle-même et maintenant ça… L’Analyse lui avait vraiment bousillé le cerveau. L’étudiant cramoisi prenait des allures grotesques. Il se trémoussa vivement sur ses anneaux, ouvrit une bouche animale pour répondre d’une répartie qu’elle n’entendit pas, puis revint à la normale.
Tu n’as rien vu Suranis, ressaisis-toi ! se dit-elle alors que le nouveau venu l’étudiait avec circonspection. Il en était certain, il avait déjà vu la femme sur une photographie transmise à tous les mercenaires du Conseil. Deux versions existaient à son propos : 1) Suranis Rhéon est morte et/ou disparue, 2) sa puce a cessé d’émettre là où bien trop d’autres disparaissent pour que le doute ne soit pas parmi. Si un mercenaire venait à croiser son chemin, il pouvait s’empresser de la ramener vivante ou morte à son contact. Les forces de l’ordre n’étaient peut-être pas impliquées dans le maintien du méta-ordre, mais les mercenaires défoncés oui. Il sourit de toutes ses dents.
— Mais moi oui Madame… Voyons, quel est votre nom déjà ? demanda-t-il en plombant l’univers de ses dents.
— Jana, intervint Zed vivement. Maintenant, laissez-nous, on a un rendez-vous.
Il fit un pas vers le mercenaire, pensant que ce dernier s’écarterait. L’homme ne bougea pas d’un iota et son visage s’imprima de la plus ravissante des joies. Une fortune extraordinaire l’attendait, il tenait la fille. Son visage se fendit encore plus qu’il ne l’était déjà.
Stolen novel; please report.
— Suranis Rhéon, n’est-ce pas ? C’est votre nom… Et vous, vous êtes inconnu au bataillon.
— Fous le camp bordel ! hurla Zed en le repoussant violemment.
L’homme recula d’un pas. Aucune expression de surprise ne vint abîmer son visage qui en d’autres circonstances aurait pu être plaisant. Il s’attendait à ce moment et accompagna le mouvement sans exhiber ses mains. Un déclic dans son dos se fit entendre, menaçant de certitude. Seul contre deux, l’écrasante supériorité qui émanait de lui le transformait en mur. Un mur avec des dents.
— Tu ne veux pas jouer avec moi, le prévint le mercenaire. Ta nana vaut 10.000 körptes et je compte bien les rapporter chez moi.
— Elle ne peut pas.
Le mercenaire bondit en avant, son cran d’arrêt d’un noir militaire jaillissant de l’ombre pour se planter à quelques centimètres du ventre de Zed qui parvint à le faire dévier, au dernier moment, de son avant-bras. L’adversaire de Zed se révélait être d’une grâce féline qui ne lui laissait aucune place. Il eut la soudaine certitude que l’homme jouait avec lui. La lame s’était arrêtée sans à-coups, bien trop promptement pour que cela ne soit la conséquence que de sa parade. Les pronostics en faveur de Zed s’avéraient défavorables.
— Fuis Suranis, je le retiens ! cria Zed.
Un rapide coup d’œil dans son dos lui apprit que Suranis prenait racine. Elle se tenait avachie dans un recoin, le souffle court. Zed pensa à une attaque de panique et s’il touchait presque la réalité, tapait pile à côté de la plaque. Suranis souffrait d’horreur. La vision fugitive de l’homme devenait réelle, son visage cauchemardesque s’ouvrait en deux pour dévoiler une double rangée d’épines qui coulaient, cessaient de croître et recommençaient. Le gris plomb de ses dents éclipsait les lueurs bleutées des yeux et les anneaux sur sa gorge pulsaient avec une morbide régularité. Le mercenaire n’était plus humain. Un lombric armé de crocs. Pourquoi le voyait-elle ainsi ? Un des effets secondaires de l’Analyse qui disparaissait rapidement chez tous, sauf chez Suranis.
— Par pitié, arrête de phaser et casse-toi ! insista Zed.
Suranis crispa ses lèvres. Elle n’entendait rien. Le mur dans son dos absorbait tout son pour ne lui renvoyer que des ondes de terreur. Le flot de liberté de la grand-rue lui paraissait être à des années-lumière. Il n’existait plus rien pour elle sinon les râles de l’homme-lombric qui se mourait lentement. Il est malade, se rendit-elle compte. Le mal en lui nous dépasse tous, c’est… Elle cligna des yeux, les interstices cyans de ses yeux se refermaient. Sa transformation devenait totale. Elle se priva de nouveau de la vue en pointant du doigt le nom de sa maladie : société. La société aliénait assez pour que tout un chacun devienne assassin. Un assassin-lombric qui comme un certain cadavre dévorerait l’espace entre elle et le néant.
Le mercenaire se détourna de Zed un instant pour observer Suranis pendant que ce premier se tenait en boxeur, attendant l’assaut qui ne viendrait que plus tard. L’assassin était trop occupé à détailler Suranis, terrorisée. Le scanner de combat, cadeau du Conseil après une battue redoutable, lui indiqua qu’elle ne bougerait pas, se restreignant à sa posture apeurée. La victoire serait acquise une fois son gars mis à terre.
— Vous avez fait quoi à la petite ? demanda-t-il curieux rapidement en tentant de fixer Zed, mais ses yeux allaient et venaient d’un point à l’autre.
Cette poudre sensée lui permettre de tenir deux jours sans sommeil commençait à atteindre ses limites, mais il ne voulait pas être au lit si une prime se présentait. L’assassin ne se leurrait pas, il était un junkie.
— Quoi ? Mon gars, range ce couteau, on n’a pas à se battre… lui répondit Zed.
— J’aimerais, mais non.
Une baisse de tension dans le secteur fit vaciller les lampadaires à ce moment-là. « Ah » s’exclama l’assassin. Il ne l’avait pas demandé, mais elle tombait au bon moment. Zed se retrouva assez déstabilisé pour offrir une ouverture à son adversaire qui fonça, le cran d’arrêt fendant l’air d’un coup de taille à la hauteur de l’abdomen.
Zed ne vit rien arriver. Le scanner du mercenaire venait de lui donner un taux de réussite de 78,7% et il ne se trompait jamais. Son coup atteignit sa cible qui bondit en arrière, frappa le mur aux côtés de Suranis et glissa une main tremblante sur sa veste qui se tâchait de sang. « Merde » s’écria Zed.
— Touché, pas encore coulé, remarqua l’assassin.
La blessure, bien que légère, troubla Zed. Il survivrait à celle-ci, mais peut-être pas au combat. Le premier sang versé glissa le long du vinyle et vint se mêler à la poussière. Agglutinée en moutons, la poussière ne s’agita pas sous le regard vide de Suranis bien que ses pulsations cardiaques flirtèrent avec les 160. Elle leva les yeux vers l’assassin, une couronne d’épine à la place de sa bouche se parait de minuscules gouttelettes de plomb qui tombaient pour être remplacées par de nouvelles. Le pire, c’était ces pupilles cyan qui se dilataient jusqu’à atteindre le diamètre d’un poing. Des trous noirs qui attiraient Suranis vers eux.
Zed profita de la brève distraction de l’homme pour lui foncer dessus, épaule la première. Il le renversa, tête en première, mais ce dernier se rattrapa in extremis à une excroissance urbaine. Son scanner de combat lui rétorqua que 44% de risque représentait environ une chance sur deux. Qu’il eut entrepris une attaque en son encontre, maintenant que la partie était terminée, mis à mal le mercenaire qui lui balança un coup de poing dans le nez à une vitesse surhumaine. Il ne restait au milieu du visage de Zed qu’une fraise sanguinolente. Alors qu’il était encore sonné par le coup, l’assassin le saisit par le col et le jeta contre le mur, à côté de Suranis. Zed s’effondra, glissant sans bruit alors que le réseau électrique amoché par Suranis rendait l’âme. Il cracha une incisive brisée, il vivait encore, mais il finirait la gorge tranchée.
— Tu aurais dû fuir quand tu en avais le temps… Mais non, toujours à vouloir jouer les grands seigneurs… Tu as oublié que c’est moi le saigneur par ici.
L’assassin ramassa le cran d’arrêt qu’il avait laissé tomber dans la lutte pour l’approcher de la gorge offerte. Zed marmonna quelque chose qui ressemblait à « pitié » et Suranis à ses côtés grattait désespérément le mur dans l’espoir de s’y fondre. « Tarée » dit l’assassin en tirant les cheveux de Zed pour l’égorger. D’après son scanner de combat, sa prochaine victime – après le gars – n’avait que 0,03% de chance d’agir. La voie était libre. Une pluie de plâtre tomba des cheveux de Zed lorsque le cran d’arrêt se posa contre sa gorge, paré à verser a libation sanguinaire sur le sol citadin.
— Tout sera vite fini, promit l’assassin.
Il ne remarqua alors pas ce que Suranis était parvenue à accomplir. Même s’il l’avait vu, l’appareil embarqué dans son crâne lui aurait susurré que rien n’était à craindre et pourtant une erreur grossière se serait glissé dans les calculs : on ne sonde pas les spectres mités. Suranis, à force de gratter le mur, était parvenue à arracher un rivet. Tout d’abord, elle ne sut qu’en faire. L’objet, petit et froid entre ses doigts se délitait. Il tenait par une âme de fer rongée par la rouille. La Cité tombe en ruine là où personne ne regarde, pensa-t-elle et aussi se dit-elle, dans la foulée, que ces éléments brisés pouvaient être remplacés voire éliminés.
Une idée s’empara d’elle. Elle comprit qu’elle pouvait s’opposer Elle pouvait s’opposer à l’homme-lombric. Si elle ne tentait rien, elle mourait et voilà que soudainement elle se retrouvait elle aussi armée. Dans sa main se trouvait le Rivet, l’ossature de la Cité… Alors os contre os, cette arme dérisoire ferait peut-être l’affaire. Elle jaillit de sa torpeur, brandissant le Rivet et la Chose ouvrit la bouche, stupéfaite et s’affolant alors que son scanner recalculait les risques : 87% de risques de blessures, 12,37% s’il se penchait vers l’avant et 0,67% s’il interposait un bras entre lui et la fille. Ces données chamboulèrent sa perception de la situation et déferlèrent dans son crâne, mais ses réflexes affutés le laissèrent tomber sous l’effet de la surprise et de la drogue conjuguée. Tout au fond de sa boîte crânienne continuaient de briller les 0,03% d’action possible et il s’y accrochait, le scanner ne pouvait pas avoir failli de la sorte… Surtout, le chiffre ne cessait d’être revu à la baisse depuis le début du combat et pour aucune foutue raison il pouvait se faire charger par un Saint Georges risible affrontant le dragon terrifiant qu’il était. Merde, même la princesse offerte à sa merci ne correspondait pas ! Et pourtant… Suranis était là, lancée dans une charge chevaleresque. Le Rivet projeté telle une lance pénétra sans mal l’œil droit exorbité et le lombric clignota, revint à la surface un temps avant de s’enfoncer définitivement dans les abysses. Il ne restait plus que l’homme qui retenait un œil de toute évidence bon à jeter.
— Espèce de… Salope ! vociféra-t-il et la salope, au travers du rideau de sang, prenait conscience de son geste.
La rage l’envahissait. Sa première blessure sérieuse, de toute sa carrière… Par une femme fragile qui plus est. Elle n’aurait même pas pu lui griffer le visage pour la forme, mais voilà il allait y perdre un œil à cause d’une garce et, cette garce, il allait l’étriper.
— Connasse, infâme pouffiasse ! Je vais te découper les seins en fines tranches que je ferais rôtir au chalumeau pour te les faire bouffer. Jusqu’à que tu en crèves, tu m’entends ?!
En disant cela, le visage rendu poisseux par le sang qui s’écoulait de sa plaie béante comme une nymphe sorti d’un marais bourbeux dont aucun charme ne s’échapperait, il s’avança vers elle.
— Mais avant, je te violerais. Ouais. Puis je te briserais les doigts un par un… Je te crèverais un œil.
Ses menaces ne sonnèrent pas vaines aux oreilles de Suranis. L’apparition s’approchait d’elle, pas après pas. Le rivet encore en place et l’œil qui se creusait un passage vers l’extérieur. On s’agita à ses côtés, mais elle n’y prêta pas attention. Dans une heure ou deux, aussi horribles se révèlent-elles, elle serait morte et c’était tout ce qui importait.
Dans le même temps, Zed parvint à se relever avec difficulté. Il se rua sur l’assassin, un câble dénudé dans les mains qu’il connecta au rivet et l’orbite aveugle, inconsciente d’être branchée, ne comprit pas les signaux électriques qui lui parvinrent. L’assassin ne vit qu’un flash blanc suivi d’une indicible douleur. Une fumée bleue s’échappa de ses cheveux et ses chairs brûlèrent jusqu’à virer au charbon crépitant. Il parvint à faire deux pas supplémentaires en direction de Suranis, tendant devant lui ses moignons calcinés puis s’arrêta, l’air de finalement comprendre qu’il arrivait en bout de course, et mourut. Les sécurités incendies de la Cité se déclenchèrent et un déluge éteignit le début d’incendie.
Le corps cessa de gigoter en se refroidissant. La mort s’était-elle emparée de lui ? Il pourrait se relever et finir son travail. Non, il se disloquait déjà sous le torrent des buses et une matière visqueuse, mélange d’eau et de chairs brûlées, s’épandait de lui. Suranis observa le fluide qui s’échappait, la vie qui fuyait dans cette fumée bleue et une gifle fusa. C’était Zed qui lui hurlait dans l’oreille plus fort encore que ne le faisait l’alarme :
— Merde ! Tu aurais pu te bouger avant ! C’était qui ce type ? siffla Zed entre ses incisives manquantes.
— Je ne sais pas… Il…
— T’occupe, il est mort, cramé. On dégage d’ici avant que la flicaille ne rapplique ! dit-il. Bouge-toi Suranis et empêche ce foutu papelard de prendre la flotte !
On hurla dans la grande rue. Le dossier ne prit pas l’eau.