Le terme de « baptême du feu » prête à sourire lorsque les Molotov sont votre quotidien. C’est pourtant ce que l’on avait demandé à Suranis, une rupture nette avec sa vie rangée pour mettre le feu aux poudres et faire imploser la société telle qu’on la connaissait.
Elle avait accepté sa mission, non pas frappée par une révélation à la frontière du politico-religieux, mais avec un désenchantement exacerbé. Toutes ses rêveries de jeunes gens, les carrières extravagantes et l’émancipation par le travail : finis. Le rêve d’indépendance avec sa misérable agence qui croulait sous les dettes et elle sous l’alcool : aussi fini. Elle venait d’éteindre le phare d’une vie idéelle qui la plaçait comme engrenage du système parce qu’on ne lui avait pas laissé le choix. Le train sociétal avait déraillé et elle en avait été éjectée. Sur le bas-côté de la voie ferrée, elle observait le désastre. Suranis Rhéon, l’inspectrice des petites affaires et détective des infimes n’était plus rien sinon un animal sauvage échappant à une battue brutale.
Au départ, elle s’était sentie abattue et désabusée, mais petit à petit le souffle de la révolte s’était insinué en elle. Elle n’avait jamais vraiment souhaité cette vie et maintenant qu’elle voyait l’étendue des dégâts, elle bâtirait une nouvelle tour à faire pâlir Babylone. Aussi savait-elle que pour préserver ce qu’elle édifiait avec les Sagistes, il faudrait se débarrasser de certains pions. Notamment, l’un d’entre eux parti à la rescousse d’une Reine tombée dans les oubliettes qui ne tarderait pas à se retrouver gazée dans sa propre cellule. Bientôt, tous les médias oublieraient la capture d’un suspect dans l’attentat du Branthes pour se concentrer sur sa mort atroce et sur ce visage crispé dans une éternelle douleur.
Suranis regarda sa montre. 17 heures 30. D’ici dix-sept minutes, Herth Phue marcherait dans les ténèbres. L’équipe devait arriver dans la chambre d’oxygénation et échanger les bonbonnes. Elle évita d’y penser, on ne lui avait pas demandé de participer à cette opération et à l’aquarium qui en résulterait. Un aquarium rempli de poissons aux yeux vitreux. Dont Herth. C’est de ma faute, pensa-t-elle en tapotant docilement sa carte périmée de la FPC stipulant « Inspectrice » en lettres d’argent. Cette « Inspectrice » était morte depuis des mois, désarticulée par sa chute et démembrée par un ferrailleur, du moins tel était le discours officiel. Mais, elle demeurait entière face à ses semblables, le morceau de plastique lui donnait une importance qui outrepassait les simples questions mortelles.
L’infirmerie de la Charité, qui abritait la morgue 27 de l’étage B, se trouvait face à elle. Derrière les portes vitrées qui s’ouvrirent à son passage dormait la victime à l’origine de bien des bouleversements. Dans l’univers de bancs blancs et de néons vieillissants, un secrétaire moribond l’accueillit d’un regard mauvais :
— Je peux vous aider ? demanda-t-il.
— Oui. J’aimerais accéder à la morgue, répondit-elle en montrant sa carte, anxieuse à l’idée qu’il ne laisse pas passer.
Il ne jeta qu’un bref coup d’œil à la photographie défraîchie d’une femme aux cheveux plus longs, courba la tête en signe de soumission et murmura :
— Tout à fait Madame, je vous ouvre la porte. Vous trouverez sûrement le Docteur Hervistk dans son bureau au sixième niveau. Dois-je le prévenir de votre arrivée ?
— Non, surtout pas. Je vais m’annoncer par moi-même.
La surprise marqua son visage. Il parvint à répondre un faible « Oui ». Les morgues pouvaient être soumises à des visites des autorités pour diverses raisons, dont le trafic d’implants. La morgue 27 était irréprochable en la matière, mais une suspicion restait terrifiante.
Le secrétaire appuya sur un bouton derrière son bureau et un panneau coulissa dans le mur. Suranis y était déjà venu une fois, au septième niveau se trouvaient entreposés les corps des enquêtes en cours. Elle entra dans les couloirs aseptisés de la morgue, se remémorant l’étroitesse de l’endroit et le personnel qui riait à tout va comme pour apaiser la pesanteur des lieux. Ce n’était pas le cas aujourd’hui. Une anxiété palpable se ressentait dans toute la morgue et Suranis la partagea. Elle se sentait à cran, ignorant qui des caméras ou des regards tournés vers elle étaient les pires. Certainement les caméras, se dit-elle. Elles tentaient désespérément de lire sa puce d’identification, sans succès.
Ils vont finir par envoyer quelqu’un vérifier ce qu’il en est. Un échec d’identification, ça peut être le matériel ou la connexion, deux ça commence à faire, mais trois… Elle se trompait, personne ne viendrait. La foi absolue dans les puces impliquait que la sienne ne pouvait être fautive et que le matériel vieillissant de la morgue méritait d’être remplacé.
Elle arriva à un ascenseur, les brancardiers transportaient un corps et la dévisagèrent avec un étonnement qui se transforma en stupeur et, peut-être, aussi en effroi. Ils remarquèrent sa coupe caractéristique et cette cicatrice à l’arrière du crâne… Une de leur patiente ne pouvait se pavaner dans les locaux et pourtant tel était le cas. Un seul d’entre eux parvint à sortir de son état quasi-léthargique pour décrocher un « Bonjour Inspectrice » à cette goule avec le respect dû aux empereurs. Elle lui décrocha un signe impérieux de la tête et le groupe s’éloigna d’elle, hâtant le pas jusqu’à disparaître au détour du couloir.
This story originates from a different website. Ensure the author gets the support they deserve by reading it there.
L’ascenseur descendit sans eux, évitant soigneusement le bureau du Docteur Hervitsk pour rejoindre l’étage inférieur. Le 7ème se présenta à elle comme elle s’en souvenait. Il n’y avait qu’une pièce immense aux allures de catacombes surexposées. Les alcôves réfrigérées d’un vert pomme, celui des jeunes tiges et de l’immaturité, juraient terriblement avec les occupants des lieux au summum de leur maturité, à jamais tas d’os et de chairs inanimées. Elle s’en refit la remarque en s’approchant des alcôves, repérant ceux qui étaient usités aux fiches des propriétaires actuels. Aujourd’hui, seul une vingtaine étaient occupées et parmi elles se trouvait celle qu’elle recherchait. « Pavla Karanth ID547-896BC / Affaire PER-KAR » lut-elle sur la fiche. Combien avaient touchés les employés de la morgue pour se taire ? Plus encore, combien n’avaient pas fait le rapprochement entre PER et Pertem ?
Ce n’est pas le moment de te poser des questions Suranis. Tu as à faire. Effectivement, un cadavre l’attendait. Elle tira le tiroir, l’odeur du corps s’avéra puissante. Les nécrophages stoppés en plein banquet avaient assez œuvré pour lui retirer une grimace de dégoût. La chair blanche de Pavla Karanth virait au bleu, ses yeux tournaient au gris opaque. On toussa derrière elle, sentencieusement :
— Je peux savoir ce que vous faites ici ? demanda une voix d’homme.
Le Professeur quinquagénaire à la petite franche soignée et à la blouse immaculée dévisagea l’inconnue avec suspicion. Son prénom devait s’approcher de Mortimer, du moins son allure squelettique et son teint blafard le suggéraient. Il n’était cependant pas mort, mais peut-être guère différent de ses patients. Son badge indiquait Pr. Hervitsk.
— Professeur Hervitsk ? demanda Suranis. Je suis venue recueillir des informations complémentaires pour une affaire en cours. Inspectrice Rhéon de la FPC.
Hervitsk s’empara de la carte tendue et l’observa sous toute ses coutures. Il en déduisit sa véracité et lui rendit avec un haussement d’épaules imperceptibles. Rien ne rattachait le morceau de plastique à l’ordinateur central de la Cité, rien n’indiquait son expiration et le statut de sa détentrice : morte.
— Bien Inspectrice, nous n’avons pas été prévenu de votre visite. Mais ça ne serait pas la première fois…
Il se détendit. La police était arrivée et le rapport avec ses agents était simple : on ne les questionnait pas. Elle furèterait autant qu’elle le voudrait et même si un cadavre venait à disparaître, il ferait mine de n’avoir rien vu. Généralement, cela n’arrivait pas.
Il désigna du doigt le casier devant lequel se trouvait Suranis :
— Je peux peut-être vous aider. C’est pour Karanth ?
— En partie. On m’a demandé de récupérer une copie du dossier suite à des suspicions d’erreurs.
— Une erreur ? s’écria-t-il surpris. Cela serait… Amusant. Le rapport ne stipule qu’une strangulation et des marques aux genoux. Comme si la victime avait été jetée à terre puis étranglée à mort… Il n’existe rien d’autre, pas d’empreintes, pas d’ADN… Un travail de pro.
Il avait hésité en parlant d’empreinte.
— Aucune empreinte ? insista Suranis.
— Une parcellaire à la base de la nuque, admit le Professeur. Sur son col plus exactement, du vinyle. Trop abîmée pour qu’on en fasse quoi que ce soit…
— Nous n’avions pas cette information dans notre dossier, mentit Suranis. Je peux en obtenir une copie ?
— Oui, vous avez de quoi photocopier au troisième étage et vous trouverez l’original là-bas, répondit servilement le Professeur. C’est organisé par ID des victimes. Vous arrivez au bon moment, nous allions l’archiver celle-là.
Au bout de son doigt se trouvait un mastodonte d’acier sur roulement à billes. Suranis hocha la tête en rangeant sa carte.
— Milles merci, vous pouvez disposer.
Hervitsk la salua et sortit, laissant Suranis seule. Elle se sentait stressée, mais infiniment soulagée d’avoir en sa possession la carte d’un fonctionnaire de la Cité. C’était un artéfact presque magique, elle ouvrait bien des portes et rendait tout le monde plus coopératif.
Elle la titilla un instant au travers de sa poche, comme un fétiche, avant de sortir un appareil photo pour cribler le casier ouvert. Des photographies de la fiche d’identification, du cadavre aux cheveux si longs avec ces ongles rongés qui ne repousseraient plus. Elle n’avait jamais réalisé pareil acte, se contentant d’observer les données récoltées par les équipes techniques lorsqu’elle était inspectrice, et ressentait un sentiment croissant d’horreur. Comme l’impression de violer Pavla Karanth une énième fois. Désolée. Bientôt il ne restera plus qu’une traînée dans le Flux de toi, mais tu serviras à ce que d’autres ne soient usées jusqu’au dernier fil…
Les photographies prisent lui convenaient. Habituellement, on procédait par une numérisation 3D des lieux du crime, mais le matériel en sa possession ne permettait pas de réaliser pareil acte. De plus, la méthode rudimentaire qu’elle usait était plus difficilement falsifiable, on pourrait difficilement récuser les photographies lorsqu’elles seront exposées à tous. En pressant la gâchette de l’appareil une dernière fois pour prendre l’ensemble, elle ressentit un haut-le-cœur. Pavla Karanth, comme son père, était une bombe. Elle exploserait en emportant la société toute entière avec elle pour que de ses cendres naquisse quelque chose de neuf. Du moins, c’était la promesse silencieuse que Suranis fit en renfermant avec respect le casier avant de s’approcher de l’armoire aux dossiers. La mort des Karanth ne seraient pas veines, l’Armageddon réunirait les unités disparates qui façonnaient le monde. Elle espérait que cela soit pour le mieux.
— Salut Pavla, dit-elle dans la pièce sans vie.