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Chapitre 42

Suranis Rhéon, la peau sur les os et des cernes ressemblant plus à des joues que ses véritables, quitta le squat après avoir fini ce qui serait son dernier repas avec sa troisième et dernière famille. La première étant indiscutablement composée par ses parents grincheux qui accomplissaient leur labeur avec la mauvaise grâce qui semblait animer toute la Cité et crachaient à qui voulait l’entendre que leur déplorable travail était aussi pénible que nécessaire. Quant à la seconde… C’était plus compliqué. Vide, vide, vide. Mais elle les rejoignait, n’est-ce pas ? Ils étaient là, sur ce petit morceau de papier sur lequel on lisait à peine « Jinn Pertem, Ministère du Travail, T. COM. 458-896 ». Plus elle y pensait, plus elle avait la nausée. Quelque chose en elle résistait contre le flux mnésique et elle sentait que ce barrage sommaire ne parviendrait pas à contenir le raz-de-marée qui s’apprêtait à déferler sur ses idées bien rangées comme si on avait pris la peine de soigneusement les ranger avant de fermer à clef et de jeter cette dernière dans le caniveau.

Désolée HAL, Gerth, Hylra, mais j’en ai ma claque de ces conneries. Je dois découvrir ces choses qui me manquent. J’ai été trifouillée, peut-être, peut-être pas ? Je deviens tarée et je crève de faim. Je vous sauverais si je le peux, je me sauverais avant tout car malgré votre chaleur vous ne pouvez pas allumer un brasier dont je soupçonne l’absence.

Elle était bien décidée à le découvrir ce brasier disparu : celui de sa vie. Peut-être même avait-elle une piste prometteuse pour le faire. Jinn Pertem lui avait proposé un emploi et, comme elle, il semblait se poser des questions. Il avait laissé croire en tout cas que tout cela était partagé, peut-être car la folle aux bleus crantés, plaques se recouvrant mutuellement et créant cet étrange dénivelé, l’avait ému et qu’il ne voulait pas lui avouer que non, ils ne se connaissaient pas ? Peut-être aussi parce qu’il l’avait pris en pitié et que plutôt que d’obtenir des victoires futiles sur des connards qui ne l’étaient que car on leur apprenait qu’il fallait l’être, il aurait été utile. Vraiment utile. Il aurait sauvé Suranis Rhéon et aurait pu glisser sur son CV : a empêché un féminicide. Et Dieu, ou ce qui s’y apparente, aurait regardé sa longue liste de conneries, aurait souri et lui aurait dit : « C’est bon mon vieux, tu peux passer. Les nuages orangés ont une saveur de daïquiri mais tu auras du mal à croquer dedans. Il faut que tu inspires, inspires… Pas trop fort ou tu ne te réveilleras jamais ». Pertem aurait aspiré tous les nuages du monde pour oublier que de son vivant il ne s’était amusé qu’à appliquer de petits pansements sur des plaies béantes et qu’il le savait très bien, mais sa situation était si confortable : pourquoi en aurait-il fait autrement ? Surtout qu’il était utile ou croyait l’être lorsqu’il ne se posait pas trop de questions ; ce qui avait été le cas la plupart du temps avant de rencontrer (revoir ?) Suranis.

Il l’aiderait autant qu’elle lui serait utile. S’il s’avérait sincère et s’il n’avait pas oublié sa promesse d’embauche ? S’il ne l’avait pas lancé en l’air, sans y penser et en y rajoutant ce « On découvrira ce qui nous est arrivés » comme un tout petit détail ? Rien n’avait été acté, ce n’était qu’une proposition lointaine… Il la renverrait quand il l’aurait au bout du fil, ne se souvenant pas d’elle, et elle retournerait la queue entre les jambes dans le squat. Ses compagnons la dévisageraient d’un air triste mais en réalité ils seraient heureux. HAL lui tendrait sa bouteille et Gerth irait peut-être racler le fond de ses réserves de « carburant en poudre pour fusée qui fait s’envoler très haut ». Suranis s’installerait alors avec Hylra, se défoncerait et ne penserait plus à tout ce passé oublié. Elles discuteraient un peu, de la vie, de ce qu’elles pouvaient obtenir et main dans la main sauteraient dans le vide. Mieux valait une mort rapide et pleine de surprise (le Flux la tuera-t-il ou bien le sol rocailleux et invisible ?) à une vie décousue. Souviens-toi Suranis ! Bordel. Il te manque si peu.

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Un si peu qui n’était peut-être pas si bien caché et qui se trouvait potentiellement juste à l’autre bout de la ligne téléphonique d’une cabine noire. Elles étaient toutes gratuites dans la Cité et donc souvent mal entretenues. Avec un peu de chance elle ne fonctionnerait pas. Suranis avait envie d’en apprendre davantage sur ces moments entourant le SAGI et en même temps non. Il n’y avait rien de beau à voir, de cela elle était certaine. La ligne sonna une fois, deux fois, elle lâcha un soupir de soulagement mais vint la troisième puis quatrième sonnerie et on décrocha :

— Allô ? grésilla le téléphone.

— Allô, vous êtes bien Jinn Pertem ?

— Vous avez mon numéro personnel… Comment diable l’avez-vous obtenu, qui êtes-vous ? réprimanda la voix.

— Je suis Suranis Rhéon, vous…

Toute trace d’agacement disparut immédiatement et la voix s’adoucit. Elle était presque tendre. Du moins c’est ce que laissait croire la ligne pleine à craquer de parasites.

— Je me souviens de vous ! Bon sang, oui. Où étiez-vous passé ? Pourquoi avez-vous pris tout ce temps ?

— J’ai dû faire un tour vers… commença-t-elle avant de se raviser.

Jinn Pertem n’avait pas besoin de savoir qu’elle avait atteint le fond du gouffre, même si ce gouffre était comparativement plus apaisant avec tout ce qu’elle vivait depuis six ans.

— Vers où ? demanda-t-il. Cela n’a pas d’importance si vous ne terminez pas vos phrases. Je me souviens de ce que je vous ai proposé et cela tient toujours. J’ai toujours besoin d’une assistante et vos états de service sont irréprochables en la matière. Qu’attendez-vous donc pour passer ? Je vous file mon adresse et je vous offre le transport.

— Des états de service exemplaires ? Nous n’étions pas censés réfléchir à…

— Pardon ? Je ne vous entends pas très bien, menti Jinn qui craignait d’être écouté. » Déjà, le fait qu’elle ait prononcé son nom au téléphone l’inquiétait. « Dites-moi, vous avez de quoi noter ? Je me prépare et je vous rejoins tout de suite à la station. Je serais arrivé avant vous dans tous les cas.

Et Suranis nota. Ils ne parleraient pas plus au téléphone. La ligne était peut-être écoutée et le premier déclic d’une longue série se fit : Perth avait été flic. Le genre de personne susceptible de pouvoir espionner votre ligne, mais ce ne fut pas tant ça qui la réveilla. Perth était une ordure, à l’égal de certains de ses collègues lorsqu’elle était encore inspectrice et cela comment avait-elle fait pour l’oublier ? Perth était tout ce qu’elle détestait et pourtant elle l’avait aimé. Des cracks. Que des cracks et Pertem P.E.R.T.E.M. connaissait toute la vérité. En tout cas il en savait beaucoup plus qu’elle et ensemble ils aviseraient. Elle doutait que la paranoïa de Pertem ne le soit pas à raison.