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Chapitre 15

L’étrangeté du quartier des Perdus tenait lieu d'expression dans l’étage D. Tout le monde le connaissait et tout le monde s’y perdait. Ce n’était pas une bizarrerie terrifiante dans la mesure où vous ne risquiez pas d’y voir briller les yeux d’une gargouille malveillante ou sentir dans votre cou la palme d’un habitant aux yeux globuleux. Rien de surnaturel ne hantait le quartier et pourtant on ne pouvait s’empêcher de s’y sentir mal à l’aise. Peut-être était-ce l’enchaînement insensé des ruelles et des culs-de-sac ? Il suffisait qu’un étranger y passe cinq minutes pour qu’il se mette à paniquer et qu’il s’imagine que des créatures, autrement inexistantes, se terrent dans son ombre. Finalement, la capacité de traverser le quartier des Perdus sans prendre le mauvais chemin donnait à l’habitant du quartier de Suranis sa légitimité.

Il était difficile, sinon impossible, de connaître les raisons de ce non-sens urbaniste. Plusieurs théories circulaient dont l’une des plus populaires s’apparentait à des économies de bout de chandelle. On savait le coût onéreux des câbles électriques, comme optiques, gainés de rouge, de vert ou bien de bleu, qui alimentaient sans cesse la vorace Cité dans tous les flux possibles. Aussi, des ingénieurs avaient longtemps préconisé des chemins singuliers pour les signaux les plus importants et sélectionné l’emplacement de relais. Tout cela coûtait une fortune et si les câbles les plus onéreux prenaient le chemin le plus direct, les secondaires louvoyaient dans les brèches laissées ce qui pouvait, à terme, mener à des couloirs partant dans tous les sens.

Pour Suranis, cette théorie bien que plaisante au premier regard, tenait de la pure foutaise. Les moyens incommensurables, mis en œuvre pour la construction d’un vaisseau-arche, imputaient que l’efficacité prévalait sur le coût. Il fallait donc voir ailleurs la raison d’exister de ce chaos urbanistique. La détective qui courait pour sa liberté savait que certaines ruelles du quartier des Perdus menaient sur de lourdes portes blindées. De l’autre côté se trouvaient des sas puis l’espace et c’est par ce chemin que des pilleurs de vaisseaux auraient été susceptibles de s’introduire. En réfléchissant ainsi, le dédale qui s’en suivait ne servait qu’à perdre l’assaillant en laissant le temps à l’équipage éveillé de se préparer au combat. Cela, pour Suranis, faisait sens et elle tenait ferme à sa propre théorie. Qu’elle s’avère ou non la vérité, l’origine du quartier des Perdus n’importait pas plus que son existence même pour Suranis. Sans ce dédale, l’agent à ses trousses l’aurait déjà rattrapé.

Pourtant, bien que loin d’elle et la distance ne cessant de s’accentuer, elle n’était pas encore tirée d’affaire. Au moins, la rumeur lointaine du poursuivant lui laissait-elle le temps de réfléchir. Essoufflée par sa course, elle hésita à se réfugier temporairement dans un troquet, mais ce n’était pas la solution : il fallait qu’elle disparaisse bien plus loin. La question était de savoir où. Elle repensa à son environnement et, peut-être était-ce la vue d’une antique poutre, à son passé industriel. Maintenant, la zone ressemblait à toutes les autres, dévolues au bien-être des travailleurs, mais ça n’avait pas toujours été le cas. La proximité avec l’espace avait attiré les usines lors des premières décennies suivant la montée du Flux et on discernait encore la forme des entrepôts qui, à une époque plus radieuse, débordaient. Les ressources débarquées de l’espace arrivaient ici, étaient transformées puis aussitôt expédiées dans toute la Cité. Des tunnels de service préexistants rendaient l’industrie plus aisée en permettant un transit efficace des étages C à E.

Désormais, le flux de marchandise s’était bien tari, mais la gare de triage existait encore. Elle distribuait son contingent à droite et à gauche, jusqu’à très bas dans la Cité, et se targuait d’une totale autonomie. Suranis comprit que cette autonomie pourrait être sa porte de sortie. Si quelqu’un venait à tomber par mégarde sur la voie, il n’existait pas de commande manuelle d’interruption. La prise de décision se prenait plus haut et si elle venait à sauter sur le tapis, le flic à ses trousses devrait entrer en communication avec le PC qui débattrait en interne de la sagesse – ou non – d’interrompre le flux de marchandises. Une heure s’écoulerait pendant laquelle la discussion serait menée et, certainement, refuseraient-ils de stopper le tapis pour une petite fuyarde. Même s’ils venaient à l’arrêter, Suranis serait déjà loin. Elle n’aurait alors plus qu’à prendre une cage d’escalier pour visiter les étages du grand inconnu… Quant à savoir la vie qu’elle aurait en bas, elle préférait ne pas y penser bien que cette idée l’effraya moins que celle de voir ses jours sérieusement écourtés par une confrontation avec les forces de l’ordre.

Mais tu n’as toujours rien à te reprocher Suranis ! pensa-t-elle. Elle était dans le camp de la justice, mais ce n’était pas cette dernière qui menait la chasse. Oui, c’était la solution à son problème pressant. Elle s’approcherait du tapis, sauterait dessus et se perdrait dans les profondeurs. Ce serait une échappée folle dont elle ne ressortirait peut-être pas indemne. Elle ne parvenait pas à se souvenir de la distance entre la voie piétonne et le tapis… Huit mètres environ, peut-être moins. Puis il y avait le coup du tapis qui avançait à la vitesse aussi faible que fiable de 27,4 km/h. Il faudrait qu’elle saute dessus, assez rapidement pour ne pas être prise de vertige et dans la foulée viser un containeur pour réduire de moitié sa chute. La peur qui la tiraillait lui donna envie de rire face au ridicule de sa situation. Elle venait de traverser le quartier avec sa crinière rousse au vent, comme un rougegorge pourchassé par un chat, et elle ne serait pas foutue de prendre son envol !

Allez Susu, tu vas te jeter avec bonne humeur sur le premier containeur venu. C’est ça ou te retrouver sommairement jugée pour que rien ne s’ébruite. Soit, mais elle restait anxieuse à l’idée de sauter. Elle quitta le quartier des Perdus pour se retrouver sur le pont surplombant le tapis et elle entendit un cri. Le chat venait de débarquer et malgré son teint rougeaud, il n’était qu’à peine essoufflé. Elle enjamba le muret et regarda le tapis plongé dans l’obscurité. Les marchandises arrivaient dans sa direction et elle discerna un containeur chargé de granulés de plastique. Ils amortiraient sa chute, si elle pouvait se permettre d’attendre qu’il passe sous elle, mais l’homme dans la petite trentaine qui arrivait sur elle n’était pas de cet avis.

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L’agent Gharn s’arrêta et la dévisagea d’un air courroucé. Depuis douze heures, il était réveillé et se souvenait encore des réprimandes matinales de sa femme levée dans la foulée. Sa main tremblait alors qu’il bouclait sa ceinture et qu’il faisait tomber le bibelot – foutue boule dorée ! - qui trônait sur sa table de chevet. Maintenant, sa main se rendait sans faillir jusqu’à son holster. Il était d’une humeur massacrante après sa journée. Elle devait se terminer avec l’arrestation du terroriste et voilà qu’il coursait une inconnue dans le secteur le plus dégueulasse qu’il n’ait jamais vu. Parfois, Gharn détestait son métier et se demanda, alors qu’il visait la poitrine de la fuyarde avec son pistolet-neutralisant, quelle image détestable il devait donner :

— Rendez-vous ! cria-t-il. Ne m’obligez pas à tirer, je n’en ai aucune envie.

Elle le crut, mais sentit sa colonne vertébrale se rétracter sous l’effroi comme si elle disparaissait en elle-même. Le vide sous elle n’était pas aussi bon qu’elle l’espérait. Le containeur qui la sauverait se trouvait encore loin. Gharn s’approcha en veillant à ce que la sécurité de son arme soit bien retirée, Suranis passa une jambe par-delà le muret :

— N’approchez pas ou je saute ! le prévint Suranis en se proposant au vide.

— C’est une idée bien triste que la vôtre… Arrêtez, on va discuter et faire la lumière sur cette affaire. Si vous n’avez rien à vous reprocher, vous ressortirez demain du poste, sinon vous finirez à l’ombre… Dans les deux cas, vous êtes vivante !

Vivante, mais certainement pas libre. L’agent était dépassé.

— Je finirais mal dans tous les cas, répondit-elle en songeant avec amertume à tout le temps qu’elle avait à grappiller pour que le containeur se présente sous elle.

— Je le répète, si vous êtes innocente vous n’avez rien à craindre. Descendez avant de vous blessez mademoiselle, continua-t-il en dévorant l’espace entre eux.

— Pas un pas de plus sale con !

L’agent prit l’insulte de plein fouet, mais ne se démit pas de son flegme. Il observait avec une horreur grandissante la fuyarde qui se projetait vers le vide. Elle allait mourir, elle le voulait. Du moins c’est ce qu’il pensa.

— Allons voyons… Vous n’allez pas me laisser le choix. Descendez ou je tire au bout de trois. Je préfère prendre le risque que vous tombiez du mauvais côté plutôt que celui que vous sautiez par vous-même, dit l’agent en tentant de l’apaiser. Au moins, vous aurez une chance sur deux de tomber du bon côté…

Trois secondes. C’était bien trop peu pour que quelque chose susceptible d’amortir sa chute se présente à elle. Les granulés ne semblaient pas vouloir s’avancer.

— 3.

Toujours rien. Rien de rien. Le prochain containeur était recouvert, mais la toile n’avait été placée là pour le stabiliser grâce à des crochets harnachés au tapis. Elle venait de voir leurs petits doigts argentés dans l’obscurité. Une main squelettique qui sort du caoutchouc et l’aguiche.

— 2.

Rejoins-nous là où le rouge règne. Rejoins-nous et marchons vers cet enfer que tu n’as jamais choisi… Au petit pas, s’il te plaît.

Entre les phalanges se dressaient des canules si grandes qu’elles projetaient leurs ombres sur presque un mètre. Elle repensa à Seth Karanth, puis sa pensée alla aux vampires. Les crochets l’embrocheraient et lui pomperaient son sang jusqu’à la dernière goutte. Elle mourait en tombant dessus. Mais le temps s’écoulait.

— 1. Je vais tirer.

Suranis se pencha en avant, rendant le risque qu’elle choit côté tapis trop important. L’agent ne tirera pas, mais il se rapprocherait encore et encore jusqu’à pouvoir l’attraper par une jambe.

— Vous ne devriez pas…

Gagner du temps. Elle reprit son équilibre sur le muret, sa situation était moins périlleuse et l’agent parut rassuré.

— Bien, maintenant vous allez descendre et…

Il s’arrêta net. Sur le visage de la fuyarde se lisait l’infinie folie. Le suicide qu’il redoutait s’instilla en lui avec une telle certitude qu’il tira dans l’espoir de la sauver. Oh, il aurait tant souhaité la sauver… Si seulement l’aiguille foudroyante qui pénétra le haut de sa cuisse ne l’avait pas fait chuté du mauvais côté et qu’après ces interminables secondes il n’entendit pas le dong caractéristique d’un choc. Le temps qu’il s’approche du muret pour observer le tapis, le corps avait déjà disparu dans un tunnel technique. Gharn se l’imaginera éclaté contre le tapis, ses tissus imbriqués dans le caoutchouc… Il ne pourra guère faire davantage, car on ne retrouvera jamais la fuyarde. Les charognards des profondeurs l’avaient dévoré, il ne pouvait exister d’autre réponse à sa disparition.

Le même soir, Amshar Gharn reçu son premier blâme.