L’alarme qui retentit dans la cellule de Jinn Pertem le réveilla en sursaut. La diode qui indiquait la période de temps peinait à sortir de son rose matinal, le soleil ne se lèverait de ce côté de la Cité que d’ici une bonne heure. Jinn s’était toujours levé tôt, mais c’est les yeux alourdis qu’il se releva au premier clic de dame électrique. On venait d’allumer les lumières dans sa cellule et dans la brume irréelle du réveil, il détourna le regard de l’ampoule qui crachait ce blanc agressif.
— Merde, ils ne connaissent donc pas le concept de douceur ?! grinça-t-il.
Malgré sa mauvaise humeur, une sourde excitation tiraillait Jinn. Il se passait quelque-chose. Jusqu’à présent, il n’avait pas reçu la visite du maton un peu mauvais, un peu triste et qui dégorge sa haine sur le corps des prisonniers. Cela pouvait être ce qui l’attendait, mais tout autant autre chose. Il pensa alors qu’il se trouvait dans le déshonneur de son unique caleçon et enfila sa chemise en hâte. Il tenait à affronter ce qui arrivait vers lui avec dignité et s’agenouilla, les fesses en l’air et les bras tendus, devant la trappe de service qu’il souleva. Un observateur extérieur aurait décrit ce pauvre Jinn en position de prière, en attente d’un deus ex machina auquel il ne croyait pas. Le politicien déchu accueillait la vie et son tortionnaire – qui venait à lui aux aurores ? – avec cynisme… Peut-être même envie. Ça restait une visite, amicale ou non, et son dernier contact humain remontait à si longtemps qu’il en oubliait presque l’odeur rance de ses congénères.
Au travers de la trappe, il vit que le couloir était plongé dans l’obscurité mais qu’un rayon lumineux la dissipait. Ils étaient deux. Le porteur de la torche s’approcha en premier de sa cellule. Il remarqua le pantalon ocre et il se retira de son poste pour s’asseoir en tailleur avant que sa porte ne soit ouverte à la volée. Grand bien lui fasse car sa porte s’ouvrait vers l’intérieur, donc vers son crâne dégarni, comme toutes celles de son aile qui abritaient auparavant des bureaux et désormais les sommités incarcérées L’administration pénitentiaire ne craignait pas qu’un pleutre, endurci à l’usage d'une main d’œuvre servile pour l'accomplissement de ses basses-besognes, se risque à attaquer un de ses membres.
Jinn ne dérogea pas à la règle. Il se tenait loin de la porte et la bouche grande ouverte comme un poisson s’asphyxiant hors de l’eau :
— Putain Jinn… Arrête de faire cette tronche, on dirait que tu vas nous clampser entre les pattes ! dit l’un d’entre eux en enlevant sa casquette grise estampillée du sigle de la compagnie Norddle.
— Bordel de merde ! fut la seule réponse de Jinn.
Le terme d’abasourdi serait une litote à propos de l’état de Jinn Pertem lorsqu’il reconnut Olaf Ethers. Le syndiqué avait fait la rencontre du politicien dix ans auparavant dans une usine de l’étage K. À l’époque, c’était un ouvrier révolté face à l’augmentation hebdomadaire de la durée de travail. Avec des collègues, ils avaient stoppé la production d’oxygène de l’étage jusqu’à que son employeur leur accorde la victoire. K.O. asphyxiant. D’après ce que Jinn en entendit par la suite, Olaf Ethers aurait fait quelques mois de prison en représailles, mais guère plus tant l’opinion publique était favorable à une bonne lutte ouvrière de temps à autre.
S’il y avait une personne que Jinn ne pensait pas retrouver dans la prison la mieux gardée de toute la Cité, c’était bien ce bon vieux Olaf. Il considéra son apparition avec circonspection, mirage ou réalité ?
— Qu’est-ce que vous faites ici Ethers ? Vous avez changé de profession ? demanda-t-il avec une pointe narquoise qui venait camouflait son incrédulité.
Être maton, c’est être allié des patrons, c’est être un traître ; la suite de ces mots étant toujours à prendre avec d’énormes pincettes, mais il n’en demeurait pas moins qu’un Ethers n’était pas à sa place ici.
Olaf Ethers lui sourit.
— J’ai changé de bord, répondit ce dernier avec sarcasme. Oh, ne tire pas cette tronche ! Je fais comme si…
— Comment avez-vous pu entrer ici ?
Jinn avait toujours tenu en horreur ce tutoiement syndiqué. Il n’y parvenait juste pas, pas faute de s’y être essayer.
— La porte m’a été grande ouverte. J’ai une intersyndicale au petit matin avec les gars de la tôle.
— Oh ? Et vous avez trouvé une tenue à votre taille pour une visite de courtoisie ?
— Ouais, c’est presque le projet. Je suis venu te faire sortir et par pitié, tutoie-moi. Ça ne te va pas...
— Et ils ne vous ont pas posé de question quand vous vous êtes pointé aux aurores ? enchaîna Jinn en ignorant la demande d’Ethers ce qui provoqua, chez ce dernier, une grimace.
— Les trains sont ce qu’ils sont. J’arrivais tôt ou je n’arrivais pas, ils n’allaient pas me faire poireauter dehors.
— Vous avez bien du pouvoir pour vous promener par ici… Et songer à me faire sortir.
— On est sur le coup…
Il avait presque susurré ce pronom. L’histoire paraissait trop grosse et irréelle à Jinn. Olaf Ethers revêtait toute l’apparence du deus ex machina qu’il n’attendait pas et avait les bras sacrément plus longs qu’il ne le laissait paraître. C’était louche et il ne se démordait pas de ses suspicions.
This content has been unlawfully taken from Royal Road; report any instances of this story if found elsewhere.
— On ? C’est qui ? Développez, voulez-vous ?
Un rictus conscrit sur le visage, Olaf ne lui répondit pas mais se contenta de lui montrer son pantalon étendu sur une chaise :
— Habille-toi, tu découvriras tout plus tard sauf si tu tiens tant à croupir ici. Dépêche-toi Jinn-to au lieu de blablater !
Jinn-to, voilà une éternité qu’on le l’avait pas appelé ainsi et cela le fit douter davantage sur les motivations d’Olaf Ethers. Où avait-il appris ce surnom ? C’était ainsi qu’on l’appelait dans certains dîners mondains pour sa tendance assumée à enchaîner les cocktails du même nom. Sauf que le syndiqué ne l’avait jamais vu là-bas.
Il s’habilla en hâte. Non pas car Olaf lui avait demandé, mais parce que le second homme qui n’avait pas encore parlé semblait inquiet. D’ici dix minutes, le garde de nuit ensommeillé effectuerait sa dernière ronde avant de rentrer chez lui. Il se contenterait de passer dans les couloirs et mieux valait ne pas se trouver sur son chemin. Par ailleurs, ce type qui accompagnait le syndiqué, il le connaissait… Mais d’où ? Un ancien ouvrier ? Ou bien quelqu’un de plus terrible. Un mafieux ? Allez savoir, Jinn avait rencontré tant de monde que cela ne l’étonnerait pas et cela le troubla davantage encore qu’il ne pouvait déjà l’être. Jinn peinait à croire que l’évasion proposée par Ethers soit innocente, tout ça avait l’air d’une mauvaise représentation théâtrale avec cette mise en scène frôlant le surréalisme. Trois hommes dans une cellule, un qui fermait sa braguette sous les regards impatients des deux autres. Jinn craignait que la suite de la pièce se déroule dans une autre ambiance, genre pièce capitonnée derrière une porte blindée. Olaf Ethers appuierait alors sur le gros bouton rouge et Jinn se retrouverait largué vers la planète. En soit, le syndiqué n’aurait pas menti : Jinn Pertem aurait bien déguerpi.
— Il faut qu’on y aille Ol’, souligna le second homme.
— Tu as entendu Jinn-to ? Allons-y !
Le politicien, évadé en puissance, suivit les deux hommes dans le couloir. Ils se rendirent jusqu’à l’ascenseur de service et Jinn poussa un soupir de soulagement. Non, ce n’était pas un sas. Sauvé, mais il ne comprenait toujours pas les motivations d’Ethers.
Ce dernier se pencha après avoir appuyé sur le bouton du dernier étage. Il décrocha une trappe d'accès en aluminium brossé qui renfermait une combinaison d’un orange vif. Il tendit son trésor à Jinn :
— Tu ne vas pas filer tout nu, dit-il. Je veux dire, tu ne vas pas en ville alors enfile-moi quelque chose de plus sympathique… Désolé pour la couleur, mais tu passeras inaperçu parmi les autres mineurs. Peut-être même que tu ne deviendras pas aveugle avant que ton carrosse arrive... Courage Cendrillon.
Deux des trois neurones actifs de Jinn – le dernier étant occupé à traiter la question du meurtre de Pavla Karanth – s’occupèrent activement de la question. Il ne deviendrait pas aveugle, mais fou certainement. Personne ne s’était jamais évadé de Norddle et voilà qu’un petit syndiqué organisait tout avec ses mystérieux copains. Ethers en savait trop, mais il ne le menait pas à la mort ce qui était un bon point :
— Je n’ai jamais aimé l’orange, plaisanta maladroitement Jinn en enfilant la tenue hazmat.
— C’est ça ou te faire irradier l’ami. Tu vas juste trimer une petite heure, c’est plus que la norme mais comme ce n’est qu’une seule fois ce n’est pas très grave. L’uranium n’est pas encore enrichi, tu devrais survivre.
— On n’a pas découvert un réacteur nucléaire naturel dans cet astéroïde ? hasarda Jinn.
— Pas ici et puis, c’est recouvert de plomb là-bas. Ici ils se contentent de pelleter dans les containeurs, qu’ils envoient ensuite vers les usines de traitement. C'est ce que tu vas faire en attendant le containeur 57. Il sera marqué d’une croix blanche, ce qui indiquera qu’il est chargé. Tu n’auras qu’à te glisser à bord…
— Mais…
— Du vrac non radioactif, intervint le second homme. Rien à craindre Monsieur Pertem.
— Et après ? Je devrais faire quoi ? demanda Jinn. J’ai une puce dans le ciboulot pour info, ils me pisteront. Puis, comment connaissez-vous si bien les locaux ? Dans quel secteur avez vous séjourné Ethers ? Haute sécurité ?
Olaf Ethers s’apprêtait à faire une réponse vaseuse, mais il fut stoppé par la voix amplifiée qui demanda à ce que l’équipe 632 se présente à son poste de travail. Jinn en déduit qu’il ferait brièvement partie de l’équipe avant de rejoindre celle de ciao et à jamais.
Lorsque le silence fut revenu, alors que l’ascenseur approchait de sa ligne d’arrivée, Ethers sortit une enveloppe :
— Tu verras bien, dit-il ignorant lui-même comment ceux des profondeurs parvenaient à disparaître des radars de la Cité. Enfin, j'ai entendu une histoire de containeur blindé, d'ondes qui ne passaient pas... Impossible à détecter sur la voie ! Mais tu t'en branles de tout ça... La seule chose que tu dois faire c'est descendre en U-2478, station 3. C’est indiqué à l’entrée des stations, mais pas annoncé par haut-parleurs alors tu vérifieras bien l’heure indiquée sur la fiche de route pour pointer le nez dehors au bon moment. Puis, tu sortiras et on s’occupera de toi.
— Tout est marqué ? demanda Jinn en jetant un œil à l’intérieur de l’enveloppe.
— Oui Monseigneur et tu as même une lampe extraplate pour lire tranquillement dans ton studio itinérant.
Jinn espérait que son « studio itinérant » ne soit pas permanent. Si on le découvrait en route vers la liberté, qu’adviendrait-il de lui ? « Je ne comptais pas me tirer d’ici, mais on me l’a proposé et je n’ai su refuser » serait sa seule défense et elle serait bien maigre. Les risques qu’il prenait restaient mineurs comparés à ceux pris par Olaf et sa bande.
— Merci. Mais vous n’allez pas me dire qui veut me voir dehors ? Vous ne faites pas seulement ça pour ma belle poire, non ?
En guise de réponse, les yeux d’Olaf Ethers scintillèrent de malice, criant au monde que quoi qu’il dise cela serait faux et qu’il se foutait qu’on le croit ou non :
— Bien sûr que non ! Nous sommes plusieurs à connaître la vérité à ton sujet et parmi eux, j’ai des amis. Arrête tes questions, tu découvriras tout tôt ou tard… répondit-il en jetant un œil sur l’écran de l’ascenseur. Bien, ligne d’arrivée en vue. Bon voyage Jinn-to, souque ferme mais pas trop.
Il ne souquerait pas pour ce qu’il en savait. Il essaya d’imaginer qui pouvaient être ces amis et quel était leur intérêt à faire évader un homme dont la culpabilité ne faisait pas l’ombre d’un doute.
La porte de l’ascenseur s’ouvrit sur un sas, en même temps que son imagination le portait vers un cercle rouge A-typique, celui des commanditaires de son évasion. Il n’y pensa pas davantage, puis tout lui parut très clair alors qu’il ajustait un masque blanc sur son visage. Il venait de s’affubler d’un nouveau surnom : Jinn-to « Dynamite » Pertem. C’est ce à quoi il devait ressembler vêtu ainsi, tout devenait fou. Il finirait par exploser, si c’était là ce que souhaitait les anars, il le ferait volontiers.