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Chapitre 31

Les lumières s’éteignirent. L’obscurité s’engouffra jusqu’aux tréfonds de son âme, en inondant la moindre parcelle et annihilant toute velléité de résistance. Elle n’avait jamais connu la véritable peur, toujours protégée par la veilleuse de la rationalité qui lui susurrait que rien de bien grave ne pouvait lui arriver dans cette société policée. Mais voilà, on venait de la débrancher. Chaque goulée d’air équivalait à une embrassade passionnée de poussières et d’araignées. Le conduit ne semblait ne jamais vouloir cesser et elle y avançait, tâtant le passage qui ne cessait de se réduire devant elle.

Une araignée passa sur son bras. Elle n’en avait habituellement pas peur, mais sursauta, terrifiée par l’idée qu’elle puisse se retrouver coincée ici pour toujours, ses orbites envahis par les toiles des locataires arachnides.

— Va-t’en, murmura-t-elle.

L’araignée disparut. Elle regretta sa disparition et se retrouva de nouveau seule dans le noir. La peur devenait panique et elle se rappela de terreurs analogues lorsque sa chambre d’enfant devenait rouge la nuit tombée. Les pièces métalliques reflétaient l’étrange lueur et terrifiée elle se levait pour s’endormir dans les bras aimants de ses parents. Ainsi enveloppée dans le voile de l’inconscience, protégée par papa et maman – jusqu’à que l’un d’eux casse sa pipe -, le monstre sous sa couchette devenait incapable du moindre mal.

Les temps avaient bien changé. Elle ne redoutait plus les monstres cachés et en était presque venue à oublier leur existence. Pourtant, tout revenait. Adulte, elle avait compris que les monstres ne pouvaient agir en dehors des rêves hantés par leurs avatars. Enfant, elle s’était laissée aller à ces croyances, mais voilà - alors qu’elle ne s’était plus réveillée grelottante malgré la sueur et la pisse chaude sous ses fesses depuis des années - elle voyait revenir à elle cette vieille rengaine : que les monstres existent.

Elle imagina dans ce labyrinthe de tôles un poursuivant à ses trousses, pour l’instant invisible, qui se formerait miette par miette. Lorsqu’elle se retournerait, elle le verrait et en retour il l’observerait dans toute son horreur. Ses yeux seraient deux écrous, son corps un amas de poussières et de crasse. Elle contribuerait à sa splendeur en repoussant ses compagnons-moutons isolés et l’engraissant. Lorsque viendrait le moment où il serait assez puissant, il ne se contenterait plus de l’effrayer, mais l’agripperait par la cheville pour l’extirper de son royaume de ténèbres. Suranis Rhéon, l’adulte rationnelle, s’envolerait alors hors du conduit et atterrirait sur une masse de chairs et d’os et, de celle-ci, sortirait le canon d’un fusil. La suite de l’histoire lui déplaisait : la créature humerait son odeur et au lieu de japper, elle presserait la détente. Elle échangerait un regard dément avec l’amas de poussières, puis ricaneraient alors que les cheveux décollés par la déflagration, sanguins ou juste roux, viendraient les nourrir tous deux.

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Cette éventualité, fantasmée et irréaliste, se confronta au dernier rempart de Suranis. Elle craqua, éclata de rire et toussa. L’écho se répercuta jusqu’au hangar, mais on ne l’entendit pas au milieu du chaos. Personne ne le considéra même. Un petit son sans importance d’une personne de peu d’importance. Là-bas, Suranis n’importait pas plus que la mouche curieuse qui décrivait des arcs de ciel alors qu’elle descendait vers le sang encore chaud du cadavre d’un adolescent. Évidemment, cette mouche importune on finirait par l’écraser, mais pour l’instant on l’ignorait. Peut-être même ne s’en débarrasserait-on jamais ?

— Je ne suis qu’une misérable personne sans importance… Une petite mouche, hier je n’étais qu’un asticot, par pitié, dit-elle entre deux éclats.

Je le sais, il le sait, nous le savons. Je gambade dans les entrailles de la Cité, le goût de mes amis dans la bouche. Poussières et sang, j’y ajoute ma bile et le sel de mes larmes. Ô, Créa-tueur, viens à moi… J’en ai ma claque. L’asticot n’a pas choisi de se transformer.

Elle pleura, redoutant de ne jamais sortir de ces conduits. Combien de temps lui restait-il avant que le Duc des Poussières ne l’atteigne ? Existait-il seulement une lumière au bout du tunnel ? Tout cela, elle l’ignorait, l’ignore encore aujourd’hui, même morte et atomisée, réduite en cendres. Avant de périr, elle en était venue à la conclusion qu’il n’existait pas de dieux, que la vie ne pouvait être vécue après la mort et que, pour Suranis Rhéon, elle n’interviendrait pas dans un monde de tranquillité. Jamais elle ne serait apaisée. La Mort ne guérit rien, ce n’est rien de plus que l’obscurité qui nous envahit comme un cauchemar sans fin. Elle se demandera si le moment précédent la fin est si différent de la fin elle-même ? Elle se répondra que non, c’était comme être piégé dans ce foutu conduit et qu’à la sortie le climat ne serait ni agréablement tempéré ni une rôtissoire. Ni Enfer, ni Paradis. Ce qu’elle savait cependant c’est qu’elle était condamnée à mourir et que cette lumière qu’elle pensait percevoir au bout du conduit ne la sauverait pas.

Cependant, cela ne serait ni la dernière lumière ni la plus vive qu’elle verrait. Loin de là. Mais la dernière avant qu’un coup de crosse ne détruise sa vie.