Un flic dans le coma.
À 9h07, heure de la Surface, l’unité spéciale 8 de la FPCP perdu son capitaine. Chargés de la capture des éléments à réintégrer dans le cadre du nouveau programme du Conseil, ils ne virent qu’au dernier moment arriver sur eux le palet lancé en cloche qui atterrit avec fracas aux pieds de Perth Bickhorn. Il tenta de renvoyer le palet, se lançant dans la partie la plus extraordinaire de ping-pong qui n’eut jamais été et alors que son pied s’approchait de la promesse mortifère, les billes d’acier libérées de leur enveloppe filèrent à toute vitesse vers lui. Les Sagistes en face se recroquevillèrent par réflexe alors que le capitaine Bickhorn fut contraint de le faire car la douleur s’avéra insupportable. Sa rotule gauche se brisa sous le choc, son mollet entamé par les billes céda et il tomba, les mains posées sur ce qu’il lui restait de jambe, la tête en première. Son crâne percuta un tabouret vétuste, l’aluminium qui le composait se déforma en imprimant deux factures nettes sur son frontal et abîmant son orbite. Le visage ensanglanté, l’œil englué, il s’évanouit au milieu du tumulte et ne vit pas le collègue qui le saisit par les bras et l’extirpa vers l’arrière du champ de bataille. Loin au-delà du rideau des fumigènes.
À 9h27, après s’être assuré que le blessé n’allait pas mourir dans l’instant, on dégagea l’accès à un des ascenseurs de service qui, même s’il n’avait pas été utilisé depuis plus d’un siècle, fonctionnait à peu près correctement après avoir été bidouillé. Dix minutes plus tard déboula l’équipe médicale escortée par des balourds. Aucun de ceux qui vinrent au secours de Perth Bickhorn ni des autres blessés du SAGI ne revirent l’infirmerie sectorielle qui les accueillirent immédiatement après les faits. Déplacés fut le terme utilisé par le Conseil, mais dédommagés pour les horreurs auxquelles ils assistèrent en traînant des cadavres serait un mot plus juste.
À 10h08, le capitaine était sur le billard pour les dix heures suivantes. L’infirmerie, guère équipée, ne possédait pas de capsules médicales ou docs comme on se plaisait à les appeler, mais elle avait la chance d’avoir une équipe médicale expérimentée. Les médecins s’attelèrent à rafistoler tant bien que mal le pantin désarticulé qu’on leur avait ramené et après lui avoir ressoudé l’intégralité des morceaux branlants et ponctionné les hématomes cérébraux, on se risqua à dire que l’opération avait été un succès. Du moins, c’est ce que prétendirent les gros titres des journaux le lendemain lorsque Perth Bickhorn fut élevé au rang de héros national et qu’il le resta pour les deux mois qui suivirent. Deux mois durant lesquels il resta dans le coma, auxquels s’ajouta un autre mois d’incapacité totale pour la bonne forme et que pour jamais il ne puisse expérimenter les hommages.
Le temps effaça vite les considérations publiques pour le policier blessé qui se réduisirent rapidement à de grosses enveloppes. Lorsque le comateux s’éveilla, les yeux hagards et le monde trouble autour de lui, tout cela appartenait déjà au passé. Un élancement s’empara de sa tête en même temps que la conscience lui revenait. Ce martellement sourd ne devait plus jamais le quitter et celui qui autrefois sans être aimable n’était pas détestable, devint un homme nouveau. Une carcasse occupée par une enflure tout juste consciente de l’anormalité des affects qui s’emparèrent de lui et de la haine féroce qu’il éprouvait pour ceux qui avaient fait de lui ce qu’il était aujourd’hui. Du moins ceux à qui il imputait l’entière responsabilité de son supplice. S’il n’y avait eu que ça, tout aurait été pas si mal… pas si mal si on exceptait la terreur qui l’étreignait devant ce qui se dessinait de son avenir. La vie ne serait pas un long fleuve tranquille.
Sa conscience revenant peu à peu et ses membres s’éveillant – aussi fortement qu’ils pouvaient le faire - il fut saisi des dernières sensations qui l’habitèrent avant de s’effacer. Il porta aussitôt sa main au visage s’attendant à sentir la matière grise qui viendrait titiller le milieu extérieur mais il n’en ressentit aucune trace. Soulagé sans l’être, le relief infime sous ses doigts lui fit craindre le pire. Ses doigts s’envolèrent de son crâne – déjà guéri ! - et planèrent jusqu’à son genou. Ils hésitèrent un temps avant de se refermer sur l’articulation blessée. Rien. Il palpa encore et aucune douleur ne l’éprouva. Petit à petit, il faisait la connaissance d’une idée épouvantable. L’horloge avait continué son tic-tac laborieux pendant qu’il était hors-circuit. Combien de jours avait-il perdu dans le caniveau de l’inconscience ? Pendant tout ce temps, Perth Bickhorn n’avait été qu’une coquille vide et il ne pouvait songer aux merveilles manquées dans ces draps blancs.
Ses mains agrippèrent le cadre de son lit, ses yeux s’exorbitèrent face au carrelage aussi pâle qu’il ne l’était lui-même et il ne put retenir un cri d’horreur. Son cri déchira les couloirs de l’infirmerie. Des pas précipités, mais nullement inquiets, se firent entendre à l’extérieur de la chambre et le voyant vert s’alluma au-dessus de la porte. On la poussa, sans ménagement, et la figure rondouillarde d’une infirmière joviale s’incrusta en balayant l’univers de sa bonté. Perth Bickhorn n’en avait cure, il se focalisa sur elle en n’y voyant qu’un oiseau de malheur qui viendrait lui annoncer que des années s’étaient écoulées, que le Conseil n’existait plus et que le monde s’étiolait. Bientôt la Cité s’effondrerait et il chuterait avec sans avoir pu vivre.
L’infirmière se pencha vers lui, un relent d’eau de Cologne insupportable provenait de son cou alors qu’elle le recalait fermement sur son oreiller :
— Tout va bien Monsieur Bickhorn, vous êtes dans l’infirmerie sectorielle de l’étage B, dit-elle de sa voix fluette avant de se pencher sur les appareils de mesure qu’elle ne lisait que sommairement mais qui lui apprirent que son patient n’allait pas claquer dans la minute.
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Perth la repoussa et se malaxa le genou avec stupéfaction. Une lueur de compréhension traversa le visage de l’infirmière avant même que l’homme ne prenne la parole :
— Mon putain de genou est entier, s’exclama Perth. La douleur que j’ai ressentie, il ne peut être qu’en miettes… Je ne ressens rien.
— C’est normal, vous étiez dans le coma et votre corps a pu guérir sans encombre, tenta de le rassurer l’infirmière, ce qui n’eut pour effet que d’enrager Perth Bickhorn qui redoutait ce terrible mot : « coma ».
Incapable de dire mot, Perth fixa la paroi implacable qui le retenait emprisonné. La rivière avait coulé et lui, sans être resté à quai, l’avait emprunté. La fin du trajet approchait et il s’échouerait dans l’inconnu. Un frisson le parcouru, ses poings se crispèrent. Il débarquerait tout de suite. La respiration rauque, il tenta de se mettre debout pour déguerpir et reprendre le cours de sa vie là où il l’avait laissé. L’infirmière, avec une infinie tristesse, lui posa une main péremptoire sur le torse sans exercer de pression autre que celle de la dureté de son regard :
— Je suis navrée, vous n’allez pas pouvoir sortir tout de suite. Vous êtes resté dans le coma plus de trois mois, vos membres sont atrophiés et vous ne parviendrez qu’à vous blesser en tentant de marcher. Il va falloir procéder à une rééducation mais cela devrait être rapide… s’excusa-t-elle sans le penser, le travail serait important.
— Combien de temps ? demanda Perth, le corps tremblant comme pour annoncer des larmes.
— Je ne sais pas. Habituellement, les patients qui se débrouillent le mieux sortent après un ou deux mois maximum…
Perth ne l’écoutait pas, accaparé par le vide qui s’étendait devant lui et derrière lui. Presque une demi-année gâchée. Son père avait baissé le pavillon à l’âge de 41 ans. Une maladie foudroyante couplée à une malformation cardiaque passée inaperçue le terrassa et Perth suivrait son chemin… Peut-être. Il le revoyait sur son lit de mort, le teint si pâle que les draps paraissaient chaleureux en comparaison.
— Un mois, répéta-t-il. Il me reste un seul mois avant de recommencer à vivre… Un mois…
— Peut-être moins ? tenta l’infirmière. Il y aura des béquilles au départ mais si vous vous débrouillez bien ça ne sera l’affaire que de quelques semaines… Ce n’est pas grand-chose, vous savez. Vous êtes encore en vie.
— Un putain de mois bloqué dans cette foutue chambre ! hurla-t-il en frappant le lit.
— N’aggravez-pas votre état !
— AU MOINS UN MOIS !
Il souleva son poing belliqueux vers l’infirmière. Il fallait un responsable, peu importe lequel, quelqu’un qui puisse souffrir des trois premiers mois perdus auxquels s’ajoutaient le « petit » mois qui suivrait. Quatre mois a minima ce n’était rien à l’échelle d’une vie, mais ça pouvait représenter énormément et Perth savait à quel point la vie pouvait être fragile. Il connaissait les faiblesses de sa lignée et le câble tendu sur lequel il marchait.
Ses lèvres s’écartèrent, la terreur laissant place à un sentiment de haine viscérale qui reviendra souvent :
— Vous ne savez rien de ce qu’est un mois dans une vie, pauvre conne ! Vous ne savez rien de ce que c’est que d’être enfermé entre quatre murs puants sous le regard de vampires en blouse blanche ! Vous n’en savez rien !
Lui non plus n’en savait rien mais il en avait une idée. On lui avait proposé – ou ordonné ? - de visiter les laboratoires et de voir ces rangées de cobayes alignés dans des boxes. De voir leurs traits de toxicos récupérés dans la rue se déformer sous la douleur supposée par le GH-Drain 2. Il avait vu se délecter les scientifiques devant les promesses de cette nouvelle drogue coercitive, avait vu un enfant se prendre pour le président d’un pays oublié et tout ça piégé dans une boîte… Il s’était dit qu’il ne tomberait jamais de l’autre côté du verre blindé mais il y était… Sans les injections, sans la malveillance, mais il ne pouvait s’empêcher de revenir à cette horrible visite qui, même s’il en avait été ébranlé, lui avait montré la triste réalité de son monde. On devait faire des choses affreuses pour que le train reste sur ses rails ; nécessité absolue pour la Cité et un message clair : tu as signé, voilà ce qui t’attend si tu fais marche arrière.
La menace n’avait pas besoin d’être plus claire. Pourvu qu’il n’arrive jamais là-bas et que la salle blanche soit bien une chambre et non une cellule dans un laboratoire.
— Calmez-vous ! demanda la femme en écarquillant les yeux avant d’attraper en vol le poing menaçant de s’écraser sur l’arrête de son nez. Vous êtes déboussolé, ça va s’arranger ! Je…
Perth dégagea son poing de l’étreinte trop molle de la femme. Elle ne pensait pas qu’il lui resterait assez de force pour la mettre à mal mais pourtant l’homme alité, les iris bleues dilatées par l’effort, parvint à la culbuter. Il râla sous l’effort et le monde se mit à valser autour de lui alors qu’il se mit sur son séant. Le visage déformé de l’infirmière, choquée, s’estompait. Les rampes d’éclairages se fragmentèrent et les esquilles des carreaux dégringolèrent par terre puis tout ne fut plus que bruits confus, précipitation et chaos.
Dans le voile de la crise, il crut discerner les masques bleus des médecins qui s’affairaient autour de lui. Ils se déversaient en lui, l’auscultaient sous tous les angles avant de déclarer : « … nous en avons encore pour un moment avec ce petit con ». Ce fut le moment choisi par le petit con pour s’évanouir de nouveau.