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Chapitre 33

Suranis rentra particulièrement tôt du travail, troublée par une raison qu’elle ignorait. La visite impromptue de Jinn Pertem, le regard qu’ils s’étaient échangés, avait malmené davantage une vie qui n’aurait pu l’être davantage. Il y avait eu dans ces yeux une expression presque fraternelle qui lui donna envie de s’enfuir avec lui. Elle se sentit plus en paix avec elle-même pendant la nanoseconde que dura l’échange qu’au cours des deux dernières années où les choses avaient vraiment commencé à déraper.

Pourtant, elle ne l’avait pas fait et continuait de slalomer entre ses tracas quotidiens. Parmi eux, le plus grand de tous - qui n’en était cependant pas un au départ ou alors ne le remarqua-t-elle pas – était son petit-ami. Elle n’avait jamais été très à l’aise avec lui, l’aimait assurément, et la réciproque s’avérait certainement fausse. Ils partageaient ensemble un appartement minuscule donnant sur une ruelle commerçante bruyante et envahie par les boutiques de prêt-à-porter de mauvaise facture et les grands, sublimes, restaurants aux épices. De l’illusion à perte de vue, celle du goût et de la vue mais finalement n’était-ce pas à cela que la vie pouvait se résumer lorsqu’elle était moche ?

Celle de Suranis l’était parfois, acceptable le reste du temps. Elle déviait vers des tréfonds de tourments quand elle passait du temps aux côtés de Perth. Elle évitait de trop penser aux sentiments qu’elle éprouvait pour lui. Ils étaient si peu naturels qu’elle tentait de les saisir depuis le départ et elle n’y parvenait pas. Quand tout commença, la flamme naissante lui avait fait croire bien des choses, mais désormais elle doutait que cette relation soit saine. Malgré cela sa conscience obtuse lui susurrait que la seule idée de le voir disparaître serait insupportable et elle ne parvenait pas à le fuir malgré les conclusions rationnelles auxquelles elle était arrivée.

Premièrement, elle savait – et comprenait le raisonnement – que quiconque voyait Perth Bickhorn pour la première fois voyait en lui une enflure. En second lieu, il développait invariablement un tel dégoût pour la personne qu’il en venait à l’imaginer pendant au bout d’une corde dans l’heure suivante. Pour finir, l’impression générale laissée par le bonhomme rendait incompréhensible qu’une fille à la finesse d’esprit remarquable - telle que Suranis - se soit éprise de lui et que, par extension, elle devait être masochiste.

Pour ce dernier point, qui questionnait également Suranis, ils faisaient tous erreur. Il n’y avait pas une once de masochisme en elle, mais simplement une relation imposée par le service de réinsertion sociale qui avait besogné des semaines durant sur son sujet, intégrant de faux affects et souvenirs avec l’insatiable mantra : « Perth Bickhorn est l’homme de ma vie, je lui dois entière obéissance ». Finalement, son rôle se cantonnait à celui de cobaye et Perth à celui d’analyste malsain qui jouait le rôle qu’on lui avait attribué. Cette mascarade durait depuis trop longtemps.

L’amour terrifié qu’elle éprouvait pour lui fut renvoyé aux oubliettes lorsqu’elle franchit les portes de leur appartement en déposant sa veste sur la patère de porte. Perth était avachi sur le canapé et lui lança un regard noir :

— Bordel, tu rentres tôt aujourd’hui. J’espère que tu ne t’es pas faite virée, s’amusa-t-il devant son air de souris affolée.

— Ne t’inquiètes pas Perth, tout va bien, lui répondit-elle avant de l’embrasser et, comme d’habitude, il écourta autant que possible le baiser à son grand soulagement.

— Parfait dans ce cas. Je suis content pour toi… mais rends-toi utile et vas me chercher une bière au frigo si tu le veux bien.

Suranis hocha la tête, un sourire poli aux lèvres. Une « tâche-de-la-plus-haute-importance » qui l’éloignait de lui. Pour autant, elle serait bien restée aux côtés de cet homme qui, aujourd’hui, possédait une apparence normale c’est-à-dire celle d’un homme ordinaire pourvu d’une belle verrue sur la joue. Il n’affichait pas l’apparence d’une créature immonde et une joie sourde vint mordre ses tripes. Elle avait remarqué que les jours comme celui-ci il était très rare qu’il s’en prenne à elle. Disons qu’elle avait développé une sorte de second sens tout aussi dérangeant que l’amour irrationnel qu’elle lui vouait et que celui-ci se manifestait via des métamorphoses approuvées par son esprit déglingué.

Elle s’accroupit devant le frigo, l’explorant à la recherche de la dernière canette de bière. Il était hors de question de quémander une lichette, bien qu’il s’agisse de sa marque préférée. Elle la saisit et l’ouvrit avant de la tendre à Perth qui se l’enquilla en matant les informations. Au moins, quand il était occupé à boire affalé devant le poste, il n’avait pas envie d’elle et tant mieux car elle non plus n’en avait pas envie. Elle n’avait jamais envie de lui, ce n’était pas ce genre d’amour qu’elle ressentait pour Perth qui initiait toujours l’acte, peut-être une fois par semaine lorsqu’il s’emmerdait.

— Grmpf, grommela-t-il, sa façon de remercier.

— Je vais me reposer dans la chambre, la journée a été longue.

— Pas si longue, remarqua Perth sans quitter le speaker des yeux.

Elle s’éclipsa sans prononcer un mot de plus et rejoint leur chambre. Une belle et triste chambre aux draps propres, changés du matin – comme trois fois par semaine, elle détestait/adorait avoir son odeur la nuit. Ça lui permettait de retrouver un lit neutre le soir, mais elle n’avait jamais osé expliquer sa lubie à Perth, de peur qu’il la frappe. Quoi qu’il en soit, il appréciait dormir dans un lit propre et ne la questionnait jamais à ce sujet.

Face au lit, un autre poste de télévision trônait. L’appartement en était parsemé comme d’autres objets de confort. Le couple croulait sous les crédits grâce à une mystérieuse enveloppe que recevait Perth tous les mois soit disant pour « blessures au cours d’un service citoyen ». Elle saisit la télécommande et alluma le poste qui, comme à son habitude, parla plus fort que ne parlait déjà son esprit. De tous les moments de la journée, ça devait être celui qu’elle appréciait le plus surtout après s’être coltinée un Helmut angoissé par la visite de Pertem. L’écran grésilla, menaçant de s’éteindre – ils étaient pourtant câblés ! – avant de se stabiliser sur le front large et rubicond de Höllman. Toujours les mêmes blagues douteuses et le sourire en facettes. Il en était à l’instant promotion pour un nouveau groupe de rock. Cela fit sourire Suranis qui, dans sa jeunesse, aimait écouter les « classiques terrestres » avec un penchant prononcé pour le XXème siècle. Elle se souvenait avoir entendu un cow-boy hurlant, convaincu par tous les dieux, que le rock’n roll ne mourait jamais. Si le même type - décédé bien avant que l’Homme ne foute les pieds hors du système solaire – avait appris que des millénaires plus tard, des rockers en longues robes noires continueraient à swinguer sur scène, il aurait fixé les Appalaches à l’horizon et le soleil déclinant avec dans l’idée qu’il restait encore des temporalités appréciables à son échelle.

Le groupe dont il était question versait davantage dans le punk que le rock, bien que les influences soient notables. Suranis n’avait pas saisi le nom, arrivée trop tard, mais voyait aussi bien le logo (une tomate souriante) qu’elle entendait les extraits. Des sons saccadés, scarifiés, une violence pure et un dernier cri de contestation mollassonne, plus pour la forme qu’autre chose. Bientôt, de tels groupes n’existeraient plus songea-t-elle, non pas à cause de la répression que de l’affect unissant le Citoyen à la Cité et au Conseil. Peut-être était-elle en train d’assister à la dernière représentation policée de la colère populaire dont s’était emparée des privilégiés en quête de reconnaissance. C’est du moins l’impression qu’elle eut lorsque le leader du groupe, un pseudo-punk à l’iroquoise orangée, pris la parole pour parler du visuel du groupe en réponse à Höllman :

— Une putain de bonne question Yuri ! fit le leader ce qui provoqua un ricanement de son bassiste.

— C’est la question que nous nous posons tous. Votre musique pulvérisée donne l’impression d’un ketchup et je ne vois pas d’autre point en commun entre des tomates heureuses et vous, répondit le présentateur avec deux dagues enfoncés dans les orbites.

Visiblement, il n’appréciait guère le groupe et s’en foutait royalement. Suranis cracha entre ses dents et le leader, soit ignorant l’insulte soit refusant de donner à Höllman ce qu’il attendait, reprit avec calme :

— Pas si loin de la réalité ! Avec Jon, le cofondateur du groupe, nous étions en train de zoner lorsque le SAGI a été envahi, alors nous n’avons pas vu la diffusion. Mais les photos prises après, ouais. Elles étaient partout sur le réseau. On est tombé sur celle d’un potager ravagé pendant l’évacuation et ça nous a un peu foutu la gerbe… Si vous me permettez l’expression ? Ces plants écrasés c’était bien plus qu’un simple moyen de subsistance. C’était un condensé d’utopie dans une Cité qui ne nous permet pas une telle diversité quand il s’agit de bouffer, mais c’était une utopie naïve et égoïste. Ne pensait pas que nous désapprouvons ces réalisations, les utopies sont des moteurs d’évolution qui guident souvent bien loin de leur espérance. Le SAGI aurait pu mieux faire s’il avait été plus inclusif, moins centré sur la lutte des classes. Des Marxistes, voilà ce que c’était ! Mais tout un chacun appartient à notre société, y compris les bourges. Bref, les tomates souriantes c’est… dit-il, mais il ne put finir sa phrase car Suranis venait de couper le son.

Une utopie naïve et égoïste, intégrons la bourgeoise au passage. Pas si contestataire finalement. Ils avaient récupéré l’évacuation pour s’en servir comme exemple dans leur ersatz de philosophie artistique. Suranis avait aussi vu les photographies et elle ne jugeait pas qu’il s’agisse-là des restes d’une utopie naïve et égoïste. Elle revoyait la scène, ce liquide rouge et poisseux répandu par les plants de tomates malmenées (du sang). À l’époque, elle aussi n’avait pas regardé la diffusion de l’évacuation en direct, mais elle avait lu le résumé journalistique et appris que ça avait viré à l’affrontement (au massacre, l’élastique a cédé. Le monde corrodé nettoyé et la saleté éliminée).

Et voilà que ce groupe, ces bobos qui auraient fait mieux que les Sagistes – avec intelligence selon leur dire – remettaient face à elle les événements du passé. Ils agitaient des fantômes sans proposer d’alternatives, seulement une considération pragmatique : les utopies sont faites pour mourir et exploser (comme Nesta s’écoulant dans la rigole). Au fond, Suranis était persuadée que non, ce n’étaient que des conneries. Ils avaient manqué…

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Manqué quoi au juste ? Une violente migraine s’empara d’elle, comme toutes les fois où le SAGI apparaissait. Toutes les fois également où ces mêmes images lui revenaient à l’esprit : Nesta pulvérisée, Nate blanc comme la mort, djinn né dans les flammes et mort dans les gaz. Elle ignorait d’où pouvaient provenir ces noms et ces visages inconnus. Elle les connaissait, voilà tout. Ils renvoyaient à une période charnière de sa vie à partir de laquelle tout avait changé. Peu de temps après l’invasion policière du SAGI, elle devait rencontrer Perth. Elle aimait boire et ce bar qui s’apparentait à une guinguette lui revint. Avec une amie, elles y entrèrent. Avec le recul, elle devait se souvenir qu’elle détestait ce genre d’établissements, trop chers, trop m’as-tu-vu et si elle s’était tenue à sa mauvaise impression première elle n’aurait jamais fait la connaissance de son doux tortionnaire.

Oui, mais voilà. La bière locale t’a fait de l’œil. Tu y as laissé un rein, c’était dégueulasse et les conversations autour de toi empestaient de complaisance.

Mais les gens n’y venaient pas pour la bière. Les enchignonnés aux chinos délavés enchaînaient les spritz à la table d’à côté. Seul un type sortait du lot, un grand aux cheveux d’un noir si profond que la lumière semblait l’éviter par sa seule volonté. Ses yeux étaient d’un bleu intense, sa voix grave, sa verrue encore jeune comme son alcoolisme. Pour ce dernier point, elle y avait contribué en ricanant à ses côtés, pression après pression. Puis la suite… Ils s’étaient aimés avant que tout ne dégénère vers la violence ordinaire. Suranis se persuadait que c’était de sa faute, Perth, d’une certaine façon, pensait que c’était la sienne. La petite-amie qu’on lui avait imposé l’écœurait ce qui ne l’empêchait pas d’accomplir son devoir conjugal à l’occasion. Après sa blessure, on lui avait proposé de tenir deux ans en compagnie d’une Sagiste avant qu’une retraite plus que généreuse et que le « divorce » n’arrivent (il refusait de creuser davantage ce que cela sous-entendait). Histoire de vérifier que le conditionnement restait entier, même sous les effets d’un stress intense et le brave Bickhorn avec ses antécédents de violence était le candidat idéal, surtout depuis qu’il était revenu du SAGI avec une jambe explosée.

Évidemment, Suranis ne savait rien de cela. Le programme de réinsertion du Conseil demeurait le plus grand des secrets et jamais n’aurait-elle pu penser qu’elle était le cobaye d’une cruelle expérience. Elle voyait simplement que leur relation battait de l’aile. Oh, elle avait bien tenté de reconquérir un amour qu’on ne pouvait décemment briser – mais pourquoi ? Qui sait. Elle s’était dit qu’un rencard à l’ancienne, dans le bar de leur rencontre, serait le meilleur moyen de lui rappeler que fut un temps où ils avaient été heureux. Hélas, pareil bar n’existait pas. Personne dans l’unité résidentielle n’en possédait le moindre souvenir. Elle avait pourtant écumé le quartier de fond en comble.

Sa recherche remontait à tout juste deux ans, Perth lui avait demandé où elle était passée et Suranis n’osa pas lui avouer qu’elle souhaitait lui proposer un rencard – l’idée folle – dans un endroit important pour eux deux. Son petit-ami sous CDD, en réponse, avait pris grand plaisir à lui raconter l’histoire d’une femme adultère s’étant faite coupée l’entrecuisse par son mari pour être certain que, si elle recommence, elle puisse accueillir deux amants d’un seul coup… « Parce que, vois-tu Suranis, les femmes sont des salopes, mais pas toi, du moins je l’espère » et il avait dit cela avec un rictus dément, méchant. Elle ne s’était pas effondrée en larmes, terrifiée, mais comprit que Perth la poursuivrait si elle tentait de fuir… mais avait-elle une raison de fuir ? Oui et non.

Tu n’en sais rien ma petite. Rien du tout. Ce n’est pas un djinn. Lui pourrait te pister, te retrouver, boire un café avec ton employeur, te sourire, t’oublier de nouveau… Tu ne peux pas le fuir à lui.

Djinn. Cette créature lui parut alors bien plus réelle que toutes ces dernières années réunies. Plus réelle que Perth, Helmut et que toute la clique. Plus réelle que la guinguette et ses enchignonnés. Parce que lui, il appartenait au vrai monde, celui qui disparut six années auparavant et depuis lors tout était faux.

Non, tu deviens tarée. Totalement tarée… Tu ne le connais pas. Trop vu sur les écrans oui, certainement.

Elle se retourna sur le lit conjugal, ferma les yeux comme les poings. Un souvenir poignant revint à la surface, lui qui était resté piégé entre les sillons tracés par les termites cérébraux. Une rose se dépliait, ses pétales s’ouvraient sur le béton, si belle et triste à la fois. Ses lignes s’étendaient au-delà du parterre froid, enlaçaient les arbres séculaires aux reflets ternes d’hématite et au sommet de l’un d’eux brûlait la figure singulière d’une flamme qui montait plus haut, aux confins du visible. Elle disparaissait par le faux plafond, caressait le roc nu de l’astéroïde et s’infiltrait dans les veines, remontant toujours plus haut… Bien plus haut qu’elle ne pouvait le concevoir. La flamme était importante. La flamme était vérité. Elle rouvrit les yeux et des lettres papillonnèrent devant elle comme si elles se trouvaient dans une allée illuminée plongée dans la brume. P… P… Âgé. Malmené. Perth ? Non, ce P là appartenait au vrai monde. « Pertem ! » souffla-t-elle en se relevant, la frange battant devant ses yeux. Ce djinn Pertem, le sentiment qu’elle ressentit en le croisant s’apparentait à de l’amitié et elle était véritable. D’où le connaissait-elle ? Elle n’en avait aucune idée, mais l’homme lui paraissait plus réel que tout ce qu’elle avait connu ces dernières années. Une idée folle émergea en elle, mais folle ne l’était-elle pas déjà et ainsi lui parut-elle tout à fait sensée. Et si tout avait viré après le SAGI ? Si quelque chose s’était déroulé là-bas ? Après tout, Jinn Pertem avait été sur place, il pourrait l’éclairer et en retour elle pourrait lui rendre la pareil.

Elle éclata franchement de rire à cette pensée. Elle devenait tarée. Pertem la rembarrerait puis appellerait les services de santé. Les héros en blanc pourraient l’aider à fuir Perth Bickhorn, c’était déjà ça. Elle se souvint que ce dernier était à côté, certainement alerté par les rires. Elle regarda la porte, s’attendant à le voir surgir, dérangé, mais il n’en fit rien et se contenta de jeter par-delà la mince cloison :

— Qu’est-ce qui se passe ?

— Rien du tout, bafouilla-t-elle. Je me suis souvenu de quelque chose.

Elle allait le faire et sortit dans la pièce à vivre. Son presque mari n’avait pas quitté son poste, tassé au milieu des miettes de biscuits et des tâches de bière, le regard vaseux fixé sur la télé. L’ivresse avait gagné du terrain. Elle s’approcha de la patère, à l’entrée, pour saisir sa veste. Perth détourna son attention de la télé :

— D’abord on s’éclate seule dans la chambre et maintenant on se tire ? demanda-t-il avec suspicion.

— Ce n’est rien. Je me suis rendu compte que j’avais oublié quelque chose au boulot. Je crois que je suis un peu stressée en ce moment…

Il reposa sa cannette avec froideur. Son humeur contenue dans la trace de sa poigne sur l’aluminium. Il allait se lever et venir à elle. Suranis le savait. Elle voulut reposer sa veste et se répandre en excuse, mais son corps ne lui obéit pas. Elle l’enfila ce qui fit virer Perth.

— Mon cul ce n’est rien ! hurla-t-il avec violence. Je trouve que tu passes beaucoup de temps au bureau en ce moment, qu’est-ce que c’est que ces conneries ? Bon, d’accord, pas aujourd’hui, mais d’où te vient cette envie soudaine d’y retourner ?! Tu as quelqu’un ? C’est ça ?

Dans sa voix, il y avait une trace d’espoir. Suranis ne pouvait voir personne, les génies de la réinsertion lui avaient assuré, mais Perth lui… Perth n’attendait que ce moment pour lui sauter à la gorge, la battre, refouler sur elle la tâche ignoble dont on l’avait affublé et à cause de laquelle il partageait sa couche avec une connasse de gaucho reconvertie. Fin de l’expérimentation, voyez-bien que votre conditionnement n’a servi à rien.

Les yeux de Suranis se voilèrent, mais elle tint bon :

— Absolument pas ! s’offensa-t-elle. Nous avons un problème au bureau, on a pris du retard sur le traitement du dossier de ce type qui s’est blessé. Tu sais…

— Naxouille l’Andouille ? dit-il en sifflant entre ses dents, l’air légèrement apaisé par cette explication.

— Nax Felthan oui. Un grand ponte est sensé passer demain pour s’occuper de tout ça.

Au moins la partie sur le grand ponte sensé passer était-elle vraie. Sauf qu’il était passé aujourd’hui et que c’est lui que Suranis voulait voir.

— Oh ! Tiens donc, je pensais que tu avais oublié quelque chose… C’est toi qui gère les dossiers désormais ? Tu as pris du galon ?

— Je… Non ! C’est juste qu’Ellian m’a demandé de faire des photocopies avant de rentrer chez nous et…

— FERME-LA ! Tu vas me raconter quoi ensuite ? Qu’il te faudra contresigner tous les exemplaires pour ce petit syndiqué à la con ?

Suranis ne lui raconta rien de plus. Elle se referma quand elle vit Perth se lever et s’approcher d’elle. Il avait les mêmes yeux exorbités que la fois où il lui avait tordu les doigts si fort qu’elle avait dû porter une attelle et que son index n’avait jamais vraiment repris son apparence normale. À deux pas d’elle, elle sentit son haleine puant la bière. Son apparence commençait à fluctuer et la terreur s’instilla en Suranis, ce qui dû lui plaire car il ouvrit grande sa bouche de crapaud édenté :

— C’est simple Suranis, tu vas rester ici… dit-il avec suavité. Le boulot peut attendre demain, n’est-ce pas ? De toute façon, tu ne comptes pas me désobéir ? On peut s’amuser un peu… Hein ?

Même bourré il arrivait à bander et ce n’était pas par appétit sexuel. Oh, elle ne le connaissait que trop bien et ne décocha pas un seul regard. Elle lui décrocherait bien son genou dans les couilles cependant s’il venait à s’approcher…

C’est nouveau ça… Crapouillaud peut aller se branler, se dit-elle en regrettant de ne pouvoir assumer ses volontés très momentanées.

— Je suis désolée, murmura-t-elle, ses yeux allant de la poignée à la main de Perth qui gardait toujours la trace de sa cannette comme si elle avait été molle. Mais ça ne peut pas attendre, je risque d’être mise à pied… C’est trop important.

— Le boulot, évidemment ! répondit Perth.

Son sourire carnassier s’élargissait à vue de nez. Bientôt des crocs commenceraient à perler d’une bouche qui en était démunie. Perth était comme ça, à apprécier le plaisir violent avant même que celui-ci ne débute.

Aujourd’hui cependant il semblait être d’une humeur un peu meilleure que celle habituelle et, surtout, il demeurait un fonctionnaire soucieux du bon fonctionnement des institutions. Suranis sachant cela se permit d’insister… mais elle lui avait mentit et pour la première fois de leur relation elle se sentait en position de force.

— Je t’assure, c’est important… dit-elle en relevant les yeux.

— OK alors, si c’est vraiment pour le boulot… Va donc, mais si je sens l’odeur d’un autre ou que je découvre que tu m’as menti… la prévint-il.

— Oui. C’est vraiment pour cela Perth.

Suranis avait une voix terne. Résignée et dominée en apparence. Et Perth adorait ça. Son visage se détendit, ses traits reprirent une vague apparence humaine à peine plus plaisante que celle qu’il venait d’afficher et il s’écarta en lui ouvrant la porte.

— Les ciseaux, coupe-coupe ma chérie, lui rappela-t-il.

Un homme particulièrement galant.