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Chapitre 17

Jinn Pertem, dans un état proche de l’endormissement, ne remarqua pas que la lumière filtrait de nouveau par l’encadrement des portes. Quand il s’agissait de la vingtième fois que cela arrivait, à quoi bon ? Il se trouvait sur des tapis exposés à la grande rue, voilà tout, et son temps n’était pas encore arrivé. Le chronomètre numérique, en supplément dans l’enveloppe déjà bien garnie, indiquait T-10/57//28. Lorsqu’il avait quitté la prison, l’appareil marquait un T-15/49//37, ce qui lui apprit qu’il avait quitté la prison depuis cinq heures et qu’il lui restait onze heures de voyage jusqu’à son terminus en U-2478.

Plusieurs fois, son containeur avait cessé de progresser pour être saisi par des pinces mécaniques et ré-aiguillé. Jinn ne se souciait que de peu de ces changements. Il connaissait la ponctualité méticuleuse de la société gérante des voies de transit. Il arriverait à l’heure, à la seconde près. Pour ça, au moins, elle gagnait un point, mais pour ce qui était du confort de son réseau… De toute évidence, il n’avait jamais été pensé pour accueillir des êtres humains. Jinn en était arrivé à la conclusion que son moyen de transport faisait figure de parangon inversé en la matière, avec ses angles saillants, métalliques et glacés qui coopéraient à son pire inconfort. Il se tenait recroquevillé derrière les dernières caisses dans un espace qui ne devait guère excéder le mètre de profondeur. Malgré cela, cet aménagement ne devait pas être une norme et ce luxe ne lui permettait certainement pas de trouver une position plus confortable.

Meurtri et terrifié, Jinn se tenait où il le pouvait. Après cinq heures d'évasion, l’homme qui lui apportait son petit-déjeuner avait découvert une cellule vide. Des agents rigoureux et de mauvais poil fouillaient systématiquement le moindre containeur dans l’espoir de le découvrir car il s’agissait-là du seul moyen par lequel le prisonnier aurait pu s’échapper. Un travail titanesque dans la mesure où dans l’heure qui suivit sa fuite, on comptait déjà soixante-sept containeurs expédiés et l’administration ignorait à quel moment de la nuit Pertem s’était fait la malle. Heureusement pour lui on ne pouvait pas le détecter aussi facilement que dans le reste de la Cité. Le réseau de transit des marchandises ne possédait pas de capteur biométrique. À sa connaissance, il s’agissait même de l’unique endroit à en être dépourvu. Même plus bas, là où des boitiers disposés à la va-vite émettaient quand ils le souhaitaient, on parvenait à localiser un individu avec une précision de trois étages toutes les deux heures. Ce qui n’était pas si mal compte tenu des moyens techniques mis à disposition.

Par ailleurs, et Jinn avait du mal à se faire à cette idée, le pire était déjà passé. Son containeur avait été inspecté l’heure précédente et son cœur ne parvenait pas à retrouver un rythme honnête. L’homme en tenue civile était entré avec une attitude de propriétaire, avait soigneusement braqué sa lampe-torche sur les caisses avant de se mettre à les frapper une à une pour vérifier qu’aucune ne lui semblât vide (ou presque). Les chaussures cirées avaient crissé sur toute la surface du plancher pour s’arrêter à trente centimètres de sa cachette. Jinn avait cessé de respirer, on appela l’homme sur son talkie-walkie et il fit demi-tour.

En tout état de cause, le containeur ne serait pas fouillé derechef, mais cela n’avait pas empêché Jinn de plonger dans la paranoïa. Il se retrouvait désormais enveloppé dans une bâche, assis sur son séant, et il y crevait de chaud. Au moins, se répétait-il inlassablement, si les gars me trouvent, ils penseront à rien d’autre qu’un tas de merde et ne pousseront pas plus loin leur investigation. Pas le temps. De toute façon, qui se risquerait à déranger la momie asséchée au fond du wagon ? Personne. Ma malédiction s’abattrait sur lui.

En cet instant, il s’imagina rester éternellement sous sa bâche pour n’en ressortir que transformé. Mais il se trompait sur ce point. Un choc ébranla le containeur et il entendit distinctement le gros « MERDE » lancé de bien plus haut. Il s’extirpa aussitôt de la stupeur induite par son demi-sommeil, tenta de retrouver son souffle et y parvint. Il hésita à sortir de sa tombe pour voir ce qui se tramait dans le cimetière et se décida de faire un compromis. Il s’approcha de la porte du containeur, regardant par la minuscule fente laissée entre les portes barrées pour ne voir que la lueur rouge diabolique des tunnels techniques.

Après une minute d’observation apeurée, peut-être deux voire trois, il entendit une nouvelle chute – plus réduite et maîtrisée que la précédente – suivie de pas. Il repensa à ces mythes autour du Styx et du Passeur, se demanda si c’était lui qui l’attendait sur sa barque puis se rassura en se disant que le passeur ne se foulait pas la cheville. Cela ferait de lui un mortel et de toute évidence, les gens continuaient de se rendre dans les enfers connus sous le nom d’hospice pour y mourir. Clairement, ce qui venait de lui tomber dessus était tout aussi vivant qu’il ne l’était lui-même et en bien piteux état. Quoi que cela fusse, Jinn-to le Sobre (mais le resterait-il ?) aurait le dessus.

Il alluma sa mini-lampe, frissonnant devant les ombres si titanesques dans un espace si réduit. Il déferlerait dans le tunnel, verrait ce qui se passe dehors puis rentrerait à l’abri. Il se décida d’ouvrir les portes d’une bourrade et en eut l’épaule engourdie. La barre métallique empêchant le containeur de s’ouvrir avait été refermée avec trop de zèle par l’agent qui le visitait plus tôt. Cette dernière était branlante lors de son embarquement, mais désormais elle se trouvait solidement ancrée. Un mince interstice, suffisant pour que son index s’y glisse, demeurait et Jinn entreprit d’y passer un doigt pour jouer sur la barre. Elle bougeait un peu par petits bonds de quelques millimètres ce qui, du bout des doigts, demandait un effort certain. Jinn suait, tâchant de voir dans le sel de sa sueur ce qui se passait de l’autre côté de la fente avec toujours, en fond sonore, le bruit de ces pas qui s’éloignaient dans une lenteur infinie. Bientôt, l’être tombé du ciel serait trop loin et lui demeurerait enfermé dans son containeur jusqu’au terminus et qu’un docker s’étonne de retrouver, après 3,5 tonnes d’uranium et 400 kilogrammes de caillasses, le paquet final de 84 kilos de politicien déchu.

La panique commença à monter alors qu’il comprenait qu’il n’arriverait à rien en s’acharnant de la sorte. Il tenta un dernier coup, la barre rebondit dans le mauvais sens après un saut audacieux. Il était foutu. Son cœur s’emballa avant qu’il ne se mette à tambouriner la porte. Il n’y eut aucune réponse de l’individu qui s’éloignait, aussi décida-t-il de tenter une méthode différente en utilisant sa mini-lampe comme d’un levier. Il se sentait l’âme d’un cambrioleur qui, au lieu de chercher à rester discret, souhaitait se faire connaître du monde entier. Les résultats s’avérèrent bien meilleurs, la barre se souleva, restant dans un équilibre précaire avant de retomber. En s’acharnant, il y arriverait, s’il n’était pas aidé avant car une voix féminine lui vint du couloir technique en entendant le son du métal contre métal :

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— Qui est là ?

Si la faiblesse pouvait être incarnée, elle l’aurait été par cette voix. La distance n’avait rien à voir avec cette voix qui disparaissait. La femme blessée ne tarderait pas à tomber et lui, Jinn Pertem, à faire tomber cette maudite barre de fermeture :

— Ouvrez-moi ! cria-t-il.

Il y eut un silence, suivi du bruit des pas qui recommençaient. Ils ne venaient pas vers lui. Jinn rugit et réessaya de glisser sa lampe dans l’ouverture. Le risque de ruiner définitivement sa seule source de lumière pour les heures à venir ne lui effleura pas la conscience et, voyant que le loquet se relevait pour se remettre en équilibre précaire, donna un coup de pied aux portes qui s’ouvrirent en grand. Dans son élan, il manqua de chuter sur le tapis roulant. Il fut aussitôt ébahi par la fraîcheur du tunnel et le silence qui y régnait. Ses yeux s’habituèrent à la pénombre alors qu’il fixait le plafond où régnaient les seules sources lumineuses. Des gaines aux couleurs vives pendaient mollement, certaines étaient défaites et la plupart collées à la va-vite. C’étaient là les tentacules du monstre urbain qui hurlait que tout finirait avec lui et sa chute vers la planète – qui finirait par arriver.

Il s’extirpa de ce spectacle pour pointer sa lampe sur l’autre monstre, près du containeur suivant. Le sweat-shirt rapiécé qu’il portait, semblable à un haillon, lui paru d’abord rouge, mais il était gris et ensanglanté, ruiné par la chute. Une jeune femme se terrait derrière, pâle. Elle se tenait le bras gauche, ne parvenant pas à cacher un fort relief, là où l’humérus s’emboîtait dans le duo ulna-radius. L’usage de ce bras serait délicat pendant un bout de temps, s’il venait à être rafistolé. Bien que grièvement blessée, ses yeux irradiaient de peur et elle se lança vers Jinn. Il la reçut de plein fouet, ne cherchant même pas à l’esquiver, et la bloqua de son coude. Elle ne broncha pas alors qu’elle tombait à la renverse, son plan visant à le bousculer pour fuir tombé à l’eau :

— Bordel fillette, faites gaffe ! gronda Jinn, oubliant que c’était lui le fugitif.

Eux, rectifia-t-il pour lui-même, personne ne pouvait se jeter de si haut sans raison ou alors avait-elle manqué son suicide. La « fillette » qui ne devait l’être que pour lui, leva les yeux :

— Jinn Pertem, bafouilla-t-elle. Jinn Pertem, répéta-t-elle en crachant un fragment d’incisive.

— Oui, peut-être.

— Je me suis cognée si fort ? Je… Vais mourir ?

— Pour le peu que je peux en dire, je ne pense pas que vous soyez sur le point de mourir. Vous êtes encore bien consciente, mais votre bras est en bien piteux état… Venez que je vous fasse un bandage avant que vous ne me claquiez entre les bras.

Suranis Rhéon, la « fillette » tombée du ciel, le regarda avec méfiance, mais sa méfiance céda face à sa jambe gauche qui était elle aussi bousillée. Ses membres défaillaient les uns après les autres. Elle avait le bras détruit, la jambe bien abîmée et certainement deux ou trois côtes cassées. L’adrénaline décroissant, elle sentit la douleur la clouer au sol en lui laissant tout juste le loisir de repenser à sa chute : si elle avait été consciente, elle n’aurait pas eu tout cela, elle se serait mieux réceptionnée et aurait juste « un peu mal ».

Jinn s’approcha d’elle et se mit à genoux en arrachant l’une de ses propres manches pour lui bander ses principales plaies. Il espérait qu’elle ne mourait pas d’hémorragie avant qu’ils ne soient arrivés à destination. Si elle allait jusqu’à là. Pour l’instant, Jinn pensait plutôt à l’abandonner dans le premier entrepôt venu, à la vue des ouvriers qui penseront qu’elle est tombée sur le tapis et s’est écroulée ici :

— Quel est votre nom ? demanda-t-il avec une infinie douceur tout en lui serrant la bande de tissu autour du bras.

— Suranis… Suranis Rhéon. Vous êtes sorti… Comment ? Je… Suis contente. Il existe une justice.

— Quelle justice ?

— Je sais tout, j’ai enquêté sur Pavla Karanth... Je… On me suit, mais je leur ai échappé.

— Nous sommes donc deux, répondit Jinn en se mordant les lèvres.

Pavla Karanth, elle connaissait donc le véritable nom de la victime ? Elle était de plus « contente » qu’un criminel comme lui se soit échappé. Jinn lui aurait bien demandé ce qu’elle avait pu découvrir, qui elle était vraiment au juste, mais elle venait de fermer les yeux. Pas morte, remarqua-t-il, juste évanouie. Profite donc du meilleur antidouleur qui soit.

Il la traîna vers le containeur et se repassa sa dernière phrase. « Je sais tout ». Elle pouvait peut-être l’aider à s’innocenter ? Il ne l’abandonnerait pas à la première gare de triage, risquât-elle de mourir lors du voyage. Ce n’était pas possible, il la traînerait avec lui et supplierait ses contacts de l’embarquer. La jeune femme était la véritable lumière dans l’obscurité et cela aurait son importance dans l’avenir de Jinn.

Une nouvelle fois tu projettes d’utiliser une âme innocente pour arriver à tes fins. Tu es peut-être bien l’ordure qu’ils pensent tous que tu es Jinn-to, se dit-il en refermant derrière lui les portes du containeur et remarquant la marque jaune faite par l’agent : « Contrôlé ».