Jinn Pertem déambulait dans un passé trop proche. Il avait revêtu sa combinaison de tolard qu’il avait rectifiée à sa façon en la renforçant aux articulations de patchs noirs. Peut-être qu’en baissant les yeux sur le vinyle ainsi disposé, il reviendrait à la réalité et ne resterait pas enfermé dans sa prison mentale ? Il n’empêche que l’idée de se carapater à toute jambe le titillait, comme si les couloirs étroits et sans éclairage étaient pavés du blanc immaculé du complexe Norddle. Pourtant, les probabilités qu’un gyrophare rouge ne s’allume et qu’une alarme stridente lui ruine les oreilles étaient inexistantes. Surtout si, pour confirmer qu’il était libre, il tournait sa tête vers la droite et que son regard happait la silhouette de Suranis Rhéon enveloppée dans sa tenue ordinaire, renforcée au cas où elle ait à ramper.
— Un problème Perty ? le questionna Suranis en braquant sa lampe-torche sur son ventre.
— Aucun, ça me rappelle des souvenirs… dit-il, pensif alors que son ombre s’étirait grotesquement sous le rayon tremblant. Norddle, du moins dans un état particulièrement délabré… Je ne serais que moyennement surpris si un maton poussant un chariot de barquettes réchauffées se pointait à l’angle du couloir.
— Des sottises, commenta-t-elle avec indulgence.
Elle avait raison. La dernière fois que des bipèdes étaient entrés dans le couloir remontait à l’époque où le réseau global avait été mis en place par une armée de techniciens lors de la Grande Transformation. Le Flux ne faisait pas encore parti du quotidien, on pensait encore qu’il finirait par retomber et on commençait à transformer le vaisseau-arche en Cité autonome. Depuis ce jour perdu dans les nimbes de la mémoire humaine, seule une famille de rats consanguins hantait les lieux. Comme les humains, ils avaient embarqué sur Terre, glissé dans une caisse trop précipitamment rentrée. Pendant des générations, ils avaient grignoté les réserves dans l’indifférence des éveillés qui vaquaient avec lassitude à leurs tâches en trouvant leur décennie de retour à la vie particulièrement longue. Les rats, eux, s’amusaient. La génération actuelle se faufilait entre les feuilles galvanisées, en tapant parfois de leurs longues queues la tôle qui résonnait. Parfois même on pouvait les apercevoir s’enfuyant avec maladresse lorsqu’ils étaient dérangés dans quelques activités de rongeurs. Ils avaient bien changé depuis le temps où leurs illustres ancêtres arpentaient les ruelles étroites et sombres du Moyen-âge. Ce n’étaient plus des porteurs de mort, accusés à tort, et dont l’affection menait irrémédiablement au linceul. Ils étaient passés dans la catégorie du mythe, on les savait présents – comment expliquer autrement les containeurs de barres alimentaires saccagés sinon ? - et parfois on les entendait, mais on ne les voyait que rarement et la plupart des humains n’étaient en mesure d’affronter leurs hideuses bouilles. L’impesanteur du voyage, avant le retour à une forme très légère de gravité (mais suffisante pour que l’on ne vole pas d’un bout à l’autre de la Cité) avait étiré leurs squelettes, moins tassés, plus libres et ces rats-là avaient finis par prendre l’apparence de corgis de l’espace. À l’exception près que les corgis n’ont pas de si longues queues et des incisives capables de percer les fines couches d’aluminium, une évolution notable qui survint lorsque la cent-douzième génération des rats épuisa les rations souples et dû se ruer sur les conserves métalliques. S’ils avaient alors découvert que dans l’entrepôt voisin existaient des purées lyophilisées dans des emballages noirs et non marronnasses, ils n’auraient jamais développé des attributs si terrifiants.
Une de ces créatures spatialisées se profila à l’angle du couloir. Elle tourna sa tête d’ouvre-boîte, les observa de ses yeux brillants et se figea. Le duo d’explorateurs des couloirs techniques ne remarqua pas tout de suite le rat et continuèrent vers sa direction, jusqu’à que la lumière s’accroche aux poils entremêlés et sales. La bête se redressa, pencha ses oreilles en arrière et tenta un demi-tour qui se conclut par un dérapage incontrôlé qui la fit rencontrer le mur dans un bruit sourd. Elle se releva, sonnée, fixa avec un rictus indéchiffrable les deux rats géants bipèdes et s’enfuit par une brèche. Dans les étroits conduits, elle courut à tout-va, ses petits pas résonnant tout autour de Suranis et Jinn. Le rat apeuré, terrifié, glacé jusqu’au sang fuyait aussi loin que possible ce danger pour rejoindre les siens qui crapahutaient plus loin et tenir conciliabule sur la démarche à adopter : fuir loin ou fuir moins loin. Leur domaine était attaqué, eux qui n’étaient plus à la Terre mais à la Cité. Cette Cité que la plupart ignorait partager avec ces drôles de bestioles à deux pattes nommées « Humains ».
Cependant, les humains n’étaient guère différents des rats, ils possédaient bien plus en commun qu’ils ne pouvaient l’imaginer. Grégaires, tout comme eux, les rats mutants étaient ce qui se rapprochait le plus du devenir de l’homo civis. Dans cet univers clos de 6.447.548 âmes, les humains se transformaient irrémédiablement. Les premiers signes se faisait déjà ressentir : leurs corps avaient évolué ; leurs nez étaient plus épatés que celui des pionniers, leurs jambes plus longues, leurs crânes plus chauves et la scoliose une quasi-norme. À terme, cela les tuerait, ou bien les mènerait sur le chemin spécifique de tous ceux qui tendaient vers la pureté génétique, homogénéité imposée. Ils étaient dévorés par le brassage d’une même cuve, si semblables et toujours davantage grâce à l’uniformisation du Conseil. Pouvaient-ils seulement encore se considérer comme des êtres humains entiers ? Proches des terriens et aux horizons variés ? Était-ce cela le destin basique de l’humanité, vivre ou crever dans ce monde massifié ? Ou étaient-ils déjà si différents de leurs ancêtres, eux qui devaient se déplacer dans des couloirs étriqués pensés pour des individus de dix centimètres de moins que la norme actuelle. Nul ne sait mais les rats ont déjà une petite idée à ce sujet.
Jinn frissonna dans la fraîcheur de l’obscurité :
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— Sales bestioles. Elles me foutent le bourdon.
— Elles doivent être plus effrayées par nous que l’inverse, répondit Suranis en sortant sa carte numérique. Bien, nous en sommes-nous ? Bientôt arrivés à destination ?
— Voilà une grande question ! Arrivés à quoi au juste ? Notre point d’arrivée physique ou idéel ? Les deux sont différents. Allons-nous bientôt arriver à ce moment où nous ferons évoluer une humanité unique et standardisée vers la pluralité et des sous-espèces individuelles ? Je n’en sais rien et je ne suis pas certain d’avoir tout saisi à ce que m’a raconté le couillon verdâtre. Au final, nous finirons comme ces choses de l’obscurité, renouvelant sans cesse notre patrimoine génétique pourri et nous livrant à l’anthropophagie sociale, dit Jinn à toute vitesse, la voix encore tressaillante de sa rencontre avec le rat.
— Tu sais bien que je ne parle pas de ça, soupira sa compagne de crapahutage.
— Ah, oui. Évidemment, mais tu dois avoir eu comme moi la réponse sur ta carte. La prochaine à droite ! Je crois. Ou peut-être plus loin, je ne comprends pas vraiment… Pas sûr de pouvoir la lire.
La carte montrait un entrelacs de tunnels superposés. Des traits rouges, vert, bleus, et de toute la palette de couleurs imaginables, donnaient l’impression d’un gribouillage d’enfant. Ils correspondaient chacun à des sous-niveaux auxquels on accédait via des échelles. Alors, peut-être que comme le disait Jinn, à droite se trouvait l’ordinateur central du réseau, mais peut-être aussi faudrait-il descendre ou monter. Pour l’instant, la seule certitude qu’ils avaient c’est qu’ils pataugeaient dans la merde des rats. Dans cette mare nauséabonde, quelque part, ronronnait le cœur réel de la Cité comme si toute société respectable reposait sur une coulée de chiasse constamment en mouvement.
Suranis se sentit glisser, menée dans les bas caniveaux de l’humanité et décidée à enflammer le méthane qui s’en échappait :
— J’espère que tu as raison Jinn, répondit-elle déterminée. Je commence à avoir les jambes en compote.
— Moi de même ! plaisanta-t-il. Je suis un abonné aux facilités de transport comme disent les autres.
Ils ricanèrent tous les deux en avançant, comme deux gamins lors de leur dernier jour d’école. L’été qui se profilait était celui des surprises. Si quelques mois auparavant, on leur avait dit qu’ils se baladeraient là où aucun pod ne vient, ils se seraient esclaffé de rire à tel point qu’on les aurait enfermés dans un asile.
Aujourd’hui cependant, ils marchaient vers le cœur névralgique de la Cité. Un cœur sans protection qui se révéla à eux lorsqu’ils tournèrent à droite et tombèrent sur une porte scellée par un cadenas qui ne résista pas un seul instant à la pince-monseigneur. Il s’envola et atterrit sur le sol en faisant vibrer la vieille carcasse qui les accueillait. La porte s’ouvrit sur un menhir noir, planté ici depuis la nuit des temps et dont le visage s’illuminait des yeux-diodes verts qui clignotaient d’une régularité ancestrale. Le vénérable ordinateur central voyait converger vers lui tout ce que la Cité avait à offrir, des actes du Conseil aux déclarations d’impôts. Sans lui, la majorité des Citoyens deviendraient des anonymes dépourvus de numéro et du drôle de journal intime que tenait le cerveau informatique. Ce n’était pas un simple ordinateur tout compte fait, mais une déité citoyenne accueillant le plus saint des OS et elle n’avait pas été visitée depuis cent-vingt-sept ans comme l’indiquait le cordon bleu apposé par un technicien venu rebranché un câble arraché par un rat gymnaste.
Jinn tomba à genoux devant l’ordinateur, les yeux troubles. Suranis resta stupéfaite, troublée :
— Nous, lâcha Jinn en rejoignant ses mains pour une prière muette au mégalithe.…
Il était devenu comme Moïse en haut du mont Sinaï, s’apprêtant à recevoir les commandements à la différence notable que les rôles étaient inversés. Ils étaient Dieu face à l’idée de Dieu.
— Oui. Nous. Ce que nous étions transite dans ses circuits… C’est…
« Merveilleux » était le mot qui avait traversé l’esprit de Suranis, mais elle le retint. Rien n’était merveilleux dans l’artificialité des chiffres, rien ne l’était dans la vie réduite à un flux numérique. Tout se passait dans les entrailles de la machine. Certes, des hommes plus puissants que d’autre dirigeaient le monde mais c’était toujours en adoration face au Réseau. Le Réseau crachait ses données, crachait le devenir des Citoyens car tel était sa raison d’être. Il n’y avait rien de magique là-dedans, aucunes runes ésotériques gravées dans la matière ne venait corroborer cette hypothèse, mais les instructions techniques qui l’accompagnaient avaient le même effet.
Ils trouvèrent sur la machine un port « IN DATA », plus gros que tous les autres et qui n’avait été utilisé qu’une seule fois depuis la création du vaisseau-arche. Les données étaient transférées de bien plus haut depuis que la Cité existait et jamais quiconque n’aurait dû soulever la lame de plastique qui protégeait le port USB-C, à l’ancienne. Penser que l’artéfact citoyen par excellence existait là, démuni de défenses, donnait le tournis. Si Suranis l’avait voulu, elle aurait même pu éteindre l’appareil qui aurait émis quelques gémissements plaintifs avant de se taire, et serait devenue responsable des massacres qui s’en suivraient, mais ce n’était pas son objectif et aussi se contenta-t-elle de brancher le lecteur de disque sur le port. La machine l’accepta sans broncher, absorba le contenu délétère et demanda des instructions. Elles étaient simples : diffuser à tout va car parfois ce qui séparait l’ordre établi du chaos émancipateur résidait dans quelque chose d’aussi fin et fragile qu’un misérable disque. Toute une société pouvait s’effondrer pour une poignée de données. Le mal était lancé, circulant dans les gaines et arrivant au compte-goutte dans les foyers. Suranis Rhéon et Jinn Pertem, les hérauts de l’apocalypse se sourirent et pris par l’adrénaline s’enlacèrent dans la lueur orangée du chargement. Un jour nouveau se levait.