Une notion archaïque voulait qu’une information globalisée le soit sur toutes les ondes. Avec du recul, la chose s’avérait fausse dans la plupart des cas. L’humanité avait bien amélioré sa capacité à communiquer à grande distance, bien assez pour garder le lien avec sa flotte perdue dans l’immensité de l’espace mais il subsistait les 0,00013% d’erreurs sur les données transmises. Rien de bien méchant : sur une image un pixel serait du mauvais rose, mais à l’échelle d’un vaisseau la catastrophe arrivait vite. L’erreur était plus que suffisante pour que l’impulsion demandée au moteur de 2 minutes 37 soit réduite de dix secondes et qu’au lieu de frôler l’étoile, le vaisseau et ses passagers embrassent ses flammes. Mauvais delta-v.
De fait, la question de la communication par le médium d’ondes – parfois de lasers – pour diriger un vaisseau avait rapidement été éludée. Elles n’étaient pas assez précises et quand on ajoutait, en plus des erreurs, le délai souvent supérieur à plusieurs années pour envoyer des informations à des distances interstellaires, elle ne se posait même plus. La méthode alors retenue par les ingénieurs terrestres avait été celle d’équipages autonomes, soutenus par la fibre optique dont les risques de défaillances demeuraient bien plus que tolérables. Le sans-fil dans l’espace était mort après une poignée de décennies.
Le vaisseau-arche Olkers avait été élaboré six générations après cette évidence. Il se retrouvait donc entièrement démuni d’émetteurs à longue portée sinon d’une parabole chétive pour les communications locales. Les entrailles de l’appareil étaient occupées par un entrelacs de gaines plastifiées. Originellement, ces câbles servaient à ordonner les manœuvres du vaisseau et les données qui circuleraient sous peu ne furent en aucun cas prévues par les concepteurs. Elles mettraient en péril l’intégrité humaine par la force de la connaissance brute.
Le premier média indépendant de la Cité naîtrait ainsi, sortant sa tête glabre de la fange pour donner un bon coup de pied dans la fourmilière. Le réseau ne protesta pas en l’accueillant, il n’avait été conçu que pour véhiculer ce qu’on lui demander de véhiculer. Et puis, personne ne pourrait protester à sa place. Il commença à émettre sa première tempête jusqu’au terminal sagiste, de quoi chambouler le meilleur des mondes imaginé par peu. Les données, libres et accessibles, déferleront dans la Cité lorsque le bouton sera pressé et on commencera à se demander si on ne devrait pas réviser le calendrier. À quoi bon s’exprimer en années du Conseil quand on pouvait glisser vers l’émancipation d’un calendrier purement scientifique ? On ne se rappellerait plus de la tyrannie du Conseil et les esclaves d’hier deviendraient maîtres de leur être, mais à quel point ? Liberté rêvée, liberté réelle : la question resterait en suspens et ferait s’agiter des millions de neurones dans le siège de la conscience de milliers de philosophes novices. Mais tout ce qui adviendrait après la chute du Conseil, ses retombées philosophiques et sociétales, n’arriverait que plus tard car tout commençait à peine.
Tout cela arrivait parce que deux anarchistes malgré eux avaient inséré le CD-2 de la Cité et que le pragmatisme des Terriens avait rendu possible cet acte. Les deux revenaient des corridors techniques hantés par les rats, le visage encrassé et rayonnant. Sur leur passage, l’allégresse envahissait l’atmosphère et on se dodelinait doucement. Nate Killian les attendait sur sa chaise longue préférée et déglinguée. Il avait un regard vaseux, plus que ses compagnons de beuverie qui n’avaient pas attendu le retour de Suranis et de Jinn pour commencer les hostilités.
À la vue des installeurs dominicaux, ils se levèrent en chœur à l’exception de Killian. La débauche de révérences envinée les surprit. Killian ne quitta pas sa chaise, se contentant d’observer la scène avec un sourire épanoui sur le visage. Pour une fois, il ressemblait à ce qu’il était vraiment : un dealer d’amour-propre. C’était lui qui avait fait de cette mission facile, une quête grandiose et la joie sur le visage des deux nouveaux était communicative. Killian avait visiblement loupé une carrière honnête dans la Cité. S’il avait été vendeur, il aurait raflé tous les prix de l’employé du mois en refourguant ses radio-émetteurs foireux (histoire de se lancer dans sa propre radio-pirate que personne n’écouterait car personne ne possédait de radio) pour le prix de six ; et le pire là-dedans c’est qu’il aurait été capable de vous persuader que vous faisiez l’affaire du siècle. Il s’avérait terriblement doué en la matière.
— Ils sont de retour ! s’écria-t-il sans quitter sa chaise, mais en balayant l’air de ses bras et manquant de perdre l’équilibre sous le regard amusé de ses compagnons de boisson.
Il était bien éméché.
— Il semblerait que nous le soyons Nate ! Tu as sorti les bières du frigo pour vos héros du jour aussi ? répondit Jinn avec son plus grand sourire de politicien-tôlard.
— Yep ! Venez donc posez votre cul ici et on en discute ! ‘fin… Je veux dire, là où il y a de la place.
On dégagea un banc du bordel qui l’encombrait et ils s’y assirent. Des bières tirées depuis trop longtemps et éventées atterrirent entre leurs mains. Jinn la reposa, Suranis l’apprécia. Le houblon avait été remplacé par une sorte de purée de fruits, bien difficile d’appeler ce breuvage bière, mais elle l’aimait. Elle en avala une gorgée jusqu’à qu’elle remarque le regard amusé de Jinn. Killian levait son verre en attendant qu’elle trinque et ses compagnons retenaient un fou rire. Gênée, elle fracassa son gobelet contre celui de Killian, en renversant le quart à côté :
— Santé ! dit-il. Nous avons franchi l’étape la plus compliquée et d’ici une heure tout sera lancé. Mais en attendant ce moment historique, fêtons ce que nous avons déjà accomplis !
— Et trinquons aussi à de meilleures bières que les tiennes, renchérit Jinn. La Surface me manque parfois quand j’y goute… Et trinquons surtout à notre Rhéon de lumière.
— Mais pas à tes fichues blagues, lança un habitué de ces « soirées mondaines » qui se déroulaient plutôt les après-midi et consistaient surtout à se soûler.
Le Rhéon de lumière rougit. Tous rirent. Il adorait étendre ses mauvais jeux de mots où il le pouvait ce qui expliquait certainement sa relation singulière avec son équivalent local. Suranis s’enfonça sur son banc et s’efforça de sourire. Elle n’aimait pas être mise ainsi en avant. Un des Sagistes, un jeune homme de la petite vingtaine, lança une petite phrase qui, si elle se voulait spirituelle, sonna creuse « Bientôt nous appartiendront au monde et le monde nous appartiendra ». S’appartenir à soi-même, une drôle d’idée au sein d’une société. Elle s’efforça de sourire, ne sachant que répondre dans la conversation naissante.
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Ça recommence, tu as l’air conne, se dit-elle alors qu’on commençait à s’émerveiller sur le monde d’après. Elle ne maîtrisait pas le sujet et émettait à son encontre, en elle-même, de nombreuses réticences. Pas d’accord sur tout soit, mais c’était un manque de connaissance. Du moins, elle essayait de se le persuader et tâchait dans le même temps de le cacher, histoire de ne pas paraître totalement à côté de la plaque.
Ils parlèrent… Ne semblant jamais vouloir cesser en s’enfonçant dans des points techniques qu’elle manquait totalement.
— Il faudra forcer sur la pédagogie, je veux dire. Si tout tient, les gens finiront par retomber dans leurs anciens travers… C’est ainsi, c’est dans la nature humaine. Tu connais d’autres espèces qui ont salopé des planètes ? lança l’un d’entre eux.
— Non, mais…
L’homme suspendit sa phrase. Suranis leva des yeux reconnaissants vers la figure qui s’avançaient vers eux. Elle désenchanta aussitôt en remarquant la figure de Nesta et sa déambulation erratique. Son visage avait cessé de marquer sa douleur. Elle arborerait un masque indéchiffrable pour le restant de ses jours, son expression de repos. Elle m’en veut, Nate ne sait pas de quoi il parle.
Killian se leva de sa chaise avec difficulté pour la saluer avec familiarité :
— Ness’ te voilà ! On t’attendait, mais on n’a pas pu s’empêcher de commencer sans toi… Tu prendrais bien une petite pour la route ?
Elle leva une main impérieuse.
— Non, merci. Ce n’est pas encore le moment Nate, nous avons à faire. Je suis juste venue vous prévenir que nous étions prêts.
— Ah, oui.
Killian parut déstabilisé par le ton monocorde de Nesta. Elle n’allait pas bien et c’était tout juste si ses cordes vocales bougeaient. Il la sentit meurtrie alors qu’elle s’apprêtait à mettre un tir aux salauds qui lui avaient pris son gars. La balle s’envolerait très haut et ils ne pourraient jamais la rattraper. Peut-être devraient-ils même ployer le genou. Au moins un, un peu après la sortie de terrain, mais pas trop.
— Quoi qu’il en soit Ness’, nous avions déjà assez bu. Reposez ces verres compagnons et passons au plat de résistance ! Tous à l’intérieur, voulez-vous ? L’heure est déjà arrivée !
Faux, elle avait un temps de retard. Même une éternité de retard. L’idée traînait dans les casiers du SAGI depuis qu’il existait, mais ils avaient attendu que Pavla Karanth meurt pour qu’ils se saisissent de l’occasion. Oui, la graine qu’ils s’apprêtaient à planter pousserait sur un terrible terreau.
Les Sagistes réunis suivirent Nesta qui, après un haussement d’épaule calculé, s’était mis à marcher vers le bâtiment communautaire. À l’intérieur, elle tira plusieurs rideaux taillés dans du Edgar Helens (le plus chic du recycl’) dérobés dans un entrepôt mal gardé, puis accéléra le pas devant les fontaines névralgiques de Médicis, l’artiste qui donnait mal au crâne. Comme d’habitude, elles étaient allumées et consommaient leur contingent d’électricité. Ce n’était pas un problème dans le SAGI qui pompait tout à la source, sur l’un des réacteurs à fusion nucléaire de type Tokamak. Le même genre sans danger qui existait sur Terre et qui avait fait ses preuves sur l’Olkers : aucune avarie électrique n’avait été à déplorer depuis sa mise en service ni d’accidents mortels. Du moins, jusqu’à aujourd’hui car, par le biais de l’énergie gratuite du réacteur, le SAGI s’apprêtait à balancer une mutation génétique sur l’ADN social.
Les rideaux s’enchaînèrent encore. « Vlan », une porte claqua au bout du couloir et Nesta entra. Derrière elle, sa procession de Sagistes, dont les pas résonnaient dans tout le Royaume presqu’acéphale, suivait de près. « Clang, clang ». Ils martelèrent la tôle servant de plancher en entrant à la suite de Nesta. La pièce qui les accueillit était plus grande que les autres et parsemée de banquettes toutes orientées vers l’unique écran géant. Une image inconstante se trémoussait sur la toile, un pixel sur quatre en était erroné bien que l’on distingua l’essentiel de ce qui s’y tramait : c’est-à-dire pas grand-chose.
Le projecteur, connecté à un ordinateur, affichait Citasearch. Le moteur de recherche citadin s’ornait du drôle de logo du Conseil des Pilotes (imaginez un seul instant une pagode qu’on enverrait dans l’espace et qui menacerait de s’embraser à tout instant). La barre de recherche clignotait en attendant les instructions qui mèneraient, une fois entrées, vers des travaux réputés (et approuvés) de sociologues, physiciens, biologistes et intellectuels divers. Si par mégarde le choix de ses recherches se portait sur « Pavla Karanth » ou « coquineries institutionnelles », le moteur tournait bêtement en boucle avant de mener sur la page du grand nul part et un voyant rouge s’allumait dans le bâtiment 54, Surface, Secteur d’Ion. Le plus souvent, rien de méchant ne survenait, le plus souvent les fonctionnaires chargés de la « surveillance morale du contenu » commutait l’alerte avant d’oublier. Les risques n’étaient pris que lorsqu’une page divergente était créée et alors la FPCP rappliquait dans l’heure tandis que leurs collègues costumés s’occupaient d’effacer le contenu. L’outrageant individu à l’origine de la page se retrouvait menotté et accusé d’outrage à agent, incitation à l’émeute ou même tentative de meurtre. Tout était bon pour emprisonner ceux dont les opinions divergeaient et s’approchaient de trop la vérité sans avoir d’explications approfondies à fournir.
Mais tout cela appartenait déjà au passé. Malgré les précautions prisent le système faillirait lorsque Killian se fera prier de pousser le bouton infernal « Entrée ». Les locaux du bâtiment 54 deviendraient rouge sang lorsqu’une banale recherche pour « comptine enfantine » renverrait systématiquement sur ce site signé par le SAGI et valant à tous ses membres d’être lapidés sur place. Les dossiers de police bâclés, les articles engagés, les pots-de-vin échangés, les rapts, les viols, l’usure et l’esclavage seraient exposé à la vue de tous comme associés à des noms. Des noms connus qui feraient échos dans la mémoire de tous. Le Conseil chercherait à faire taire l’affaire et enverrait ses barbares détruire les émetteurs-relais à la hache.
Pourtant, il serait bien trop tard lorsqu’ils réagiraient. La panique sera déjà née. Panique dans les rues du secteur D, zone 468-2ED autour du centre vidéoludique où les crédits citoyens permettaient de jouer à des jeux, belle soupape avant l’explosion. Panique dans la boutique Hedora, secteur B, zone 134-8A, où le corps de Pavla apparaîtrait en grand écran en lieu et place de la dernière tenue imaginée par Ghriefield Klaus. Panique et sidération partout. Une vaste plaisanterie ? Tout cela ne pouvait n’être que faux, mais tout était vrai.
Comment en douter ?