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Chapitre 30

L’armure anti-émeute renfermait un homme. Adossé à une porte de service, la visière abaissée et illuminée de diagrammes verts, il n’en avait pourtant pas l’allure. Autour de lui s’amassaient en formation approximative ses semblables, quasiment identiques dans la pénombre à l’exception de l’absence de brassard pourpre chez eux. Tous étaient armés de bâtons prolongés d’une poignée et gâchette en polymère. Quand ils presseraient la gâchette, des ondes viendraient chambouler le transit des victimes et les plieraient en deux. S’ils venaient à la presser… Ces armes de maintien de la paix n’étaient là que pour faire de la figuration et montrer sur grand-écran que les fulgurants si décriés commençaient à être remplacés, mais leurs véritables armes se trouvaient en bandoulière. Des carabines équipaient chaque agent et les 36 munitions qu’elles contenaient paralyseraient 36 victimes pour peu qu’elles se fichent dans des corps différents. En théorie, ces carabines ne pouvaient tirer plus d’une cartouche électrique par individu, en pratique, elles se trouvaient affublées d’un boiter sur leur crosse qui indiquait qu’elles avaient été modifiée en mode automatique. Ce n’était pas légal, mais les caméras seraient éteintes et aujourd’hui, elles résonneraient comme des sulfateuses dans le hangar, fauchant à tout va.

L’agent au brassard déplia les antennes de son talkie-walkie et regarda la montre à son poignet. T-02s. La mise en place était finie, bientôt ils recevraient le signal. Rien n’avait été à signaler du côté de l’Unité 547 ni de toutes celles de pacification active. Le chronomètre atteignit l’heure fatidique et bipa une seule fois. L’homme vérifia que son système de communication interne était éteint avant de porter le talkie-walkie à l’amplificateur de son casque. Sa voix sortit, à peine audible, pour traverser les kilomètres le séparant du Q.G. :

— Q.G. Pacificateur, ici A428 de l’Unité 547, à vous.

— Q.G. Pacificateur, je vous reçois 5/5. A428, lui répondit le Q.G. après que son message ait transité par tous les relais jusqu’à l’appartement vétuste servant de base d’opération en J-42.

— Nous sommes en position à l’entrée 24. Les Pacificateurs occupent les conduits au plafond. Les autres unités sont en position et en attente d’instructions.

— Heureux d’entendre cela Unité 547. Attendez le signal, les instructions restent les mêmes que celles annoncées pendant le briefing. Patientez le temps que le négociateur tente l’évacuation pacifique et s’il échoue attaquez. Nous vous enverrons deux clics lorsqu’il sera temps pour lui de passer à l’action. Deux nouveaux s’il faut lancer l’assaut. Fin de transmission Unité 547.

Les grésillements cessèrent et A428 raccrocha son talkie-walkie à sa poitrine. On commençait à s’agiter derrière lui. Les chuchotements redoublaient, empreints d’anxiété mais surtout de surprise. Les Pacificateurs avaient été déployés avec une équipe de journaleux sélectionnés sur liste. Il avait été compliqué de garder la nouvelle de l’évacuation du SAGI secrète, mais à entendre les conversations derrières les portes fermées, l’opération semblait avoir été un franc succès.

Ils connaissaient la localisation de l’entrepôt depuis une vingtaine de jours grâce aux émetteurs placés en Jinn Pertem – que le défunt Doc’ n’avait pas repéré. Les émetteurs indiquaient une zone restreinte, bien qu’immense, qui ne résista pas à la concordance avec les informations obtenues auprès de Herth Phue. Les meilleurs tortionnaires de la Cité n’eurent qu’à s’accroupir à ses côtés, lui arracher quelques dents et lui susurrer des promesses bien placées pour obtenir ce qu’ils désiraient. Une petite phrase pour le salut de ses vieux avait signé la fin du SAGI. Sur son trône de douleur, Herth avait crié : « Laissez-les, je vous en supplie ! Je crois qu’ils sont planqués dans un hangar. C’est ce qu’on m’a dit, je ne sais rien de plus… Arrêtez ! » et ils avaient arrêté leur jeu sadique pour agir avec une humanité dégueulasse en le plaçant dans le coma le temps que les termites viennent confirmer ce fait (maintenant qu’ils savaient quelles questions exactes poser au moniteur central de l’anarchiste). Puis, vint pour lui l’injection létale. La seule touche d’humanité qu’ils eurent pour lui.

Personne ne lui en voulut après coup pour son cafardage. Quand le sang et la bave auraient fini de sécher sur le béton, lorsque l’affaire appartiendrait au passé, les survivants reconnaîtraient qu’à la place du prisonnier ils auraient fait la même chose. C’est du moins ce que prétendrait Dhat Nörhlen, dix-neuf ans et paumé. Il avait tout vu, tout vécu et dirait que quand les flics débarquèrent dans le hangar, il n’existait plus d’échappatoire. Ils lâchaient sur vous leurs clebs mécaniques aux yeux luminescents. Malgré ça, Dhat serait quand même parvenu à s’échapper par la seule faille existante dans la nasse. Il raconterait ça de long en large à une amie sympathisante pour laquelle il entretiendrait des ambitions plus que sympathiques. Il ajouterait même que « Oui, c’est bien triste ce qui est arrivé au SAGI, mais ça devait arriver. Si je n’avais pas assommé ce flic je ne serais pas là aujourd’hui » et elle se moquerait de lui en lui disant qu’elle n’était pas venue l’entendre narrer ses exploits passés. Oh, bien entendu Dhat avec son bagout parviendrait à ses fins, mais ça serait seulement car il n’aurait pas déclamé en retour un « Moi j’étais dans le SAGI lorsque les poulets ont débarqué. Moi, moi. Moi j’ai survécu parce que j’ai fuis, j’ai eu la frousse. J’ai presque tué mais je ne l’ai pas fait exprès. J’étais terrifié et la terreur m’a donné des ailes. Je ne suis qu’un lâche, mais vois-tu… Plus je le raconte, plus les choses peuvent changer, plus je peux me dire que je n’avais pas le choix. Que ce n’est pas de la lâcheté mais de l’intelligence. Que j’ai toutes mes raisons d’être ici ».

Tout cela, il le penserait vraiment comme le feraient les six autres rescapés qui connurent cette journée de guerre… Ou plutôt ce massacre car ce qui se déroula lorsque les caméras s’éteignirent dans le SAGI se rapprocha davantage d’une invasion à la H.G. Wells qu’un conflit équilibré tant ceux qui se terraient derrière les portes, dans les aérations et dans les murs, différaient des Sagistes. Il s’agissait du même exemplaire de guerriers reproduits cent fois accompagné par leur meute unie des canidés mécaniques aux engrenages grinçant. Le pire là-dedans c’était de se dire que les hommes galvanisés par la fureur du Conseil ne valaient guère mieux que les automates qui les accompagnaient. En revêtant l’armure, ils devenaient une carcasse métallique qui dans le chaos avait remisé son occupant humain dans les nimbes de l’existence. C’était ainsi et ça l’avait toujours été et, pour ne pas changer, l’individu caché sous le titane ne ressortirait pas lorsqu’ils entreraient en action. Ils deviendraient tels des lions affamés se jetant sur un morceau de viande.

« Pas de pitié » avait suggéré le commandement lors du briefing et il n’y en aurait aucune. Les hommes en noir portaient l’uniforme depuis trop longtemps : vingt ans, parfois trente ans, avec des carrières commençant à l’orée de l’adolescence. On enseignait à ces adolescents perdus que la Cité s’effondrerait sans eux et, en retour, ils cravachaient le récalcitrant et matraquaient à mort celui qui ne réagissait pas à la première série de coups. Aimaient-ils cela ? La question ne se posait pas, ils ne faisaient qu’accomplir les ordres sans rechigner. La seule certitude était que jamais ces adolescents devenus hommes n’auraient pu voir dans les Sagistes autre chose que des mauvaises herbes à arracher. Jardiniers aussi têtus qu’ils étaient, ils ne le montreraient cependant pas sous l’œil froid des caméras élues. Ils attendraient que la situation s’envenime pour répliquer car tels étaient les ordres et les ordres ne pouvaient être remis en cause. Restait à voir si la situation allait s’envenimer… et à quel point.

Deux clics rompirent le silence. Le négociateur passa entre les rangs et se brancha sur les haut-parleurs du SAGI. Les portes du hangar s’ouvrirent, alimentées par un générateur portable, et la nuée noire déferla. Toutes sorties furent bloquées à l’exception d’un passage s’apparentant davantage à une fissure dans le mur qui menait – pour ceux qui la connaissaient et pouvaient y passer - vers les catacombes et la liberté. Hélas, ce passage empestant l’acide et la mort, aux racines rouillées et tétaniques serait dans la panique générale presque totalement oublié. Les Sagistes plongés dans la torpeur étaient loin de concevoir leur salut dans la fissure et se trémoussaient d’un pied sur l’autre en échangeant des mots inquiets et guettant les ouvertures dans le dispositif de sécurité. Il n’en existait pas.

Ils étaient partout. Dans le plafond des araignées rampaient, parées à sauter à la gorge de ceux qui fuyaient par la mauvaise direction. Ces arachnides répondaient à des noms comme Jaal Brethan, matricule 3215-56 A, sanglé et prêt à débouler dans la cohue si l’ordre était donné. De sa grille en hauteur, tout ce qu’il pouvait voir se limitait à un ensemble de points bigarrés qui s’agitaient, se rassemblaient et se désassemblaient comme une cellule qui hésiterait à faire sa mitose. Il en était heureux, lui qui réduisait le SAGI – et ses membres – à l’état de supra-organisme. Mieux fallait voir une créature étrange que des êtres qui partageaient avec lui une existence alors qu’il s’apprêtait à balancer une grenade de désencerclement « spéciale » (bien qu’il l’ignora). C’était ainsi qu’il procédait. Il avait cessé de percevoir l’individu dans les foules qu’il rabotait depuis longtemps. On avait fait de lui un guerrier, un robot-esclave, qui retrouvait une vie familiale épanouie et buvait un coup avec son voisin, professeur émérite comme épicier, si l’occasion se présentait. Jaal Brethan, l’homme qui pouvait aimer, l’homme qui pouvait donner, cessait de réfléchir lorsqu’il enfilait son casque pour massacrer plutôt que corriger. Jaal Brethan, l’homme qui comme les autres n’avaient pas encore perdu l’intégralité de son éthique mais ne remettait plus en question la légitimité de son employeur sacré. Comment aurait-il pu faire autrement avec son monde voulu binaire : le juste et le mauvais ? Tout n’était qu’une question de justice et s’il venait en à douter – ce que sa formation proscrivait - il en viendrait à croquer son badge pour se rendre compte qu’il n’était pas en chocolat et le rendrait illico presto. Mais Jaal Brethan ne le ferait pas. Jaal Brethan n’était plus Jaal depuis longtemps. Il était le matricule 3215-56 A, son camarade le 3219-54 A. Deux fleurons de l’Ordre, endoctrinés jusqu’à la moelle.

— Tu penses qu’on va devoir y aller ? demanda-t-il à 3219-54 A.

— S’il le faut. Je n’ai pas été réveillé à cinq heures du mat’ juste pour qu’ils soient gentiment escortés jusqu’à la sortie… Regarde-les comme ils sont tendus. Ça va exploser, c’est moi qui te le dit !

— J’espère que non.

Mais au fond, il espérait que oui. Une trentaine de mètres sous eux, l’Élastique se fraya un chemin jusqu’à l’estrade qu’on peinait à assembler. Ils ne pouvaient pas le manquer avec sa veste d’un jaune fluo et ses cheveux gominés vers l’arrière d’une couleur tout aussi étrange. Ce surnom, le négociateur de la FPCP l’avait acquis au cours de ses douze années de service. Il était élancé, grand – voire très grand – et plus habitué aux prises d’otages qu’aux évacuations. Avec lui la tension se dilatait, jusqu’à son paroxysme, avant de s’effondrer subitement. L’Élastique ne rompait jamais, 3215-56 A souffla. Les événements ne pouvaient pas déraper avec un type comme lui.

Il se saisit d’un microphone, grimpa sur l’estrade et dépassa de deux têtes les autres flics.

— Bonjour. Je m’appelle Klans Hectal. Je représente le Conseil des Pilotes, commença-il avec une légère inflexion montante sur « Pilotes » qui ne parvenait à masquer le tremblement dans sa voix.

Dans la masse sagiste on cria, étonné : « Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? ». L’Élastique avait déjà prévu la réponse à cette question. Il passa sa main libre dans sa chevelure impeccable qui subit dès lors sa première torture. Ses mains moites défirent une mèche qui vint se balancer librement devant ses yeux. Il l’éloigna machinalement, se sentant déjà devenir poisseux. Il faisait si chaud… Non, il manquait de café, voilà tout. Il n’avait que peu dormi la nuit précédente, prévenu avec à peine plus d’avance que les Pacificateurs.

— J’entends votre surprise. Jusqu’à présent, le SAGI avait été un havre inconnu des forces du Conseil, mais maintenant nous savons où vous vous terrez. Nous ne sommes pas ici pour vous violenter, nous voulons juste que vous quittiez l’entrepôt, propriété de la Cité.

— Vous foutez tout en l’air ! s’égosilla un homme que l’Élastique ignora avec flegme.

— Nous vous inculpons de trois chefs d’accusation qui seront résolus en temps voulu. En premier lieu, et le plus évident, vous occupez illégalement ces locaux ce qui, dans l’esprit de l’article D-439 de la Constitution Citoyenne nous contraint à l’expulsion. Deuxièmement, vous vous êtes rendus coupables du piratage du Réseau, propriété exclusive de la société Névratone qui a décidé de vous poursuivre…

— De Fulcon, pas Névratone ! remarqua justement un des Sagistes, ce qui n’interrompit pas l’Élastique qui haussa le ton.

— Pour conclure, votre groupe a été déclaré coupable d’incitation à l’émeute qui pourrait déboucher sur des homicides involontaires. Les charges contre vous sont sérieuses, nous allons devoir vous demander de sortir calmement.

« Sortir calmement », une expulsion en soit. Le mot était fort et lancé. Lors du briefing, l’Élastique avait levé le doigt pour émettre des objections à ficeler un discours si expéditif, on lui avait refusé ses arrangements. Si ça sautait, ça ne serait pas de sa faute… Oui, mais voilà. Alors qu’il descendait le micro vers sa ceinture, il lui glissa des mains. Il le rattrapa in extremis, glapit un bon coup et pensa à la différence notable qui pouvait exister entre se retrouver seul face à un forcené menaçant de flinguer femme et enfants avec une arbalète maison (bien qu’en général l’arbalète soit pointée vers le cœur de l’Élastique protégé par un gilet pare-balle) et celui de donner des consignes à une foule menacée. Il savait sa présence juste et vertueuse face à un taré prêt à se dégoupiller la cervelle plutôt que d’être capturé, mais face à des anarchistes qui prétendaient apporter une résistance à la dictature du Conseil… L’Élastique doutait sérieusement. Il avait cru à certains articles qu’il avait lus sur le Réseau comme les 87% de Citoyens reliés d’après un sondage balancé par un petit malin et le caoutchouc de son âme s’était étiré au maximum de sa capacité. L’empressement du Conseil à faire évacuer le SAGI ne faisait qu’accroître la honte qui l’empoignait à faire partie de cette institution.

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Les caméras se figèrent sur lui, le voyant rouge le dévorant comme des millions de concitoyens. On ne lui demandait pas son avis et il serait à tout jamais l’image de la répression. Lui et ses cheveux gominés qui se défaisaient en lui donnant une allure démente. Lui malmenant un micro et gouttant. Jamais plus il ne pourrait affronter son reflet si la journée dérapait. Un soupir de soulagement le parcourut lorsque les caméras se détournèrent enfin de lui pour balayer les Sagistes. Ils attendaient que la foule réagisse et elle le fit par l’intermédiaire d’une adolescente qui émergea d’un cercle de discussion. Par conscience collective, le groupe en avait fait sa porte-parole. Elle posa la question qui était sur toutes les lèvres :

— Et si nous vous obéissions et que nous sortions pacifiquement, qu’allez-vous faire de nous ? Où est la nasse ?! Nous savons que nous ne nous en tirerons pas aussi facilement. Vous êtes venus nous faire taire car vous savez au fond que ce que nous montrons n’est que la vérité que vous cachez derrière des apparences. Le pouvoir est corrompu, il n’y a pas de place pour nous dans cette Cité et vous le savez ! Vous voulez nous museler ! vociféra-t-elle en levant son poing potelé vers les caméras.

Une tête se baissa parmi les forces de l’ordre, une personne chuchota à une autre. La honte que ressentait l’Élastique se transmit par capillarité aux hommes en arme qui se rassérénèrent en repensant à leurs ordres de mission… ainsi qu’aux quatre chiffres de la prime exceptionnelle qui leur serait versée une fois l’opération accomplie, mais également au fait que les Sagistes n’étaient guère différent des autres manifestants qu’ils avaient dû « canaliser » par le passé.

L’Élastique tressaillit imperceptiblement. Sous la chaleur des halogènes, sa sueur brillait étrangement comme des milliers de diamants. Il répondit à celle qui parlait pour le groupe avec un calme forcé, mais que l’on sentait défaillant :

— Je ne sers que d’intermédiaire entre vous et le Conseil selon les directives qui m’ont été données. Je ne suis pas ici pour prendre part à un débat d’ordre politique. Bien qu’inféodés au Conseil, les Pacificateurs et les Unités mobiles sont apolitiques par nature et nous le resterons.

L’indignation traversa l’organisme sagiste et des rictus s’affichèrent derrière les masques des forces de l’ordre. Aussi apolitiques qu’ils pouvaient l’être au-delà de leurs soldes et endoctrinements respectifs : la paie provenait toujours du même endroit. L’Élastique ignora les protestations et continua sa réponse :

— Quant à savoir ce qui adviendra de vous, j’ai reçu l’information selon laquelle il ne se passerait absolument rien si vous évacuiez pacifiquement le hangar. Un programme gouvernemental de réinsertion sociale sera mis en place pour ceux qui le désirent, les autres pourront vaquer à leurs occupations… À deux conditions, dit-il d’une traite en se caressant de nouveau les cheveux, une mèche vint carrément lui entrer dans l’œil et il la retira. Tout d’abord que vous nous remettiez le criminel Nate Killian, commanditaire de l’assaut sur…

« Le palais sectoriel » allait-il continuer, mais un vent de protestation se leva. Une tête verte dans la foule blanchit. Les postures se firent plus dures. Les mains s’approchèrent des armes de service et l’Élastique leva les deux mains en signe d’apaisement.

— Nous savons qu’il se cache ici et il doit payer pour ses crimes. Un seul homme pour la peine de tous ceux qui ont participé à l’attaque sur le palais. C’est une manière élégante de résoudre ce conflit que le Conseil vous propose. Mais il n’y a pas que ça… Nous voulons également que vous nous remettiez Jinn Pertem, l’homme que vous retenez en otage.

La protestation timide se transforma en franche colère. Derrière leurs écrans, les Citoyens rejoignirent les Sagistes pour se lancer des « c’est quoi ces conneries ? ». Parmi les plus au fait, ceux qui avaient entendu la rumeur déformée par le Conseil, on se glissa que Pertem avait été piégé par les Sagistes pour qu’il intervienne en leur faveur.

Le brouhaha s’amplifia, avec légèrement au-dessus des autres la voix de Jinn Pertem lui-même qui s’indignait. Qui pouvait croire à des âneries pareilles ? À force de consommer de la merde, on ne parvenait plus la différencier de ce qui ne l’est pas. La Cité continuait de tourner grâce à de joyeux idiots vampirisés et les arguments lancés par ce fil décoiffé a l’air dément convaincraient bien quelques madame-monsieur tout-le-monde.

La jeune femme qui avait pris la parole plus tôt s’apprêta à la reprendre mais apercevant Jinn Pertem du coin de l’œil elle se tut. L’homme avait du venin à cracher et le cracherait. Nate Killian de son côté se terrait en cherchant du regard un coin où s’enfuir. Il avait déjà vécu une situation analogue et savait comment elles se terminaient en général. Toutes les sorties étaient bloquées. Il était foutu sauf s’il atteignait le toit du bâtiment communautaire. Il se planquerait alors dans le faux plafond en attendant la fin. Mourir en héros, ça n’avait jamais été pour lui… Ses yeux s’hasardèrent sur le bâtiment étagé, derrière le potager, et une main se referma sur son épaule : implacable. Le Sagiste, derrière lui, blême comme la mort, avait entendu la proposition du Conseil et il n’était pas le seul qui ne le laisserait pas partir.

— Je suis désolé Nate, balbutia-t-il.

— Je comprends.

Six rangs devant eux, le crâne luisant de Jinn Pertem s’agita et une main se leva. On forma autour de lui un cercle et il prit la parole :

— Je suis ici. Je suis Jinn Pertem, cria-t-il en portant ses mains en porte-voix. Il n’existe qu’un monstre et il est devant vous, en plein milieu du couloir et vous refusez de le voir : le Conseil. Le SAGI ne me manipule pas. On m’a évincé et ce n’est pas moi aujourd’hui qui pointe ces fusils vers mes adversaires politiques.

Les caméras avaient balayé le SAGI jusqu’à Pertem. Gern Fulcräne qui observait la scène derrière son écran se rongea les ongles. C’était mauvais. Il fallait que sa taupe intervienne avant que la situation ne tourne définitivement en la faveur des Sagistes. L’opinion publique risquait d’être convaincue si l’affreux djinn se lançait dans sa diatribe.

Le Premier Pilote décrocha le téléphone au moment où un tonnerre d’applaudissements retentissait dans le SAGI, ébranlant sa structure d’acier. Les Unités mobiles et de pacification resserrèrent les rangs, la tension grandissante comme si c’étaient eux qui allaient se faire charger et non l’inverse. Cependant, la seule idée d’une charge héroïque n’effleura pas un esprit sur dix dans le hangar. Ils perdraient à coup sûr.

Alors que les applaudissements faiblissaient, un homme grimaça, descendit sa main de l’oreille à sa besace et lança d’une voix rauque – faible et incertaine – qui parvint toutefois à se faire entendre à travers le bruit des dernières mains qui claquaient :

— Vous n’aurez pas Killian, allez-vous faire foutre !

Sa main alla de sa besace à un cocktail explosif. Le cocktail s’envola en cloche vers les caméras de télévision. La dernière image perçue par les écrans de la Cité, une bouteille en verre avec son chiffon reconnaissable parmi milles, se fragmenta en pixels violentés. On se jeta sur l’auteur du jet, criant qu’il ne faisait pas partie du SAGI, hurlant au loup immiscé dans le troupeau mais les caméras étaient déjà éteintes. Le caméraman touché se tenait la main, hurlant de douleur. Sa main gravement brûlée ne servirait plus.

Le coupable de l’assaut, plaqué au sol, ne se défendit pas. Personne dans le SAGI ne pouvait ignorer qu’il n’était des leurs. On appelait Nate Killian de bien des noms : « Le Vieux », « Le Couillon Vert », « La Larve », mais jamais « Killian ». À quoi bon tenter de le prouver maintenant que les médias s’enfuyaient par le même monte-charge qui permettrait d’évacuer tous les cadavres une fois le massacre terminé ? L’histoire pour les Citoyens s’arrêtait-là, la suite ne serait que du texte froid pondu par le service-presse de la FPCP.

« Il n’y a rien à voir, tirez-vous » cria-t-on à l’attention des journalistes qui se carapataient. Une lourde erreur, il y aurait beaucoup à voir mais peu de gens pour s’en souvenir. Le négociateur devant la scène avait porté sa main à son oreillette, tiré une grimace perplexe et descendu de l’estrade. Deux clics se firent sur tous les talkies et les chefs d’équipe levèrent une main funeste. Les rangs se raffermirent et c’est la dernière scène que vit l’Élastique alors que le monte-charge l’évacuait. Il resserra sa cravate, mimant un geste qu’il n’oserait jamais réaliser après avoir donné sa démission, mais qu’il fantasmerait bien souvent. Les portes claquèrent devant lui. Il entendit plus qu’il ne vit les aérations au plafond qui tombaient sur les assiégés dans un fracas métallique. Une plaque tomba sur une tête, envoyant le Sagiste de l’autre côté. Devant la scène, certains tentèrent de fuirent, mais furent stoppés par les lacrymogènes qui fusèrent par-dessus eux. Les corps se plièrent en deux sous l’effet des gaz et la bile se répandit en une libation profane. Les yeux rougirent et les agents demeuraient impassibles face à ce sordide spectacle. Bientôt, on ne discernait plus les ampoules géantes suspendues sur les étagères. L’univers était envahi par la brume.

Suranis se trouvait vers le bâtiment communautaire lorsque tout commença. Un palet tomba à moins de deux mètres d’elle et explosa dans l’air. Il ne s’agissait pas de lacrymogène. Elle ouvrit la bouche, choquée, mais ne parvint à prévenir les autres. Des billes d’acier étaient sorties du projectile et étaient allées se ficher dans le crâne de trois malheureux dont un adolescent, d’une tête trop grand pour éviter la mort. Il ne s’agissait pas d’une grenade de désencerclement conventionnelle et personne ne s’en rendit compte à l’exception de Suranis qui se jeta au sol. À ce niveau elle ne pouvait manquer la flaque d’un rouge sanguin qui s’élargissait, s’épaississait et rejoignait les bas caniveaux. Ses amis mouraient devant ses yeux impuissants et personne n’y prêtait attention, trop occupés qu’ils étaient à se soucier de leurs propres survies.

Elle tenta de se relever, de crier et dans le tumulte elle se perdit. Les forces regroupées de l’autre côté du no man’s land décidèrent de charger. Suranis, bien que sonnée par les explosions, entendit l’écho des pas qui résonnaient sur les plaques d’acier. Elle les entendit aussi bien qu’une charge de cavalerie et de sa gorge enflammée ne parvint qu’à émettre un faible gazouillis. On l’agrippa par l’épaule, elle leva les yeux vers la figure massive à la parka noire et l’espace d’un instant, elle se cramponna à cette vision irréelle.

— Ça va ?

La figure familière fut soufflée par les tirs. Zed mourut une seconde fois. Non, pas Zed… Un type en noir. Zed est noir comme le charbon désormais… Mais ce type qui n’était pas Zed finit sa course avec trois aiguilles argentées dans le cou. Les aiguilles brillèrent intensément et délivrèrent une décharge mortelle qui le cloua au sol. L’univers s’électrifia autour d’elle. Les corps chutaient les uns après les autres avec des bruits sourds. Elle tourna sa tête vers la gauche, un crâne se fracassa à ses côtés. Plus loin, vers la ligne de front, elle remarqua que la foule bougeait. Les armures noires attaquaient sans faiblir, les visières rabaissées s’illuminaient des points colorés de vies à faire taire. Des points rouges pour ceux à éliminer, verts pour ceux à préserver, bleus pour ceux à soumettre. Peu à peu, les points changeaient de couleur et diminueraient encore au cours des trente-sept minutes qui devaient suivre. Bientôt, Suranis passerait elle-même du point rouge au blanc, inconsciente ou morte. Plutôt morte. Je ne veux plus mourir. Une bien belle idée, mais quelle autre alternative s’offrait à elle ? Les Sagistes ne résisteraient pas, même armés ils auraient été foutus. Elle décida malgré tout de résister. Un palet atterrit à un mètre d’elle et elle s’en saisit avant qu’il n’explosât. Elle le balança en cloche, de l’autre côté, et il éclata en pulvérisant les genoux d’un flic qui hurla de douleur. Le cri lui parvint malgré la distance et elle sentit la réplique. Une volée de fléchettes jaillit des canons surchauffés pour la manquer de peu.

Touché, pensa-t-elle avec amertume. En écho à sa pensée, elle entendit plus qu’elle ne vit : « On l’évacue ! ». Un de moins qui ne ferait pas pencher le cours de la bataille en leur faveur. Elle allait y passer, comme les autres. C’est alors qu’elle attendait que tour vienne qu’elle croisa plusieurs Sagistes, rampant comme elle. Ils erraient dans la zone oubliée par les balles et où le seul danger provenait des gaz qui brûlaient gorges et poumons. Ils se dirigeaient quelque part, mais vers où ? Il n’y avait nulle part où aller. Leurs mouvements hachés, rendis si risiblement puissants par l’adrénaline, les faisaient avancer par petits bonds d’une dizaine de centimètres, mais ne les sauveraient pas. Ils lui donnèrent l’impression d’être des escargots en quête de verdure… et la verdure… La verdure existait ! Elle la vit dans un mur. Une grille venait de sauter et un tunnel noir s’offrait à eux. Soudain, elle eut l’exquise conscience de la réalité de son être. Suranis, la femme-limace ne pouvait pas mourir ainsi. Elle ne le pouvait pas car pareille créature n’existait pas et ce qui n’existe pas à la fâcheuse tendance à survivre. Sans matérialité, comment mourir ?

Un homme s’engouffra par la grille et ce fut le seul. Suranis parviendrait-elle à se traîner jusqu’à là-bas prendre sa suite ou finirait-elle écrasée par une botte blindée ? Fait chier ! Le génome citoyen aurait dû être altéré sous la diffusion massive des données, mais voilà que les mêmes tronches se pointaient pour frapper dans l’ingénieuse fourmilière et remettre les choses en place. Quand la foutue fourmilière aura été démantelée et qu’on exhiberait les mandibules de la reine, tout serait fini. Le Sagiste serait devenu l’équivalent local du Diable et les réintégrés, après avoir pris leur dose de GH-Drain 2, diraient que « Oui, c’est vrai. Nous avons été affreux » et la Cité, misérécordieuse, les accueillerait sans arrière-pensée. Pour les autres, petits sympathisants sans intérêt, ils se retrouveraient à jamais tassés derrière les portes à double-battant de la Compagnie Norddle. Personne ne saurait qu’ils y seraient sagement rangés dans des barils. « Je suis navré, vous ne pouvez pas voir votre fils. Il est placé à l’isolement définitif ». Définitif.

Suranis Rhéon quant à elle ne se retrouverait pas à l’isolement définitif. Sa vie cependant se retrouva définitivement foutue. Alors que les meurtriers du Conseil la tassaient vers ce conduit froid dont émanait ce fol et illusoire espoir, elle repensa au caractère définitif de ses rencontres passées et de leur influence définitive sur sa vie. Karanth, Herth, Pavla, Zed, Nesta, Killian… Tous avaient ruiné sa vie. Pavla surtout. Voir et se taire, puis ignorer… Tout aurait été si simple, si seulement elle avait fait ce choix.