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Chapitre 3

— Suranis, tu reprendrais bien un verre ?

— Ça va aller Hörnt. Ce n’est pas en me soûlant à mes frais que tu finiras par me mettre dans ton lit ! lui répondit l’intéressée en posant son tumbler sur l’horrible comptoir recouvert de vinyle noir.

Le bar de Hörnt Lant se situait à l’étage D, bloc 478, numéro 8. Le genre de quartier à l’allure terriblement céleste qui cachait tant bien que mal la roche nue de l’astéroïde dans lequel il était creusé par un foisonnement d’affiches publicitaires. Après tout, tout valait une fortune dans la Cité si on exceptait le papier imprimé en couleur et ces néons qui agressaient la rétine dès qu’on déportait l’œil ailleurs que sur la boîte de Prameloc, dix-huit cachetons pour que la gueule de bois ne soit plus qu’un mauvais souvenir. Autre chose qui ne valait pas grand-chose aussi : le moonshine distillé par Hörnt et qui n’arrivait même pas à surpasser la bière infâme qu’on vendait un peu partout dans les bas étages.

— Mais ma chère Suranis, c’est la maison qui régale ! renchérit Hörnt. J’ai cru comprendre que les affaires n’allaient pas au mieux en ce moment.

— Épargne-moi ça ! Sers-moi de ton horrible tord-boyaux et qu’on n’en parle plus.

— Et je vais t’accompagner.

— Tant que ce n’est pas chez moi !

Cela le fit rire. Hörnt était homosexuel, Suranis le savait pour l’avoir déjà vu en grande conversation avec un homme bien plus jeune. Un qui aurait été à son goût si elle n’était pas si réservée, mais qui de toute façon ne se serait jamais intéressé à elle. Le barman n’était pas ce que l’on pouvait qualifier de beau, mais il avait un bagou certain. Il avait aussi un foie à toute épreuve qui résistait même à son horrible gnôle.

Il en servit un verre à Suranis, un à lui, et il y trempa les lèvres avant de vite l’avaler afin de ne pas laisser la saveur s’installer sur son palet. Suranis fit de même en tremblant un peu, elle était soûle comme deux soirs par semaine. Hörnt l’aimait bien, certainement l’attrait de ce nuage noir qui planait constamment au-dessus d’elle. Ce qui était certain, c’est qu’il ne lui en servirait pas un autre ce soir. Il écoulerait le peu de bière qu’il lui restait au fond des fûts et il fermerait la boutique pour le reste de la soirée. Il n’y avait de toute façon personne ce soir sinon les rares habitués qui descendaient les quelques miettes de barres « d’authentiques protéines », vaguement aromatisées à la vraie viande, qu’il leur restait. Ils n’allaient pas tarder à partir.

— C’est de la pisse Hörnt, cria sans le vouloir Suranis en tirant la langue.

— Tu me l’as déjà dit…

— Et je te le répète. Dédions ce verre à Jinn Pertem, ce sacré pisseur ! Et éteins-moi cette foutue télévision… J’en ai marre de voir sa sale gueule.

Le jugement de Jinn Pertem passait en boucle sur tous les postes depuis une semaine. Il ne s’en était pas si mal tiré. Il venait d’écoper de la peine minière pour les vingt prochaines années et serait envoyé dès le lendemain sur l’astéroïde minier de la compagnie Norddle, sur lequel il ne donnerait pas un seul coup de pioche. Il ne quitterait sans doute même pas sa cellule douillette, avec un vrai lit, par crainte de se voir offrir une trépanation gratuite par le premier venu à la main un peu lourde. Mais la punition demeurait plus que forte pour quelqu’un de son importance. Le peuple avait eu justice, d’une certaine façon.

Hörnt haussa les épaules et leva son verre :

— Comme il est de bon ton de le dire, à la tienne ! trinqua-t-il.

— Et à la mauvaise santé de ce connard. Fêtons ça, encore une fois !

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Santé ! Dommage pour toi, pauvre Pavla à qui justice ne sera jamais rendue. À peine au troisième verre et Suranis sentait déjà sa tête sur le point d’exploser. Elle occupait son désœuvrement de la meilleure façon qui soit, en ramenant au plus tôt possible le moment où sa vie partirait en vacances définitives… mais surtout en s’éclatant comme elle le pouvait tant que ses finances lui permettaient de garder la tête hors de l’eau.

Ce n’était pas comme s’il y avait grand-chose d’autre à faire pour l’ancienne enquêtrice évincée à force de poser les mauvaises questions. Elle s’était mise à son compte depuis, à 29 ans, mais les clients ne se bousculaient pas à sa porte. Elle vivait essentiellement sur ses économies et mangeait chichement dans le mess commun, quant à l’alcool d’Hörnt il était peu cher, à défaut d’être de l’alcool. Peut-être pouvait-elle vivre ainsi deux années supplémentaires avant de devoir descendre d’un échelon dans la société. Mais avec ses cheveux roux, peau pâle, yeux verts et bleu de travail elle détonnerait. La palette s’est échappée de l’atelier, cinquante körptes de récompense à celui qui la ramènera à l’artiste esseulé !

— Tu es l’une de mes meilleures clientes Suranis, mais permet moi de m’inquiéter pour toi. Je te vois un peu trop souvent en ce moment. Il va falloir se remettre en piste…

— Tu as une affaire à me proposer ? Je suis prête à retrouver toutes les personnes ayant une ardoise ici et à les faire payer rubis sous l’ongle… Moyennant… Aller, de quoi payer mes trois prochains mois de loyer ? Tu sais, je n’ai pas vraiment envie d’expérimenter la joyeuse réalité des dortoirs.

Elle songea à son quotidien si elle devait les rejoindre et aux box alignés le long d’un mur. Son nom serait scotché à l’un d’eux et sa seule possession serait la clef des sanitaires dans sa poche. On l’entretiendrait comme une plante verte, l’arrosant de gel douche, en attendant qu’elle se fane complètement, pour éviter toute agression olfactive.

C’est ça la vie d’après Suranis, hein ? Ton appartement miteux vaut mieux, au moins tu ne t’y réveilles pas avec la gale et les poches vidées.

Hörnt l’observait avec une infinie tristesse alors qu’elle ruminait :

— Je ne pensais pas vraiment à ce genre de travail Suranis. Tu vaux mieux que jouer aux recouvreuses… Il n’existe donc pas de mystère qui puisse te remettre sur le bon chemin ? Ne me dis pas que cette affaire Pertem ne t’excite pas ? Toi et moi, ainsi que la moitié de ce foutu rocher volant, avons-vu les photos… Pas vraiment rousse la nana, pas vraiment de la haute…

— Oh, tu sais bien que j’ai surtout vu les photos de cette grande dame toxicomane… Une vraie beauté.

— Qui ne sont certainement pas celles qui ont fuitées.

— Peu importe, les photos ont été diffusées l’affaire d’une minute avant que le Conseil des Pilotes reprenne le contrôle sur les médias. La femme était blonde, j’ai encore toute ma mémoire, mais le Conseil nous dit qu’elle est rousse et de la haute. Alors que veux-tu faire ? L’affaire est close et ce n’est pas comme si j’allais pouvoir en vivre… Qui me paierait pour ça ? Les gens sont déjà persuadés que c’est trait pour trait la même personne.

Hörnt acquiesça de l’air sévère de la personne qui s’efforce de cacher un grand secret. Il nettoya les deux verres, laissés sur le comptoir, qu’il essuya machinalement. Il aurait pu les laisser sécher tranquillement dans un coin, mais il avait besoin de s’occuper les mains en attendant de pouvoir se caler devant cette nouvelle série qui se déroulait sur l’ancienne Terre. L’adaptation d’un vieux bouquin parlant d’un chien enragé qui assaillait mère et enfant. Aucun citoyen n’avait jamais vu de chien, mais ils étaient aussi réels pour eux que ne l’étaient les dinosaures pour d’autres.

Suranis remarqua la drôle d’attitude d’Hörnt et amusée par ce spectacle, elle parvint finalement à finir son verre. Elle n’avait pas l’habitude de devoir se forcer pour en faire ainsi, mais la moindre gorgée lui brûlait la gorge et tous les indicateurs de son corps étaient au rouge. Si elle avait eu l’un de ces drôles de boîtiers que se faisaient greffer les plus riches, elle aurait appris – sans la moindre surprise pour autant – qu’elle ingérait une quantité phénoménale de méthanol. Elle serait malade le lendemain, mais n’était-elle pas venue un peu pour cela ?

Les autres clients partirent en laissant leur table aussi sale qu’elle l’avait été à leur arrivée, c’est-à-dire immonde. On ne venait pas chez Hörnt pour autre chose que le prix.

— Je te dérange Hörnt n’est-ce pas ? Je vais partir avec mes alcooliques… Acolytes, pardon.

— Tu ne me déranges pas Suranis, tu peux rester autant que tu le souhaites ! mentit l’intéressé.

— Ne me la fait pas ! Aller… Salut et à très bientôt.

Elle reposa son verre en le frappant sur le comptoir. L’épaisseur du fond épargna Hörnt d’avoir à récupérer les éclats, qui se seraient incrustés dans le caoutchouc antidérapant, si le tumbler avait explosé. Il se leva pour serrer dans son énorme paluche aux ongles extraordinairement limés la petite main de Suranis. Si l’homme n’était pas si sympathique, elle aurait déjà changé d’établissement depuis longtemps voire, pire, songé à se faire traiter pour son addiction. Elle n’était pas dupe, elle avait de sacrés problèmes depuis qu’elle comblait d’une si déplorable façon le vide qui s’était insinué en elle.