Jusqu’à présent ce travail d’enquête qui s’apparentait plus à de l’espionnage qu’autre chose n’avait mené à rien. Ils ne savaient pas où chercher, simplement qu’il y avait quelque chose à découvrir et quelle découverte fut celle de Suranis lorsqu’elle tomba sur un simple nom ! Il était inconcevable que ses souvenirs aient pu être effacés et réécrits d’un coup de plume neuf, pourtant du vieux-neuf venait de se trémousser devant elle. Quelques lettres qui formaient un nom qu’elle avait eu sur le bout de la langue pendant tout ce temps.
Il fallait qu’elle en fasse part à Jinn, si cela ne tenait pas de la preuve irréfutable elle en avait l’allure à ses yeux. Comme d’habitude, ils se retrouvèrent à l’hôtel. Du moins, si l’on pouvait qualifier ce lieu comme tel. Il y avait des jeux qui n’avaient rien à faire dans un lieu de repos et la plupart des clients venaient accompagnés d’une amante, d’une prostituée ou bien, même si le cas était unique, d’une associée de crime. On ne posait jamais de question à ceux qui entraient et sortaient. Ils avaient bien songé à se retrouver dans un bar, mais les habitués et barmans avaient la mémoire tenace… Ici l’absence de mémoire était la condition sine qua non de l’employabilité.
Main dans la main, après un rapide échange avec l’employé qui leur attribua une chambre sans même les regarder, ils se rendirent au deuxième étage. La chambre 247 était à l’image des autres : elle puait le sexe. Le lit recouvert de satin rouge, les miroirs au plafond et les menottes stérilisées sous plastique déjà en place avec l’assurance qu’aucun microphones ne viendrait les espionner. Suranis et Pertem s’assirent sur le lit, oubliant du mieux qu’ils le pouvaient tout le sperme qui les entourait sûrement :
— Vous êtes certain que nous ne risquons rien à nous retrouver ici si souvent ? lui demanda Suranis.
— Vous n’avez pas idée du nombre de patrons et haut-fonctionnaires qui aiment connaître plus qu’en profondeur leurs employés. À vrai dire, le fait que nous travaillons ensemble est un alibi parfait pour que nous nous retrouvions dans ce genre d’endroit.
— Parfait alors.
Elle noua ses doigts. Ses ongles rongés avaient subi un bon coup de vernis aussi pétant que la décoration générale de la chambre. Jinn l’observait avec une envie qui n’avait rien de charnelle, bien loin de là cette idée :
— Ne me laissez pas sur le bas-côté Suranis. On s’était mis d’accord pour que nos rendez-vous ici soient le fruit de l’aléatoire et vous me proposez une rencontre… C’est que vous devez avoir quelque chose sous la main.
— Excusez-moi, c’est juste que je ne me sentirais jamais à l’aise par ici.
— Ça ira. Dites-moi tout, vous avez choppé quelque chose ?
— Non, répondit-elle humblement ce qui provoqua une vague expression exaspérée chez Jinn. Je veux dire, rien sur nous et je ne trouverais jamais rien. Je doute qu’il existe des données accessibles…
— Vous doutez ! s’insurgea Jinn en s’agitant. Vous avez accès à des zones de niveau 4 ! Cela doit exister, soyez compétente ! Cherchez ailleurs ! Vous ne m’avez pas demandé de venir pour ça ? Je pensais que c’était urgent, pas juste un rappel du fait que nous stagnons.
— Merde ! Non Pertem ! répliqua Suranis visiblement énervée. Je suis compétente. J’ai accès au niveau de sécurité maximal, je le sais, mais non les autorisations de niveau 4 ne suffisent pas. Ce qui nous est arrivés n’est pas classé secret défense, ce qui nous est arrivés n’est pas classé du tout !
Jinn Pertem devint ostensiblement livide. Ses deux sourcils se levèrent et ses oreilles frémirent. « Ce qui nous est arrivés » ?
— Ce qui nous est arrivé ? souffla-t-il avec une agitation qui ne lui ressemblait pas. Vous dites ça comme si cela dépassait désormais le simple doute…
— Parce que j’en suis certaine. Depuis que j’ai quitté Perth mes idées sont beaucoup plus claires et certains souvenirs refont surface. Je suis persuadée d’avoir rencontré un certain Herth Phue et justement…
Elle sortit de la poche intérieure de sa veste en tweed bleu sa tablette. L’OS tourna un moment en tentant vainement de se connecter avant de se lancer en mode hors-ligne. L’écran noir portait notice de dossiers tout à fait ordinaires pour une assistante de son envergure et ces dossiers étaient remplis de documents tout autant conventionnels. Il fallait se rendre dans un dossier précis et effectuer une petite manipulation via le clavier virtuel pour afficher ce qu’elle cherchait. Ce n’était pas une prouesse informatique, mais tout ce qui était compromettant pour elle, et par extension pour Jinn Pertem, était ainsi inaccessible sans que le petit ordinateur ne soit branché sur un bien plus grand à défaut de connaître la manœuvre à effectuer. Autant dire que rien ne serait découvert tant que des soupçons très forts ne pèseraient pas sur eux deux.
Il y avait dans l’ordinateur un fichier récemment ouvert et portant le nom de HPhue/SAGI-SR1. Suranis l’ouvrit et le rapport d’un interrogatoire apparut. Celui-là même qui avait conduit à exposer le SAGI. Jinn se retourna vers Suranis et ouvrit si grand la bouche qu’elle s’inquiéta stupidement pour le vieux cœur d’un homme qui ne l’était pas tant :
Stolen story; please report.
— Herth Phue… Herth… Phue… Putain de merde… Il existe ! chuchota-t-il tenaillé entre l’excitation et la peur. Vous aviez le nom ! Et… Il ne m’est pas inconnu… Pas totalement… Mais Suranis… Ils l’ont choppé chez vous !
— C’est ce qui est écrit et cela prouve que nous avions un lien. Lequel, je l’ignore mais il a été attrapé et ça les a conduits au SAGI. Je suis impliquée d’une manière ou d’une autre dans la même affaire que vous… Est-ce que je suis allée dans le SAGI ? Je n’en sais fichtrement rien. Mais cela réduit les doutes… Et si le nom vous parle, cela veut dire que quelqu’un vous en a parlé. Vous étiez encore incarcéré le jour où ils l’ont capturé.
— Non, la reprit Jinn. Je venais de m’échapper. Olaf Ethers venait de me rendre visite… Il bossait pour le SAGI. J’ai dû en entendre parler, vous avez raison. Mais je suis incapable de vous dire par qui… En tout cas, cela ne signifie qu’une chose… Qu’on a altéré nos souvenirs d’une manière ou d’une autre… Qui ? Comment ? Quand ? Et pourquoi ?
— Nous verrons, il faut creuser davantage… Continuer à remuer cette merde.
— Soit, soit… dit-il en s’écartant d’elle. Nous avons enfin quelque chose, même si ce n’est pas ce que j’escomptais. Maintenant Suranis, quelle est la prochaine étape ? Allons-nous nous lancer à la recherche d’éventuelles personnes qui seraient comme nous ? Simple hypothèse, si nous avons la mémoire en compote, peut-être que nous ne sommes pas les seuls à être passés par le chaudron mnésique.
— C’est une idée, lui répondit en souriant Suranis.
Une goutte de sueur perla sur le front de Jinn et il desserra sa cravate, ouvrit les premiers boutons de sa chemise. Sa peau brûlée par l’étoile répondait au feu rouge de Suranis. Négligemment, il se gratta le haut du torse :
— Une sacrément mauvaise je le crains. C’est dangereux, mais quelle autre solution ?
— C’est une solution. La solution ! Mais qu’obtiendrons-nous quand nous aurons ces individus sous la main ? Des hurluberlus qui crient tous en chœur au complot et un Coordinateur à remplacer avant que sa folie ne déteigne sur le Ministère ? Une autre question, comment je vais les trouver ces types ? En demandant à qui le veut s’il ne se sent pas bizarre ? Oh oui, à terme on va récupérer des noms, mais je finirais par être dénoncée et je cracherais votre nom dès qu’ils commenceront à m’astiquer.
L’ambiance devint lourde. Ils se dévisagèrent et l’écho de leurs respirations respectives emplit la pièce. Jinn avait repris son attitude pleine de reproches en mode « qui êtes-vous pour me remettre en question ? », mais Suranis ne voulut arrêter et continua sur sa lancée :
— Je ne ferais donc pas cela. J’ai une autre solution à proposer… Je connais quelqu’un qui est intervenu au SAGI et qui en sait certainement plus long que ce qu’il prétend. Je peux creuser le personnage… Il était dans l’opposition si vous voyez ce que je veux dire. Un flic.
— Vous parlez d’un flic ! s’écria Pertem. Et pourquoi pas le Grand Pilote lui-même ? C’est beaucoup trop dangereux, nous ne pouvons pas allez aussi loin et vous comptez vous y prendre comment ? L’attendre au coin de la rue, l’assommer et le torturer dans une ruine ?
— Le torturer… Oui. C’est une bonne idée, admit Suranis. Celui que j’ai en tête est le plus souvent trop abêti pour être vraiment dangereux… Et puis, je dois lui passer le bonjour.
Jinn se leva, laissant la trace de ses deux fesses sur un matelas trop souple. Sous la lumière rouge, il avait l’air d’un oiseau de proie près à fondre, non pas sur un lièvre égaré, mais sur lui-même. Il arpenta la pièce en murmurant que ce n’était que folie, qu’ils crèveraient tous les deux dès que le flic aurait parlé. Sa place, si confortable, serait perdue… Il voulait savoir ce qu’il lui était arrivé, mais qui était-il pour se plaindre de sa situation lui qui vivait mieux que la plupart de ses concitoyens ? Lui le sinistre idiot à qui il manquait quelques cases.
Suranis le regarda faire et dans la chambre derrière eux des ébats provinrent. Des ébats glaçants. On pouvait clairement entendre un homme qui hurlait de plaisir. Est-ce que leur rendez-vous étaient si clandestins ?
— Je ne veux pas être mêlé à cela Suranis. C’est trop... Je ne vous couvrirais pas et ne faites pas ça ! L’idée de réfléchir à ce qui nous est arrivé est conne. Totalement conne. Est-ce que savoir qu’on nous a fait quelque chose nous sera ou non d’une quelconque utilité ? Rien ne changera. Les Sagistes n’ont pas réussi à faire changer les mentalités à une époque pas si lointaine et les petits secrets gouvernementaux ne relanceront jamais le moulin de la colère qui pour l’instant n’est alimenté que par nous deux. On en sait assez. Bien plus qu’assez. Je veux que vous arrêtiez !
— Que j’arrête ? Je prends note, ricana Suranis, sarcastique. J’aimerais cependant avoir une semaine de congés avant d’arrêter.
— A partir de… ? demanda-t-il en soufflant entre ses dents.
En les cédant, il coopérait avec Suranis. Il le faisait depuis longtemps, après tout, il en savait déjà assez, mais Suranis, avide d’en savoir toujours plus, lui détailla le séjour qui allait être sien. Elle allait retrouver un petit-ami qu’elle avait laissé sur le carreau.
— Ce sont juste des retrouvailles hein ? Mais Suranis, j’ai cru comprendre que ces retrouvailles seraient avec une ordure alors prenez au moins ça. Prenez et cachez-le. On ne va pas vous contrôler grâce à votre tout petit et admirable badge, mais ne vous faites pas prendre avec ça… Ça pourrait vous être utile.
Suranis ignorait que Pertem avait un pistolet tirant à balles réelles. Elle ignorait aussi que l’arme faisait partie de l’attirail de défense basique des Coordinateurs, fourni avec leur épingle du Conseil. Les forces de l’ordre elles-mêmes n’en possédaient pas, mais elles, elles étaient remplaçables. Le Héraut du peuple lui ne l’était pas et se débarrassa volontiers de son flingue sorti tout droit d’un arsenal avec un sourire qui marquait toute sa gratitude. En récupérant l’arme, Suranis lui rendait service. Ce n’était qu’un instrument de destruction qu’il savait plus apte à être utilisé contre lui que contre un agresseur potentiel. Suranis le prit et s’en alla avec un sourire malicieux. Bien consciente que si elle devait interroger Perth, elle n’aurait certainement pas recours à cette chose pour le faire taire définitivement, à défaut de lui couper les cordes vocales. Elle se contentait d’accepter le présent empoisonné de Jinn et le planquerait dans son appartement. Elle possédait toujours l’arme de Perth qui serait bien plus charmante pour ôter la vie de l’enflure qui l’avait si souvent meurtrie.
Si elle parvenait à presser la détente.