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Chapitre 40

La police ne vint jamais frapper à la porte, alertée par un voisin et les cris, et l’après-midi retrouva un homme emmitouflé dans sa couette aux lèvres si enflées qu’elles semblaient sur le point d’exploser. Bien que plaquée et bandée, sa bouche refusait de cicatriser et retrouver sa position d’origine. Honteux et inquiet des conséquences de la fuite de Suranis, si elle venait à s’ébruiter, il attendit que sa blessure virât au noir avant de se décider à se rendre à l’infirmerie la plus proche – auprès d’un médecin peu soucieux de la paperasse administrative – afin d’être soigné. Il ne le fit que trop tard car on lui annonça après une heure d’attente que l’infection s’avérait ingérable et que l’on devrait l’amputer. Perth supplia pour que ça ne soit pas le cas et qu’on lui file des antibiotiques plus puissants, mais on passa outre ses prières pour lui décrocher la mâchoire et lui casser sa belle gueule.

La semaine suivante il était déjà de retour chez lui, enrobé dans ses bandages qu’il finira par remplacer par une prothèse pour le restant des jours qu’il passerait à arpenter les couloirs de la Cité en quête de vengeance. Il ne désigna jamais formellement l’autrice de la morsure insistant bien sur le fait qu’il s’agissait d’une « autrice » car Perth Bickhorn et ses vieux démons n’étaient « pas un pédé ». Plusieurs raisons l’empêchaient de dénoncer Suranis Rhéon outre la honte qui le submergeait : premièrement il avait tenté de tuer la coupable de sa blessure, secondement si on venait à découvrir qu’elle s’était enfui du domicile conjugal il en prendrait pour son grade et pour finir il avait en tête des idées bien pires qu’un simple procès pour son ex-compagne.

Par chance, personne n’était encore venu contrôler la présence de Suranis chez lui – mais personne ne l’avait fait en six ans - et, pour ce qu’il en savait, les Réinsérés déjà gardés par un pion du Conseil ne faisaient pas l’objet d’une surveillance particulière. Il y avait toujours le risque qu’on daigne jeter un œil sur sa puce d’identification et qu’on se rende compte qu’elle n’était pas où elle était censée être… Sauf, évidemment, si la puce trônait sur le bureau de Perth Bickhorn avec la tête de cette misérable harpie. L’idée lui plaisait énormément, la belle Suranis sans le flot incessant de ses paroles… Quand il s’en lasserait, il ferait sauter la puce pour l’enfermer dans le tiroir et brûlerait la tête.

Parfait. Perth Bickhorn vrillait. Suranis fuyait et le danger qui la filait prévalait aussi dans ses chances de succès. Le projet morbide de son ancien amant voulut qu’il envoya un courrier au bureau afin de le prévenir de l’absence de son employée. Une lettre de démission, en bonne et due forme, signée de la main de Perth lui-même qui fit que le nauséabond Ellian ne s’inquiéta pas de ne pas revoir Suranis (bien qu’il soit bien embêté par son absence soudaine pour sa dernière journée à trimer). Un projet simple et efficace qui s’heurtait cependant à la question de l’absentéisme de Suranis au bureau, bien que ce problème pressant fut rapidement éludé. Ce cher Ellian reçu pour son dernier jour une lettre de démission dûment signée de la main de Perth et ne s’inquiéta jamais de ne revoir sa secrétaire (bien qu’embêté par son absence soudaine pour sa dernière journée à trimer).

Malgré ses précautions, Perth aurait été bien en peine de retrouver Suranis. Celle-ci, persuadée que le monde entier lui donnait la course, s’était carapaté du secteur. Elle errait d’un étage à l’autre, mendiant de la nourriture par-ci, une couverture par-là. Elle n’avait pas oublié la proposition de Jinn Pertem, mais l’épée de Damoclès au-dessus d’elle était trop menaçante pour qu’elle ose s’aventurer à la Surface. Après tout, n’avait-elle pas croqué un homme ? L’asile ouvrait ses portes à double-battants, prêt à l’absorber pour n’en recracher des fragments si ce n’était pas une balle dans le crâne qui l’attendait, tirée dans une ruelle sombre.

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Tu es finie, finie, finie, pensa-t-elle alors qu’elle tournait au coin d’une rue de l’étage J. Elle avait une conscience exacerbée que des deux, seul lui portait la trace de leur confrontation, indélébile. Maintenant, plus personne ne voudrait d’elle, même un politicien au grand cœur. Le choix de la résignation à une vie triste, mais une vie, n’avait jamais été posé. Perth Bickhorn imposait ce qu’il voulait, même absent. Elle l’imagina bienheureux, enfin débarrassé de sa salope et elle qui redoutait son ombre plus que celle des autres. Une semaine qu’elle le fuyait, lui et la FCP – l’ironie voulut que cela ne soit pas sa première fois, mais que cette fois-ci les flics se fichaient bien d’elle -, et elle commençait à croire qu’on ne la retrouverait jamais.

Elle dépassa un vagabond, un vieillard à la peau charbonneuse et à la bedaine outrageante, qui s’affairait sur une grille. Il empestait l’alcool – Finn Clark, un whisky qu’elle ne connaissait que trop bien – et l’ignora avec un flegme rare. Si seulement la prochaine personne qu’elle rencontra dans la rue décida d’en faire de même, mais non, il fallut qu’une main s’abatte sur son épaule. Elle ferma les yeux, attendant le coup de couteau qui viendrait signer la fin de ses aventures, mais n’eut droit qu’à un souffle chaud et malveillant dans l’oreille :

— Alors petite, on se promène seule ?

Le costume était taillé par l’homme plus qu’il n’était taillé par lui. Les coutures tenaient courageusement, elle se retourna vivement et le repoussa. Rien à faire, trop lourd. Le vieillard plus loin entendit le raffut et lui porta une main secourable. Il fracassa une de ses précieuses bouteilles – encore du Finn, mais il n’en restait qu’une gorgée – sur le crâne de l’agresseur. Il tomba, mort espéra-t-elle.

— C’est bon pour toi ? demanda le vieillard.

— Il est mort ? souffla Suranis.

Le vieillard donna un coup de pied dans les côtes de l’agresseur. L’air s’extirpa de ses poumons avant qu’ils ne se remplissent de nouveau.

— Non.

J’aurais préféré. Dans la rue, les règles sont différentes.

— Tant mieux, mentit-elle. Grand merci à vous.

Elle ignorait alors qu’elle se le coltinerait un temps.