— Rhéon ! Bouge ton cul, on a de la visite !
Helmüt Ellian était une enflure. Un Sectoriste de première, cette caste méconnue de la Cité qui avait fait le choix de ne pas progresser dans les niveaux mais au travers du même secteur. Supérieur de Suranis, il avait atteint le plus haut niveau de vie qu’il était possible d’avoir dans son secteur et, même s’il devait se contenter des barres protéinées Baker (le Repas, désormais saveur banane), avait en contrepartie un excellent appartement sur la grande rue à proximité immédiate de la Maison des Eaux, une entreprise appartenant à un haut-fonctionnaire (et quel haut !) comme toutes si on exceptait les rares indépendantes.
Le quartier, dès que l’on dépassait les environs immédiats de l’entreprise, était tout ce qu’il y avait de plus pourri. On avait tenté de camoufler les trous dans les murs avec des bâches en plastique peintes par des artistes locaux. Le résultat était ce qu’il était et gardait habituellement les citoyens les plus honorables loin de ce quartier. Habituellement était bien le mot juste car aujourd’hui, devant le bureau en bois massif qu’Ellian cirait avec une ostentation manifeste (de l’acajou Suranis. A-C-A-J-O-U. C’est rare. Fais gaffe avec ce café quand tu le verses) se tenait un filament brisé. Suranis l’avait déjà vu, à la télévision. Tout le monde l’avait déjà vu. Il boitait un peu depuis qu’il s’était fait brisé une jambe lors de la Crise Sagiste, mais son profil demeurait inchangé. Le côté hautain en moins. Depuis qu’il avait retrouvé les rangs, Jinn Pertem était devenu un homme du Peuple. Presque un vrai, authentique, bien qu’il prenne désormais position pour le Conseil malgré son mois d’emprisonnement injustifié. Il semblait las, à la fois conscient de la place qu’il occupait et des laissés-pour-compte qu’il semait derrière lui après avoir pris la décision difficile d’arrêter de les protéger dans leur ensemble pour s’atteler aux individus singuliers. De petites victoires qui jamais ne mènerait à la grande à laquelle il rêvait il y tout juste six ans, mais c’était ça ou rien.
Le politicien décrocha un sourire, pas automatique mais bien réel, à Suranis sans vraiment la voir. Elle leur apporta le café. Ellian se tenait debout, derrière son bureau et avait toujours cette même affreuse dégaine de lézard atteint d’obésité morbide, mais Pertem lui avait un aspect ordinaire. Pas de difformité à première vue. Une rareté dans le monde de la femme-à-tout-faire.
— Merci Rhéon, lança avec le plus grand respect Ellian. Ce foutu connard hypocrite songea Suranis en quittant le bureau.
Pertem s’empara d’une tasse de café et y trempa les lèvres. Il eut du mal à réprimer un vague dégoût. Le café était une denrée accessible, le moins cher des luxes, mais le sucre non. Il avait l’habitude de boire son café sucré, très sucré, et cette amertume fit un écho direct à celle qu’il ressentait, sans trop en connaître la raison. Depuis des années ça n’allait pas. Depuis qu’il était revenu du SAGI avec sa jambe brisée par l’explosion d’un palet. L’odeur de l’air électrifié lui revenait parfois la nuit alors qu’il peinait à s’endormir et l’image des flaques de sang qui s’élargissaient comme des fleurs rouges pointait aussitôt le bout de son nez. Des roses tombées au sol. Des fleurs. Des apparences. C’était ce qu’il se disait dès que tout lui revenait à l’esprit. Il avait été trompé par ces gens… Mais le pensait-il vraiment avant qu’on ne l’emporte, hurlant, dans cette chambre aseptisée pour que se jambe soit… Réparée ? Remplacée plutôt. Il avait une belle prothèse intelligente connectée via une micro-puce directement implantée dans son cerveau. Elle n’était pourtant pas en si mauvais état, sa bonne vieille jambe, lorsqu’on se décida à l’amputer mais la nouvelle se montrait particulièrement efficace. Elle ne grinçait pas, supportait facilement plus de dix fois son poids et était infatigable tant que la pile qui l’alimentait demeurait chargée (autonomie estimée à 120 ans, il avait la marge).
Dès qu’il prenait un peu de recul sur cette histoire il se disait que ses sympathies n’allaient vraiment pas vers le Conseil des Pilotes lorsqu’il était arrivé dans cette salle d’opération et qu’elles s’étaient développées progressivement quand il en était sorti. Avec lenteur. Comme quoi même l’Homme le plus obtus peut être convaincu. Convaincu, et non persuadé, par cette idée commune qui s’était immiscée et la certitude, presque totale, que le monde tournait comme il le faisait car il ne pouvait en être autrement. Comment avait-il pu imaginer autre chose ? Tout cela à cause des mensonges des Sagistes, à lui et à eux-mêmes, qui faisaient plus de mal que de bien. Mais tout cela était du passé car Nate Killian était mort et Jinn Pertem avait réintégré la Cité. Il veillait désormais à faire preuve de pédagogie et améliorer, comme il le pouvait, les conditions de vie des travailleurs… Et de cela, il en retirait une grande fierté.
— Monsieur Ellian, je suis ravi que vous ayez pu m’accueillir si vite, dit-il en tendant sa main que le directeur s’empressa de serrer.
— Et le plaisir est mien. Je suis heureux de vous rencontrer.
— Dites-moi tout d’abord, qui était cette femme ? Je jurerais l’avoir déjà rencontré.
— Vous… commença Ellian, il allait dire « Vous n’êtes pas ici pour des gueuses dans son genre, n’est-ce pas ? C’est du sérieux vous… Je connais une adresse où… » mais à la place de cela il dit : Rhéon, Suranis je crois pour le prénom. Une petite main.
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— Je vois, ça ne me dit rien et je ne vois pas comment j’aurais pu rencontrer quelqu’un de son rang. C’est sans importance… Passons, je ne suis pas ici pour cela, comme vous le savez.
Ellian le Lézard le savait. On lui avait demandé de faire des économies, du moins on lui avait fortement suggéré de le faire et ces satanés glandeurs d’employés avaient relayé l’information au plus haut niveau. Merde, faire quelques heures supplémentaires pour la société, qu’était-ce ? Ces cons devraient être reconnaissant que lui, le bon vieux seigneur Helmut, leur trouve une utilité concrète. Mais voilà, depuis les événements dans le SAGI et le retour de Pertem ils avaient instauré une police ouvrière. Une façade pour faire taire définitivement les ambitions rebelles de certains et cela fonctionnait. Il fallait simplement donner quelques exemples de temps à autre et forcer certains à démissionner de leur poste pour être replacés ailleurs. Souvent cet ailleurs était meilleur en guise de rétribution pour leur bon et loyal service, mais Ellian lui n’avait aucune foutue envie d’être déplacé. Il était bien ici. Pourtant, il lui sembla que c’est ce qui l’attendait.
Jinn Pertem se dandinait face à lui. Ce gars qui avait été le coup de com’ ultime du Conseil des Pilotes, lui qui faisait régner la loi des prolos. Parfois. Il devait être là à cause de ce petit con de Felthan. Vingt années sans jamais escalader le moindre échelon. Un raté parmi les ratés, mais il faisait bien son travail en règle générale et ce jusqu’à l’accident. Jamais on n’avait songé à le faire progresser d’un étage. Il faut dire que si l’ascension était assez rapide dans les niveaux supérieurs, elle s’avérait très contrôlée dans les castes du bas. Monter d’un étage, c’était potentiellement devenir l’élite de demain et les élites de demain, les vraies, n’appréciaient pas ce métissage. De fait, les ascensions sociales demeuraient extrêmement rares et le besoin de se débarrasser de quelqu’un, pour un plus méritant, faible. Mais voilà. Parfois il fallait savoir se débarrasser des meilleurs éléments, sans tenir compte du fait qu’ils stagnaient ici depuis une éternité et étaient devenus des mascottes au sein de l’entreprise…
Comme Felthan avec son œil hagard. Si Ellian avait pu éviter de le virer, il l’aurait fait. L’histoire restait triste. Une vanne avait sauté alors qu’il inspectait les conduites après le signalement d’une baisse de pression dans un secteur adjacent. Était-ce la faute de l’employé ? Même si c’était par malchance qu’il avait fini avec une commotion cérébrale et la mâchoire défoncée, c’était bien par sa faute qu’il se retrouvât ici au mauvais moment. Les baromètres indiquaient bien trois bars de trop dans les conduites et, au lieu d’abaisser la pression en divers points, le technicien se rendit directement à la vanne qui, plutôt que souffler son soulagement, s’était dégoupillée et envolée. Felthan avait été gravement blessé et passa deux semaines dans l’infirmerie de son secteur. Si ça n’avait été qu’une blessure tout cela se serait bien passé, mais Ellian de son côté en était arrivé à la conclusion que Felthan restait l’unique responsable des dégâts à la tuyauterie et l’avait fait condamné à trois mois de travail en solde réduite. Et ça, les syndiqués n’avaient pas aimé… Pas du tout même et voilà donc sa punition pour avoir songé avant tout à la Cité. C’est comme ça qu’on le remerciait ! On lui avait demandé de faire des économies ! Il n’allait pas faire payer la Cité pour la faute professionnelle d’un imbécile !
Il joua franc-jeu :
— Je suppose que c’est pour Nax Felthan ? Comme je l’ai signalé dans mon rapport il n’a pas respecté les procédures habituelles et ses heures de travail en solde réduite sont amplement méritées. Je sais cependant que les syndicats sont sur l’affaire…
Pertem ricana avec mépris. Bon sang, qu’est-ce qu’il pouvait apprécier ce nouveau boulot ! Les déceptions étaient finies. Il faisait peu, mais il le faisait. Pendant des années il avait tenté de créé un monde meilleur pour tous sans comprendre qu’il fallait d’abord commencer par peu. Le « peu » qu’il avait choisi étaient ceux d’en bas, pas de tout en bas (après tout, les mouvements contestataires avaient presque entièrement disparu), mais ceux qui se levaient pour trimer pour un salaire de misère. Des heures et des heures pour quelques crédits, aucune reconnaissance et quelques bons de « ravitaillement ». « Bons de ravitaillement », c’est-à-dire que leur salaire partait dans leur logement et le reste… Ils mangeaient grâce au bon désir du gouvernement, ils le savaient et continuaient à le suivre aveuglément. Bien entendu, avec un peu de recul ils se seraient rendus compte que c’était ce même gouvernement qui leur donnait un salaire insuffisant mais encore une fois : cette lutte serait pour plus tard. Jinn Pertem y croyait dur comme fer bien qu’il ignorait alors que ce « plus tard » n’arriverait jamais. Sa reprogrammation idéalisait ce moment mais ne le rendait jamais assez attractif pour franchir le pas. Juste ce qu’il fallait pour avoir sous la patte un chevalier-servant pour les causes perdues et tout le monde était heureux. Personne ne savait, qu’au final, tout cela restait du pipeau.
Jinn Pertem reprit possession de ses moyens et de son mépris galopant pour s’exprimer :
— Exact. Je viens pour Nax Felthan. Mais je veux savoir si votre décision n’était pas motivée par… Disons d’autres raisons.
— Mais tout ceci s’inscrit dans le droit du travail ! s’indigna Ellian.
— De quel droit du travail parlons-nous ? Bien de celui que vous avez bafoué ?
Ellian avait pourtant partiellement raison. Il l’aurait eu totalement six ans auparavant, avant que tout ne change. Le droit du travail avait été bafoué au profit des travailleurs. Une petite victoire pour le SAGI contre une centaine de morts qui ne pourraient jamais en profiter. Ce n’était pas le monde tant espéré par Nate Killian et ses amis mais juste une accalmie qui ne durerait pas. Le Conseil des Pilotes était passé en mode social, mais pour combien de temps encore ? Pertem finirait par mourir, on finirait par restreindre certains droits fraîchement acquis comme – disons - les indemnisations après valorisation de son poste. Cinq cent crédits offerts à tout citoyen qui progresserait dans les honorables rangs, cinq cent qui lui permettaient de survivre au choc financier que représentait le passage d’un étage à l’autre. Et bien, on finirait par passer à du quatre cent crédits, puis trois cent… Puis viendrait le moment où on recommencerait à refuser les promotions sous prétexte qu’on ne pouvait pas vivre dans un taudis en attendant sa première paie. Ainsi en irait-il de toutes les nouvelles aides qui n’étaient que des pansements pour stopper l’effusion de colère et qu’on retirerait dès que la masse sociale aura coagulée avant que ne viennent les points de suture définitifs.
Tout cela, le Pertem d’il y a six ans l’aurait saisi mais le nouveau, transformé et abruti, non. Pour celui-ci, exiger le transfert d’un chef d’entreprise pourri était la plus grande des victoires. Jamais il n’aurait pensé pouvoir avoir plus.