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Chapitre 38

Les barres parallèles devinrent le quotidien de Perth Bickhorn. Depuis combien de temps ? Perth n’en savait rien. Il avait cessé de compter les nuits qui marquaient les jours et entérinant les semaines, menant irrémédiablement aux mois. Il commençait à croire que cela faisait bien plus que le délai promis : peut-être six mois. Il avait retrouvé l’usage de ses jambes bien qu’il boitait encore et que cela ne le quitterait jamais. Ce n’était pas l’avis de l’homme qui se chargeait de son rétablissement, un petit rondouillet qui le levait aux aurores pour le mener à la salle de torture. Il prétendait que cela partirait avec la rééducation, même si rien ne changeait malgré ses dires et le temps qui s’écoulait avec une viscosité navrante. Des mois ou des siècles : quelle différence ?

Perth traversa comme à son habitude le couloir des barres sans s’aider de ses bras, bravache mais guère rassuré par les demies-lunes qui l’observaient :

— Je peux me débrouiller seul, dit-il en regardant de biais le spécialiste.

— J’en doute. Vous boitez encore, répondit en souriant l’homme.

Il devait s’agir du membre du personnel le plus admirable qui soit. Les autres l’ostracisaient depuis le début et il douta que cela ne soit seulement à cause de son altercation du premier jour. Ils connaissaient des choses qu’il ignorait encore. Le médecin en chef notamment, qui filait parfois de son bureau jusqu’à la machine à café, tournait sur lui-même avec un air satisfait et jetait souvent un œil circonspect par le hublot d’observation. Il refusait de lui signer le papier qui le remettrait en liberté et cela le rendait fou.

— Sérieusement ? siffla Perth. Je boîte depuis trop de séances pour qu’un jour je me remette à marcher dignement. Depuis combien de temps je suis ici au juste ? Il faut que je fasse quoi pour avoir ce papelard ? Je suis un patient, pas un prisonnier.

L’homme déposa son bloc-notes et esquissa un ricanement. Il se contint avant de s’asseoir sur le siège de son estrade. Perth aurait pu lui sauter à la gorge et le tuer, mais sous la graisse se cachait des muscles puissants et il passerait de l’étape rétablissement à prison. Cela ne l’enchantait pas.

— Deux mois, tout au plus, mentit-il. Allez, un peu d’effort et vous sortirez. Vous n’êtes pas prisonnier. En marche, un tour de plus ! Et aidez-vous de vos bras, ne sollicitez pas trop votre nouveau genou.

Perth rumina avant de reprendre le chemin en sens inverse. Les mêmes barres froides épousèrent la forme de ses mains et la même prise de note enragée de l’autre côté. Lui, le fantôme bleu continuait son invraisemblable progression et souffrait le même quotidien dans l’infirmerie sectorielle en attendant qu’un prêtre vienne l’exorciser. Il en était venu à penser que la mort qui le terrifiait tant n’était pas grand-chose lorsqu’on se retrouvait isolé. Au moins, la mort était-elle une surprise plus grande que le planning inchangé depuis son arrivée.

Il avait presque atteint le bout du couloir lorsqu’on frappa à la porte et que par le petit hublot se dessina un carré pourpre de satin. Pour la première fois, Perth vit un changement d’attitude chez son rééducateur. Il n’y avait plus cette lassitude un peu moqueuse, qu’il imaginait teintée de bienveillance à un niveau si infime qu’on pouvait le prendre pour un sadique au grand cœur. Non. L’homme en réaction au bruit s’était décomposé. Il semblait abasourdi, redoutant ce moment plus qu’il ne l’attendait et se dirigea d’un pas lourd vers la porte qu’il ouvrit sur un géant en costume trois-pièce. Le visage dur, il devait s’approcher de la quarantaine. Il leva un bras, imprégna un mouvement circulaire à son poignet et le rééducateur sorti bienheureux d’être congédié de la sorte.

Le patient se hissa jusqu’à l’estrade, prenant appui sur le bureau sans sourciller. Si le croquemitaine s’était décidé de l’emporter, il en serait ravi. Le nouveau venu s’approcha de quelques pas et un relent de musc fouetta les narines de Perth au moment où il écarta sa veste pour en sortir un badge qu’il ne connaissait que trop bien : le Conseil des Pilotes avait envoyé un homme aux allures de gorille.

— Je ne savais pas à qui m’attendre, du moins l’apparence du bonhomme, lança l’homme mystérieux en rengainant son badge d’un geste leste. Jalmer Huntis, je le dis car vous ne saviez pas que je viendrais aujourd’hui.

— Perth Bickhorn, commença son Perth avant qu’on ne le coupe.

— Je le sais déjà. De l’unité 8 des FPCP ? J’ai lu le dossier avant de venir. Il paraît que vous êtes ici depuis six mois et vingt-sept jours, mais que vous vous êtes remis depuis…

Il posa sa main à la tempe, consultant rapidement les informations qu’il avait reçu à son sujet avant que son visage ne s’illumine :

— Ah oui, évidemment. Trois mois, bientôt quatre. Mais je vois que vous êtes toujours ici, vous ne savez peut-être pas pourquoi ?

— Parce que je ne suis pas encore remis, tenta Perth en se reculant involontairement, frappé de stupeur.

Tout s’écroulait autour de lui. Si on ne signait pas le papier de sortie, c’est qu’on ne le voulait pas et non car le patient n’était pas apte à regagner la vie civile. On le gardait prisonnier et voilà qu’un certain Jalmer apparaissait, le premier maton qu’il rencontrait. Le premier qui ne cachait pas son jeu et qui aurait pu être, dans une autre vie, un collègue. Mais le destin décida qu’ils ne l’étaient pas et que c’était ce gars qui était face à lui, lui souriant avec une avidité débordante. Ce gars qui était libre et lui derrière les verrières.

— Perdu. Votre unité en sait trop et son capitaine davantage encore. On vous a sélectionné pour votre loyauté, mais la sûreté de la Cité nous incombe de vous garder en observation un temps… Mais vous connaissiez les risques lorsque vous vous êtes engagés sur cette piste. Je me suis moi-même engagé sur cette malheureuse voie, dit-il et l’espace d’une seconde il s’humanisa, conscient de la pente glissante sur laquelle il s’était engagé mais ça payait bien.

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— Ce n’est donc pas une infirmerie…

— Gagné. On vous fait un traitement de faveur en édulcorant votre emprisonnement. On aurait pu vous glisser dans un caisson de rééducation mais on s’est dit qu’on pouvait vous traiter autrement, en tant que héros de la nation.

Le caisson aurait été dans la continuité de tout ce qu’avait entrepris le Conseil. Le SAGI avait été une tumeur excisée avec succès qui aurait fini par corrompre l’entièreté de la Cité. Ils en étaient désormais à l’étape de la chimiothérapie : embrigadement. Quels autres choix s’offraient à eux ? L’anarchie galopante, si elle avait été laissée en vie, se serait heurtée à la plus grande des forces du monde organisé : celle de pouvoir faire en sorte que tout un chacun soit à sa place dans le microcosme en orbite qu’ils habitaient. Et le monde organisé aurait cédé. La Cité aurait cessé d’exister par manque de concorde et des millions d’habitants seraient morts pour le rêve de trois imbéciles.

C’était ainsi. Perth en avait l’absolue conviction bien qu’il soufra des choix terribles du Conseil. Ils impliquaient que les individus en première ligne en pâtissent. En tout état de cause, les éléments de l’Unité 8 auraient dû passer au caisson comme tous ceux qui en savaient trop, au moins leur capitaine qui était au courant de la véritable raison de leur mission. Pourtant, ce n’était pas ce qui avait été choisi pour lui et bien que Perth n’avait pas songé un seul instant qu’on puisse lui infliger une rééducation, par une foi aveugle envers son employeur, il y pensait souvent. Pire, ses rêves étaient hantés par les caissons qui plongeaient dans une simulation de vie, s’attardaient sur les moindres détails jusqu’à écrire des souvenirs poignants avant la remise en liberté. Il se réveillait alors, luisant de sueur, après un dernier plan sur un homme au crâne rasé recouvert d’une toile d’électrodes : lui.

Il ne voulait pas être enterré dans un caisson.

— Qu’est-ce qui me dit que je ne suis pas déjà dans un caisson ? demanda pensivement Perth en regardant les yeux de l’homme en pourpre, son iris avait la même couleur et ne déclama aucune réponse.

— Moi, je vous le dis et le fait que vous connaissiez toujours l’existence du programme vous le dit aussi. Ç’aurait-été la première chose qu’on vous aurait fait oublier, vous ne pensez pas ? Vous échappez encore au caisson, contrairement à nombre de gars dans votre équipe qui en sortent tout juste… avec une prime à vie, si cela peut vous rassurez. Nous nous sommes bien gardés de prévenir les participants de notre rafle de ce qu’il adviendrait d’eux une fois l’opération terminée, mais nous tenions à les récompenser pour l’abnégation dont ils ont fait preuve. La Cité est un monde de salauds, leur mission était dégueulasse mais nécessaire. On ne va pas les plomber plus que de raison. N’est-ce pas ?

— C’est vrai... Si cela est nécessaire. Et oui, vous avez aussi raison. Si j’étais dans un foutu caisson je ne me souviendrais pas de leur existence… Votre histoire est cohérente, rumina Perth. Pourquoi n’ai-je pas eu le même traitement que le reste de mon équipe ?

— Parce que nous avons d’autres projets à vous proposer avant de songer à cette étape. Voyez-vous, votre profil nous intéresse. Nous voulons éprouver au maximum le conditionnement et on a besoin de… Collaborateurs dirons-nous. Les essais préliminaires ne semblent montrer aucune faille, mais nous n’avons pas expérimentés tous les…

L’homme s’arrêta pour s’humecter les lèvres avant de reprendre :

— Aléas de la vie. Nous avons eu vent de votre dossier, des retours infirmiers et on vous a extrait de l’infirmerie. L’actuelle n’a rien à voir avec celle qui vous a accueilli mais vous vous en rendiez peut-être compte. Maintenant, vous en avez la certitude.

C’était vrai. Perth en y repensant n’avait jamais revu l’infirmière qu’il avait renversé le premier jour. Ni le moindre médecin qui suivirent la semaine suivante. Bien que sa chambre n’eut pas changé et que les locaux soient les mêmes, le personnel lui était différent. L’étrangeté de la chose l’avait frappé sans qu’il ne la questionne plus en profondeur. Il se sentit acculé, il ne le ressentait pas auparavant mais désormais il ne pouvait l’ignorer. On le gardait en cage et il n’en sortirait pas de sitôt.

Il déglutit, déchiré entre l’envie d’égorger l’homme en pourpre – cet oiseau de malheur – et de s’éclater le crâne contre le bureau. Il choisit une troisième voie :

— Qu’attendez-vous de moi dans ce cas ? glapit-il sans contrôler la hauteur de sa voix.

L’homme en pourpre ouvrit le dossier qu’il transportait. Il en sortit la photographie d’une jeune femme épuisée qui fixait l’objectif de la caméra comme le bout du tunnel d’un abattoir. « Suranis Rhéon » disait la pancarte entre ses mains. Jalmer Huntis tapota la photographie :

— Suranis Rhéon, nous supposons qu’elle a joué un rôle important dans le SAGI. Je dirais même que nous savons qu’elle a installé, avec un autre, le disque principal contenant leur propagande, dit-il avant de s’arrêter devant l’air ahuri de Perth Bickhorn. Ne prenez pas ce regard vache. Vous n’avez pas tout le dossier et vous n’en aurez pas besoin. Bref, le fait est que cet autre a assez de poids parmi les sélectionnés pour demander un service au Conseil. Service qui a été accepté. Ce service, aussi étonnant soit-il, fut que nous épargnions cette femme qui n’entrait pas dans nos critères de réinsertion. Suranis Rhéon était portée disparue depuis assez longtemps pour qu’une disparition plus définitive ne vienne troubler l’ordre public. Mais voilà, la promesse étant faite, même si notre lascar l’a oublié depuis, nous l’avons gardé sous la main.

— En quoi cela me concerne ? murmura Perth.

— Nous l’avons à disposition et nous devons expérimenter certaines choses. D’après le dossier qu’on a sur vous, vous seriez un excellent observateur pour transmettre son évolution. Nous tenons absolument à savoir si le GH-Drain 2 est aussi efficace que nos laborantins le prétendent. Pour ce faire, vous serez amené à lier une relation avec le sujet sur quatre années après quoi vous serez libéré. Définitivement. Nous n’attendons de vous qu’un rapport hebdomadaire sur ses comportements, ses inquiétudes et ses fantaisies. Elle sera encline à vous parler plus que de raison, cela fait partie intégrante des souvenirs que nous lui avons implanté.

— Mais pourquoi moi ?

Le représentant du Conseil se contenta de ranger la photographie et de replacer son col. Intérieurement, il se délectait de l’observateur violent qui tordrait Suranis Rhéon comme un chiffon mouillé. Il s’écoula une longue minute avant qu’il ne lui réponde, le regard vague comme plongé vers des horizons incertains.

— Pourquoi pas ? répondit-il platement avant de se lever. Je vous laisse la semaine pour réfléchir, sinon nous devrons passer à un autre candidat.

Et vous serez effacé de la circulation, mais vous le savez déjà Perth. Vous n’êtes pas si con, ajouta-t-il dans l’imperceptible haussement de sourcil qui suivit. Par-là, il fallait entendre qu’un cercueil l’attendait, aspirant sa vie passée pour la remplacer par une nouvelle toute artificielle. Perth avait une idée sur ce qui l’attendait en cas de refus. Il finirait par sortir de cette prison médicale, entier ou non, et l’idée de devoir se coltiner une des connasses responsables de sa situation actuelle ne lui déplaisait pas totalement. Du moins, préférait-elle celle-ci à l’alternative même si sans des personnes comme elle, il n’aurait pas fini ici. Et même s’il ne s’était pas retrouvé blessé, il aurait fini comme les membres de son équipe. Il se demanda cependant comme ils avaient pu tous passer à la moulinette laborantine et disparaître de la circulation quelques semaines sans inquiéter leurs familles. Peut-être que l’homme en pourpre lui avait menti à ce propos, pour l’affoler. Ses gars en savaient si peu qu’il n’y avait aucune raison de les passer au caisson, contrairement à Perth Bickhorn qui s’affala par terre. L’idiot avait signé un contrat avec le Diable et le Diable réclamait son dû.