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Chapitre 51

— Ici patrouille 547A, dépêchée à la résidence 37. Nous avons un agent à terre, je répète, un agent à terre. Nous avons besoin de secours dans les plus brefs délais.

— Bien compris Patrouille 547A. Nous vous envoyons une équipe médicale. Dans quel état est le blessé ? Que s’est-il passé ?

— Je crains qu’il ne soit déjà mort ou presque. Il a reçu une balle en pleine poitrine et son cœur ne bat plus. Nous sommes en train d’essayer de le ranimer.

En réponse l’homme pratiquant le massage cardiaque remua la tête avec désespoir. Oltürk Fingram, le petit bleu sympathique, ne lèverait plus jamais le coude. Son collègue fixait le cadavre avec une étrange appréhension s’attendant presque à le voir se relever tel Lazare, auquel cas il prendrait la fuite. Mais les yeux vitreux du bleu ne reflétaient pas plus de vie que les couleurs chatoyantes de la Bulle ne l’enveloppait d’une joie candide.

— Merde… lâcha l’opérateur-radio. Restez auprès de lui et sécurisez les alentours, l’équipe médicale ne devrait pas tarder. Vous pensez que c’est la suspecte ? Avez-vous besoin de renforts ?

— Négatif. La suspecte est peut-être la coupable, mais elle a disparu et ne risque pas de nous tomber dessus. Nous avons surtout besoin de gars pour tenter de relever le nôtre et que d’autres se mettent en chasse.

Il y eut un silence radio éloquent. Yan Gathers se tassait derrière son bureau en s’arrachant les peaux mortes de ses doigts avec un zèle redoublé. D’un naturel anxieux, il était au maximum de ses capacités. Pour la première fois de sa carrière, il devait s’occuper d’un cas sérieux. Un des leurs venait de respirer sa dernière bouffée d’air et un meurtrier (certainement une meurtrière) arpentait les rues.

L’opérateur-radio coupa temporairement le micro et ordonna à son assistant de transmettre au reste de l’équipe la demande des hommes sur place. Les agents surmenés redoublèrent d’efforts, à défaut d’enthousiasme, dans la tâche qui leur incombait et très vite le message arriva au centre d’urgence médicale qui dépêcha un fourgon (et quelques miliciens).

À l’autre bout de la ligne, près d’un certain appartement, on s’impatientait :

— Agent Gathers ? Vous êtes encore là ?

— Pardon. Je transmettais les ordres. L’équipe de secours est en route et mes meilleurs gars sont déjà en train de vérifier les identifiants présents dans la dernière demi-heure. Nous allons attraper cette connasse… Peu importe son véritable nom.

— Je l’espère bien ! Mais si on a plusieurs noms qui sortent ? On va faire comment ? Ontho est morte, on ne sait même pas qui est cette fameuse connasse ! fulmina l’agent. Ça va prendre combien de temps ?! Par pitié, dites-moi que ça ne durera pas longtemps. Si elle fonce vers les souterrains, elle va s’y terrer comme un foutu rat.

— Ne vous inquiétez pas, cela ne prendra qu’une dizaine de minutes dans le pire des cas… Elle n’aura pas le temps d’aller bien loin, on va envoyer la meute à ses trousses. Je vous rappellerais quand j’aurais la liste des ID présentes si ça vous intéresse, mais je peux déjà vous dire que vous êtes relevés de cette mission. On va vous faire rentrer au bercail. D’ici là, attendez les secours… dit Gathers avant de se raviser in petto « le corbillard ».

L’agent au bout de la ligne le remercia et Gathers enleva son casque. Il venait de passer au-delà de ses pouvoirs réels, d’une certaine façon. Même s’il avait le pouvoir de relever une équipe de sa mission, l’ordre dépendait en réalité de l’échelon supérieur. Mieux valait pour lui que l’officier ne lui en tienne pas rigueur : après tout il agissait comme il le fallait ? Non ? Il l’espérait car sa carrière toute entière se jouait à ses choix, du moins le croyait-il. Il se passa une main dans des cheveux baignés de sueur. Malgré la fraîcheur du centre de commandement, la tension qui y régnait suffisait à faire dresser les poils de ceux qui compilaient à tout va les entrées et sorties.

« Par pitié » se dit l’opérateur-radio « que ce cauchemar cesse et que je me réveille dans mon lit ». Il ne s’attendait pas à ce qu’une telle journée puisse exister, pourtant le branlebas de combat venait d’être sonné pour de vrai. On l’avait vraiment appelé pour lui demander de concentrer les efforts de son équipe sur la recherche de l’identité d’une femme qui venait tout juste de flinguer un collègue alors que ce dernier respirait encore. « Pourquoi ? » avait-il demandé. « Pourquoi pas » lui répondit-on. Tout cela parce qu’elle eut la lubie d’appeler le Coordinateur Pertem au moment où – dans le plus grand secret – celui-ci était acheminé vers l’infirmerie sectorielle. L’accusait-on d’être la cause de son malaise ? Elle paraissait évidente aux yeux de tous ceux au courant de l’affaire : lui-même en était le fautif et pas la nana au bout du fil. Pourquoi dans ce cas déclencher l’alerte maximale et s’attarder si particulièrement sur une inconnue dont la seule erreur fut d’appeler le Coordinateur quand il pataugeait dans ses propres glaires et vomissures ? Le plus étrange demeurait que l’on ait dépêché une patrouille pour venir à bout d’un problème qui semblait moins pressant qu’un Coordinateur mal en point – voire tout à fait optionnel jusqu’à que l’on découvre que l’inconnue possède une arme à feu dont fit les frais un agent.

C’en était beaucoup trop pour Yan Gathers qui pendant toute sa carrière s’était contenté de contacter ses agents pour résoudre une rixe par-ci, un vol par-là ou foutre un malade en taule avant qu’il ne se décide de jouer du bistouri. C’était de vraies missions avec des finalités propres au maintien de l’ordre et jamais de grande chasse lancée par on-ne-sait-trop-qui galonné. Pour autant, ce on-ne-sait-trop-qui devait être de première importance car tout était feu et flamme dans les bureaux.

Son nom potentiel était sur toutes les lèvres et on s’attendait à tout sauf à le voir apparaître en chair et en os. Surtout en os. Sa toute puissante ossature entra dans la pièce et les cœurs sursautèrent en chœur dans le moule des poitrines. Une foule en treillis le précéda dans la salle des opérations et l’opérateur-radio Gathers se retourna. Une demi-douzaine de gradés venaient d’envahir la pièce et à leur tête se trouvait un homme si squelettique qu’on se demandait comment il se débrouillait pour ne pas ployer sous les galons accrochés sur sa veste. Quiconque appartenait à la même génération que l’agent Gathers aurait reconnu dans le personnage le Haut-capitaine Gern Fulcräne. Bien qu’évincé du Conseil des Pilotes après les événements du SAGI, il avait obtenu cette charge importante – ou plutôt s’en était emparé selon les dires - comme une sorte de juste rétribution pour tout ce qu’il avait accompli pour la Cité. Il avait tout perdu de sa superbe avec ses pruneaux secs brillants et incrustés dans son crâne comme les deux orbites d’une momie maudite dans un temple oublié.

L’officier Gathers, qui s’embarqua aussitôt vers l’étage F juste après sa rencontre, se souviendra a posteriori du personnage comme d’un triste ramassis d’une histoire déjà morte. Il bomba son torse pour le dernier salut militaire de sa vie et se frappa le front avec un tel zèle qu’il en eut le tournis :

— Haut-capitaine Gern Fulcräne ! glapit-il en se redressant de tout son être.

— Officier des communications Gathers ? demanda en retour le Haut-capitaine en levant deux doigts joints à hauteur de poitrine pour le saluer. Deux phalanges sur fond de sternum.

— Oui mon Capitaine ! hurla le concerné en ne pouvant s’empêcher de trembler.

— Vous pouvez quitter votre poste. Prenez votre journée et oubliez la Surface, ordonna-t-il avant d’hausser la voix pour que toute la salle entende. Ne communiquez pas avec votre famille, nous vous avons déjà louer une chambre jusqu’à que tout soit fini. Cet ordre est aussi valable pour tout le monde exception faite de mon escorte. Nous vous relevons de vos fonctions pour la journée !

Alors que d’une seule traite le personnel du poste posait casques et micros, l’agent Gathers dévisagea le Haut-capitaine sans trop comprendre. Une expression résignée sur son visage céda la place à un air de souris craintive. Si Fulcräne s’était déplacé avec son équipe de grands pontes c’est que la situation dépassait les limites de l’exception et que les conséquences pourraient s’avérer traumatisantes pour plus un chacun. La dernière fois qu’une telle situation d’urgence s’était produite, ils avaient maintenu sur place l’équipe de communication. Un aliéné zigouillait à tout-va près d’un café de l’étage A – bien plus que l’unique mort de cette mystérieuse femme – et l’ancien collègue de Gathers, qui par chance s’était porté blanc ce jour-là, ne s’en était jamais vraiment remis. Il sauva bien une dizaine de vies ce jour-là, mais pas assez à son goût et des morts sur la conscience à cause d’erreurs de jugement ténues, Yan Gathers ne souhaitait pas en avoir. Il était donc ravi de passer encore une fois entre les mailles du filet, totalement épargné des conséquences de cette folle journée.

Reconnaissant envers Gern Fulcräne de l’extirper de cette situation, il le salua en claquant des pieds et se rua hors de la pièce suivit de la cohorte policière. La salle immense parut alors bien vide. Il ne restait que les luminaires illuminant les bureaux et les écrans des ordinateurs diffusant en temps-réel les caméras de sécurité de la Cité. Avec fureur, Fulcräne s’approcha du bureau auparavant occupé par Gathers et le balaya. Les hauts-gradés qui l’accompagnaient ne l’avaient jamais vu dans un tel état et la plupart jamais vu tout court.

— Monsieur… commença un d’eux, mais le plus haut des supérieurs l’ignora avec superbe.

Le silence qui s’était installé après le tumulte figea la salle sous le vernis grisâtre des écrans. Gern Fulcräne, dont une attention plus méticuleuse aurait révélé qu’il avait inversé les boutons inférieurs de sa chemise, s’occupait les mains à déballer son ordinateur personnel et à l’installer sur le bureau. Il l’alluma et très vite apparut le document créé dans le véhicule qui le transporta jusqu’ici. Le même véhicule dans lequel il s’habilla en hâte et avala sa dosette de psychostimulants.

Lorsqu’il eut fini son manège et s’assit sur la chaise, il leva pour la première fois ses yeux sur les haut-gradés qu’il avait lui-même convoqué mais pas encore salué.

— Bien, messieurs. Merci d’avoir répondu présents si rapidement. Évidemment, la situation est tout à fait exceptionnelle et tout ce qui sera dit dans cette pièce ne devra pas la quitter, est-ce bien compris ? dit-il avec une telle sécheresse dans sa voix qu’un désert paraîtrait luxuriant en comparaison.

Ils opinèrent de la tête avant même que le Haut-capitaine ne dégaine son pistolet pour le poser sur la table. Un modèle sans envergure qui criait son passé d’arme réglementaire. Il appartenait à l’ancienne Terre à l’époque où les conflits régnaient encore et bien avant que l’hégémonie ne survienne. Pas un seul mot fut nécessaire pour expliquer la finalité de l’arme : abattre les traîtres. Si les secrets dits dans la salle des opérations devaient franchir le cap des quatre murs blindés la radiation des fautifs ne serait pas seulement celle des forces de l’ordre, mais aussi de la vie de manière plus générale.

Le sujet sérieux qui les accaparait ne saurait souffrir de telles vilénies. Satisfait par la terreur qu’il instilla par son geste et bien conscient d’avoir l’air d’un vieux fou, il lança la diapositive qu’il avait préparé pendant le trajet :

— Bien, si nous sommes d’accord nous allons pouvoir commencer. Nous avons un sérieux problème, le Coordinateur Jinn Pertem – dont aucun d’entre vous n’ignore le passif si vous avez consulté les documents que je vous ai envoyé en toute urgence – est actuellement dans le coma. L’affaire n’a pas été révélée au grand public et il existe des risques non négligeables qu’il y passe. D’après le rapport des services de santé, il aurait ingéré une importante quantité d’alcool et d’antalgiques. Il est toutefois encore impossible de savoir s’il s’agit d’une tentative de suicide ou non, bien qu’il semblerait que cela ne soit pas le cas si on s’en tient aux derniers relevés de ses processeurs vitaux… Il semblerait qu’il ait plutôt eu l’intention d’utiliser l’alcool à des fins anesthésiantes.

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— Cela n’enlève en rien l’hypothèse du… commença un colonel qui fut interrompu par la main impétueuse de Fulcräne.

— Du suicide ? Impossible ! Totalement impossible ! Ne le dites pas et fermez-la ! cracha-t-il dans une posture avachie qui jurait cruellement avec sa tenue d’officier supérieur. N’osez plus m’interrompre, la situation est trop grave pour que nous discutions de ces broutilles !

Il le dit avec une telle véhémence que le colonel se recula, blessé dans son orgueil, et que l’atmosphère sembla se densifier autour de Fulcräne qui imprégnait nerveusement un mouvement circulaire à l’arme posée sur la table. L’homme au crâne qui se dégarnissait, à tel point que sous l’éclairage il sembla poli comme un galet, était furieux. Chaque inspiration en était une de moins pour les autres personnes présentes à ses côtés et chaque expiration la promesse sonore d’un nouveau tumulte. Malgré tout il parvint à reprendre un calme tout relatif et continua sa présentation avec un sourire forcé qui, s’il se voulait aimable, avait surtout la particularité de le rendre plus menaçant qu’un ciel orageux.

La voix qu’il prit ne chercha même pas à paraître mielleuse. Elle interdisait toute nouvelle interruption avec une menace aussi lustrée que son crâne cadavérique :

— Rien de tout cela n’est important... Vraiment, rien ne l’est. La seule chose qui m’importait, dit-il sans se soucier de ce que le pronom impliquait dans l’organisation globale de la Cité, c’était de voir ce que donnait l’analyse de Pertem. En tant que Réinséré de premier rang, une équipe de techniciens a été dépêchée avant même que les véritables secours n’arrivent. Et, figurez-vous qu’ils ont élucidé rapidement la cause de son mal de crâne fulgurant…

Il passa une diapositive et aux côtés d’un homme sous un drap blanc se trouvait un carré d’acier chirurgical sanguinolent de quelques millimètres.

— Une puce glissée dans un misérable corps ! On ne l’a pas repéré lorsqu’il est passé sur le billard, par contre on a réussi à en extirper des données… Et avez-vous une idée de ce que contenait cette foutue puce ?

Personne n’en savait rien, y compris le Haut-capitaine lui-même mais c’était tout l’intérêt de l’information. Il n’y avait que des suppositions mais elles suffisaient à le rendre si nerveux :

— Des données cryptées selon ses propres impulsions cérébrales. D’après les premières suppositions des techniciens, il pourrait s’agir d’un système de sauvegarde de conception inconnue mais visiblement rustique. Les métadonnées de la puce indiquent qu’elle a été réalisée il y a six ans, plus ou moins en même temps que ces foutus anars…

— C’est une blague ! s’écria un grêlé livide. Il peut s’agir d’un système de géolocalisation, rien de plus ? Les techs doivent faire une erreur, nous ne pouvons pas concevoir que des idiots en guenilles soient capables de telles créations !

— Je l’aimerais Hastor... admit Fulcräne en cessant de jouer à la détente-russe avec son arme, hésitant une fraction de seconde à trouer le Grêlé d’un cratère supplémentaire. Mais nous ne pouvons pas en être sûrs. Quoi qu’il en soit, seuls les Sagistes auraient pu installer cette puce et les raisons d’une telle action me semble être limpides... Bien plus qu’ils ne le sont pour vous j’imagine.

Hastor tenta de se fondre dans la masse sans y parvenir. Le canon de l’arme pointait vers lui, la main de Gern Fulcräne encore loin et bien que ne le connaissant pas personnellement, il pensa meilleur pour lui de se taire jusqu’à la fin de la réunion. S’il en sortait indemne, il en serait enchanté.

— Vous imaginez que cela ne peut pas être le cas. Que ça ne peut pas être ce à quoi nous pensons tous dans cette pièce, mais moi je vous dit que ça pourrait l’être. Nous savons que le GH-Drain était connu des Sagistes, pas bien connu mais suffisamment pour qu’ils puissent développer une contremesure efficace.

— Dans ce cas, pourquoi les interrogatoires menés n’ont-ils jamais mis en lumière l’existence de cette puce ? interrogea un autre de ses généraux.

Fulcräne aurait bien répondu qu’on avait exécuté publiquement ceux susceptibles d’en connaître l’existence sans courir le risque de les voir mourir avant - sous l’Analyse - mais il n’eut pas le temps car son téléphone se mit à grésiller trois fois. Les communications passaient mal sous la Bulle mais lorsque le Haut-capitaine ordonnait on se pliait en deux pour qu’elles soient relayées par toutes les équipements nécessaires. Par intuition, ce dernier avait demandé à ce que chaque Réinsérés soit localisé. Selon sa théorie si Jinn Pertem avait déboulonné, il ne serait pas le seul à le faire. La puce dont il était doté pouvait être l’apanage de nombre d’autres Réinsérés et il ne serait en rien incongru que parmi ces personnes se cache une certaine Anis Ontho qui – elle aussi – se souviendrait de secrets d’état bien cachés. Si la puce permettait ceci… Mais aucune autre raison à son existence ne parvenait à franchir la frontière de l’intellect de Gern Fulcräne et la seule qu’il voyait signifiait pour lui et sa clique un péril absolu.

Danger. C’est le plus grand des dangers pour la Cité. Tout explosera si on se met à rabâcher un passé si proche avec des éléments si compromettants. Il faut agir avant de périr Gernie… Tu n’as pas été assez prévoyant.

Et sa prévoyance lacunaire rendait Fulcräne fou. Jamais n’avait-il merdé de la sorte et il dégaina son téléphone tel un revolver sauf, qu’au lieu de le pointer vers ses subalternes, il le porta à ses lèvres avec appréhension :

— Ici le Haut-capitaine Fulcräne. J’écoute.

— Haut-capitaine, ici l’équipe H230-D. Nous avons obtenu les informations que vous nous avez demandé… Nous avons bien relevé une ID de la liste que vous nous avez transmise grosso modo à l’endroit d’où a appelé la personne qui cherchait à contacter Pertem.

— Ne me dites pas qu’il s’agit de Suranis Rhéon ? demanda-t-il d’une manière qui sonna presque prophétique.

Les rapports de surveillance de Jinn Pertem indiquaient qu’il était intervenu dans les mêmes locaux dans lesquels travaillait alors Suranis Rhéon. Le nom planait à l’orée de son esprit comme une sinistre blague. Ce ne serait pas la première fois que les deux malfaiteurs s’associaient et cela lui rappela son échec. Il n’avait prêté aucune attention à ce menu détail qui venait de coûter la vie à un de ses hommes.

Son interlocuteur sembla surpris par sa question :

— C’est tout à fait exact… Suranis Rhéon. Comment…

— Je m’en doutais… Merci mon garçon, le coupa Fulcräne avant de raccrocher.

Le Haut-capitaine Fulcräne se leva et se perdit dans la contemplation du mur d’écrans sur lesquels s’agitaient des silhouettes sans profondeur. Il fit craquer ses doigts en ressassant ses erreurs. Suranis Rhéon, la meurtrière qui en savait trop, n’avait été surveillée que d’un œil très lointain. Il se souvenait de sa fiche la classant à très faible risque et louant la qualité de sa réinsertion. Ils étaient trop nombreux pour que tout un chacun se retrouve guetté dans son quotidien et le hasard voulu que ce fut un électron libre « à très faible risque » qui dû dégoupiller.

Un suivi plus approfondi aurait certainement changé la donne et prévenu que tout allait à vau-l’eau. Ils auraient pu agir, il aurait dû. L’enfant étouffé dans le berceau n’est jamais une menace sérieuse, mais maintenant qu’il gambadait dans la Cité il risquait de rencontrer les derniers mouvements contestataires. Il en restait aux alentours d’une vingtaine, relativement peu actifs, mais dont le charbon de la colère n’était pas encore totalement éteint. Loin de rougeoyer ils s’éteignaient à petit feu face aux carottes lancées à la volée pour calmer la vindicte populaire et quelques générations seraient suffisantes pour qu’à jamais ils se taisent. « Si seulement on les laissait mourir » se fit la remarque amère Fulcräne en se grattant le menton. Il n’avait désormais en tête que le nom de Rhéon qui attisait des… Regrets, parvint-il à se dire. Un des hommes de Fulcräne osa l’extirper de ses pensées, mais cette fois-ci il ne lui en tint pas rigueur :

— Haut-capitaine Fulcräne ? hasarda l’officier.

— Pardonnez-moi, répondit Fulcräne par automatisme, loin de le penser et ramenant son attention à Suranis Rhéon, la femme dont il avait lui-même signé les papiers. Il va falloir que vous agissiez auprès de vos sections. Je veux que vous mettiez sur le terrain vos meilleurs agents, les plus fidèles et distraits limiers en votre possession. Il n’est pas tolérable de prendre le moindre risque sur cette affaire… Nous allons faire marche arrière sur la Réinsertion. Le programme doit être supprimé et tous ses participants actuels avec.

— Les éliminer ? Morts ? demanda un petit homme distrait, qui n’avait nullement l’aspect d’un militaire sinon d’un médecin égaré.

Fulcräne plongea ses yeux couleur du ciel dans ceux de l’homme. Même si on ne les voyait pas, on y devinait les bombardiers qui cabossèrent son âme à coup de choix difficiles. Le petit homme déglutit en comprenant qu’il faudrait justifier la disparition de centaines de citoyens… Ou pas. Le nombre d’homicides grimperait en flèche cette année sans que cela ne soit explicable par autre chose qu’un : pas de chance. Mieux valait ça que prendre le risque que l’on découvre l’existence du Programme. Auquel cas, la tête des participants de ce crime contre l’humanité ne saurait rester longtemps soudée au reste de leurs corps et le médecin des armées Jan Aulart, l’une des têtes à l’origine du projet, n’y échapperait pas. Peut-être même sa tête serait parmi les premières à passer dans la nacelle du trébuchet.

— À votre avis Aulart ? dit en une seule inspiration Fulcräne. Oui. Il faut effacer toutes les traces et quand tout cela sera fini il faudra que vous convoquiez vos assassins et que vous veillez à ce qu’eux aussi, ils ne parlent jamais. Nous sommes tous embarqués là-dedans depuis que vous avez accepté sans broncher l’existence du GH-Drain 2. Nous devons partager le sang sur nos mains… Pour que la Cité ne s’écroule pas et dure des siècles durant. Sans un pouvoir fort pour la maintenir à flot, elle coulera et ses habitants avec… Nous le faisons pour eux, nous le faisons pour nous. Pardonnons-nous pour ce que nous allons devoir faire…

L’espace d’une fraction de seconde, Gern Fulcräne s’humanisa. Sa colère sourde masquait aussi de la lassitude. Il pensait en avoir fini, pour la Cité et sa famille. Il se trompait et rampait dans la fange dont il était le créateur pour remédier à ses erreurs passées. Pour la première fois de sa vie, il souhaita arracher les marques de prestige qu’il arborait et devenir un nanti oisif. Lui, l’acharné appartenant au pouvoir plus que le pouvoir ne lui appartenait en avait sa claque. Surtout maintenant qu’il se retrouvait dos au mur et que son amour immodéré pour la Cité risquait de le faire couler à cause d’une mauvaise idée qu’il avait jugé « plus humaine ».

Un énigmatique sourire éclatant de tristesse éclaira son visage et il se pencha en avant, l’air de s’excuser :

— Et pas de cuves pour eux. Le Programme est définitivement fini, veillez à mobiliser le moins de personnel possible pour cette opération… Quant aux concernés de cette réunion, je leur demanderais de détruire l’intégralité des documents relatifs au Programme et aussi les réserves de GH-Drain 2. Ai-je bien été compris ?

Ils ne répondirent pas, mais claquèrent du bras leurs cuisses. Gern Fulcräne comptabilisa mentalement les pertes à déplorer… Et craqua d’une unique larme. Il tremblait de peur, de colère et de dégoût pour lui-même. Avant qu’ils ne partent accomplir leurs missions, il ajouta :

— Mais ne touchez pas à Suranis Rhéon… Elle est à moi, murmura-t-il avant de reprendre plus fort : Maintenant, déguerpissez ! Il faut que tout cela soit fait au plus vite…

Comme des automates ils sortirent de la salle, bienheureux d’être libérés avec le contenu de leurs estomacs encore dans le bon milieu. Le Haut-capitaine, pris de haut-le-cœur avait les yeux brillant. Il se souvenait de Suranis Rhéon, son erreur. Elle était prévue pour le peloton d’exécution, mais par pitié il l’avait accepté dans le Programme et il en payait les pots cassés. Cela avait été une connerie monumentale ne serait-ce que de croire en la capacité du GH-Drain 2 de réduire à néant une personne aussi phare et intelligente que ne l’était cette femme. Il ne pouvait faire autrement que régler ce problème par lui-même, histoire de laver sa faute et de commencer un nouveau monde sur le même modèle que l’ancien : un monde compliqué pour beaucoup mais qui ne sombrerait pas dans l’anarchie et où chacun saurait le rôle qu’il a à y occuper.

Finalement qu’était-ce sinon que de la pure abnégation que sa force de prendre une vie pour obtenir un peu de routine réconfortante ? Les Citoyens n’avaient pas conscience de tous les efforts réalisés par le Conseil – par lui - pour maintenir un certain équilibre social. Certes, les richesses étaient mal réparties, certes certaines charges étaient dispersées de manière arbitraire sans considération pour les centre d’intérêts individuels ou les alternatives en dehors des normes… Certes, certes… Tout cela était vrai, mais tout cela était également déjà bien assez difficile à maintenir. Ce monde était pourri, Fulcräne le savait, mais bien meilleur que d’autres. Un cerveau pour les diriger tous, c’est tout ce dont ils avaient besoin même si ce dernier appartenait à un homme imparfait qui ne dormait plus très bien ces derniers temps et ne le ferait plus jamais depuis que les fantômes du passé avaient pointé le bout de leurs nez éthérés.