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Chapitre 31.1

En 4953 après la colonisation, Suranis Rhéon sorti sa frimousse rousse au sein de la Cité comme tous les humains en orbite autour d’une planète inhospitalière le font. Elle aurait tout aussi pu naître sur Mégaïa, au milieu des embryons cryogénisés fraîchement menés à la vie. Le Flux aurait alors été son ciel et les girafes ses rats fuyant les terres glacées du Sud. Sa vie, plus simple, aurait été guidée par la seule force de sa volonté dans un monde bâti par des sociétés neuves, mais le hasard voulut que ça ne soit pas le cas.

Suranis n’avait jamais mis les pieds sur Mégaïa. Pour elle, l’univers se cantonnait à un caillou volant séparé d’une terre inconnue que l’on pensait non pas posée sous le Flux, mais dans le Flux. Le monde libre en dehors du Conseil ne pouvait être composé que de ruines corrodées, de squelettes et d’un espoir naïf réduit à néant. La seule vie imaginable ne pouvait s’étendre ailleurs que dans la Cité des alchimistes, recombinant atomes comme molécules pour que la vie s’accroche au roc solitaire.

Les Citoyens en étaient si intimement persuadés, qu’ils seraient restés pantois en apprenant qu’en bas les anciens colons se demandaient également pourquoi le ciel s’était transformé en une chape de malachite qu’ils ne parvenaient à atteindre. Il y avait bien longtemps que les rares navettes en leur possession ne fonctionnaient plus, refusant de dépasser les dix-milles pieds d’attitude et tout juste un peu moins depuis que les mêmes engins tombèrent en panne définitive, parsemant les anciennes bases coloniales d’étranges artéfacts.

Presque cinq millénaires s’étaient écoulés depuis ce temps et l’apparition du Flux. Peut-être davantage pour les Terrestres qui, observant les huit points bleus qui apparaissaient et disparaissaient, s’imaginaient que la Cité – arachnide spatial - tissait sa toile autour d’eux. Elle ne faisait que se resserrer, le Flux s’approchait et ils finiraient par tomber dedans. La nasse de l’Araignée céleste se refermerait sur eux et, pour les descendants des colons, il n’existait pas plus grand danger que celui-ci : très lointain, mais très présent. Du moins, dans leur fertile imagination.

Bienheureux étaient-ils de ne pas concevoir menace plus grande que celle-ci. Ils ne vivaient pas sous le joug du Conseil et se contentaient de vivre assujettis au gibier et aux saisons - et depuis peu aux cités-états, aux royaumes et bientôt aux empires, aux perles noires qui éclairaient leur quotidien et combattaient la pénombre. Ils finiraient bien comme leurs cousins des étoiles – dominés par une force aussi intouchable que le Conseil - mais resteraient encore longtemps libres de vagabonder, d’exister et d’expérimenter sous la menace sourde d’un être supérieur qui n’avait pas plus de pouvoir que celui qu’on daignait lui concéder. Les Royaumes n’étaient encore qu’une vague idée pour ceux qui étaient éloignés des capitales historiques.

À contrario, le Citoyen vivait sous les impératifs de diablotins en pourpre. Il les voyait télévisés, il ne les affrontait jamais et se contentait de passer inaperçu, restant cloîtré dans sa journée-type. Depuis peu, l’une d’entre eux pourtant originellement si différente – à savoir Suranis Rhéon – connaissait un quotidien analogue.

Oh, jamais ne s’était-elle imaginée portant avec résignation un dossier rempli à craquer de documents et formulaires auxquels elle ne pigeait rien. Pourtant, c’était ce qu’elle faisait depuis que le SAGI avait été pris, six ans auparavant, et qu’on se décida à la « revaloriser ». Ainsi se retrouvait-t-elle à travailler pour une société de gestion des eaux de la Cité, secteur H, zone 478-D. Généralement, ses journées se déroulaient auprès de la photocopieuse – où elle confectionnait ses tendres dossiers - tant ses supérieurs étaient friands du bon vieux papier parce qu’il y avait un côté luxueux et tapageur à inscrire sur la feuille blanche et inutile en cette ère informatisée que cinquante-sept (57) vannes de rechange avaient étés commandées à la société Aqueduc enregistrée au numéro 5478-9A. Une société qui appartenait à l’empire marchand de Gern Fulcräne, tout comme celle de l’employeur de Suranis qui, se pavanant le plus souvent dans une indépendance forcenée, pliait l’échine quand se présentaient à lui les représentants du Vieux.

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Une fois, le Vieux était même passé en personne. Suranis l’avait rencontré. Un homme affable qui l’avait gratifié d’un étrange sourire avant de s’entretenir avec son supérieur. Elle en avait ressenti un frisson, ne pouvant s’empêcher de ramener le personnage au supplice de l’anar Nate Killian. Le souvenir net de cette vision d’horreur l’habitait encore. Ce corps décharné suspendu au-dessus de l’artère principale de l’étage F, Suranis ne l’avait jamais vu mais elle ne manqua pas de tomber sur une des affiches le représentant comme un abruti enragé se tortillant de douleur dans sa cage et déféquant sur les piétons avant de crever. Tout cela car Gern Fulcräne en avait décidé ainsi, pour clore ce chapitre de la sombre histoire citadine avant de tendre son tablier à un certain Jöturn qui, dans la foulée, lui proposa de prendre la place de l’ancien haut-commissaire de la FPCP. Il était bien retombé et s’entretenait souvent avec Jöturn, le nouveau Premier Pilote.

Voilà un bien drôle de jeu qu’ils entretenaient ensemble et il était impossible de dire qui des deux contrôlait l’autre. Cela restait au demeurant un sujet hasardeux, politiquement incorrect, mais Suranis ne pouvait s’empêcher de remarquer que les patrouilles de police s’étaient faites plus nombreuses ces dernières années – et le budget alloué ne cessant d’être augmenté. Car Gern Fulcräne, le politicien reconverti en magnat et garant de la paix, se formait une armée personnelle à laquelle Suranis aurait pu faire partie si elle avait fait d’autres choix de vie. Après tout, n’avait-elle pas été inspectrice – talentueuse de surcroît – dans un passé si lointain ? Si elle n’avait jamais accusé ce pauvre promoteur d’assassinat, elle ne serait pas là. Lui qui était dans son bon droit et n’avait jamais, ô grand jamais, cramé la moitié d’un secteur pour s’en emparer. Quelle tragédie que celle-ci qui ruina sa vie et aiguilla Suranis sur les voies d’une misérable agence de détective qui coula bien vite pour la mener finalement ici… Dans ces bureaux, sauvée par la miséricordieuse Cité qui avait accepté ses erreurs et accepté le fait qu’elle puisse se repentir.

Elle pourrait crier et pleurer sur sa déchéance, mais pourtant elle acceptait cette existence nouvelle et paisible, sans pour autant être épanouissante. Même si cela se limitait à contenter de gras et fourbus fonctionnaires qui se curent le nez avant de projeter la crotte jusqu’au tableau de liège en attendant leur rasade de thé… Et bien, Suranis était redevable à la Cité et cela ne faisait qu’accentuer son malaise.

Elle se savait malade. Très malade. Démente. Elle ne connaissait que trop bien la destinée des personnes affaiblies depuis le vote – à la quasi-unanimité - des derniers projets de lois. Elle serait remisée dans un hospice à défaut d’être assassinée (mais n’était-ce pas la manœuvre suivante ? Une Cité pure qui combattrait les retombées néfastes de la consanguinité et des radiations spatiales par la « mort miséricordieuse »). Elle s’imaginait déjà marchant entre les barbelés, montrée du doigt alors qu’elle se présentait devant le gentil médecin à l’aiguille remplie à ras-bord de tranquillisant – ou pire. Cela finirait par arriver si on découvrait que depuis exactement six ans, elle dormait bien mal et que son état empirait d’année en année.

C’en était arrivé au point où le trouble s’étendait si profondément au cœur des vallées cérébrales, ondulant sur le fleuve Maboul, qu’il transformait ses moindres rencontres en cauchemars ambulants. Les personnes déformées par son esprit voyaient leurs visages de cire fondre avec une lenteur inouïe et sa caboche malheureuse lui susurrait qu’elle ne sombrait pas vers la démence. Mais c’était faux n’est-ce pas ? S’il y avait un message à comprendre de cette foire aux monstres, elle ne le comprenait pas. Tout ce qu’elle comprenait c’est qu’elle dérapait et qu’elle comptait parmi les éléments déficients d’une société à laquelle elle était foncièrement redevable. Si elle ne parvenait plus à cacher ces distorsions du réel, elle finirait par se pendre plutôt que de trahir la main qu’on lui avait tendu.

Elle ne pouvait pas se permettre de fléchir. Elle ne pouvait se permettre d’exister.