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Chapitre 29

La bombe médiatique n’eut pas l’effet escompté. La déflagration se propagea sous l’eau, ce qu’aucun n’aurait pu prévoir. C’était comme se réveiller avec une migraine carabinée sans trop savoir si elle était dû à la fête de la veille ou au brusque retour à la réalité… Ou bien, de ne pas se réveiller du tout et d’hésiter encore sur la véracité des faits. Pourtant, ils étaient là. Dès le lendemain de la diffusion massive, le Conseil des Pilotes à la barre des accusés avait pris sa propre défense devant ses propres juges. Le haut-commissaire de la FPCP se tenait sur la tribune, le front luisant sous les spots des journalistes et entourés de sept haut fonctionnaires fautifs. Il parlait avec une lenteur résolue, hachant ses mots et sa carrière. La version du Conseil sortait par sa bouche, sa honte immense s’effaçait peu à peu, enivrée par la fougue, jusqu’à qu’il mène à bien son développement et en arrive à la sublime conclusion voulue par le Grand Pilote lui-même.

Puis, il recommençait en boucle dans le salon de Gern Fulcräne, le Premier Pilote, sur le poste posé devant la vitre sans teint qui donnait sur le lac. Pour une fois, il ne fixait pas avec contentement la propriété qu’il s’était offerte dix années auparavant à quelques kilomètres de CP-1, le siège du Conseil. Il en était d’une fierté excessive, avec sa structure de bois flambé qui s’incrustait dans la forêt d’épineux qui, pour un Citoyen lambda, pouvait laisser croire en un homme simple, studieux. C’était vrai, Gern Fulcräne travaillait d’arrache-pied pour maintenir le niveau de vie qu’il avait mis si longtemps à acquérir pour sa famille. Ce qui était faux, c’était que le luxe, absent à l’extérieur, se retrouvait dès que l’on franchissait les portes. L’intérieur de son domicile croulait sous une débauche de matériaux des Anciens. Du plastique à perte de vue qui aurait fait hurlé d’horreur un Terrien, mais qui rendait si prestigieuse cette maison aux yeux citoyens. Le mobilier empestait le luxe, des sièges capitonnés en vinyle sophistiqués à la table basse en fer forgé surchargés de whiskys aux éclats dorés. L’odeur épicée qui s’en échappait n’attirait pas le Premier Pilote, trop occupé à mâchouiller son cigare avec une anxiété croissante.

De tout ce qui l’entourait et qui lui procurait un grand plaisir, il se fichait. Il en était à sa sixième rediffusion de l’interview de son ancien haut-commissaire, toujours époustouflé par sa prestation : le gars maîtrisait son texte ! Mais merde… Pourquoi avaient-ils dû en arriver là ? La FPCP reconnaissait que la junkie assassinée n’était qu’un leurre pour cacher des défaillances policières. La véritable victime était une femme des profondeurs, un défouloir pour un connard dont on ignorait la réelle identité et on avait préféré monter une fausse affaire plutôt que reconnaître que les barrages vers la Surface n’étaient pas aussi imperméables qu’on le prétendait. Huit hauts fonctionnaires de la FPCP se tiraient une balle dans le pied pour sauver l’institution et ça c’était du génie. Ils s’en tiraient bien mieux que ce que l’on pouvait attendre d’eux, tout cela grâce à l’immense intellect de Gern Fulcräne.

Il aurait dû en prendre satisfaction, mais cette réponse – qui n’en était qu’une à d’innombrables problèmes irrésolus – représentait pour lui une défaite. Le Grand Pilote avait perdu le contrôle face aux Sagistes. Il trépignait sur son fauteuil, le cigare à moitié rongé, dérangé et anxieux à la fois. Tout allait si vite… Son plan s’accélérait au risque de déraper. Il devrait improviser avec et il ne le souhaitait pas. Des étapes venaient d’être grillées. Où en était-il déjà ? La liste défilait dans ses pensées : créer un tissu de preuves inculpant le SAGI de la machination contre Pertem, fait ; le faire s’évader, fait… L’aveu de faiblesse de la FPCP ? Aussi, mais il se situait bien plus tard dans le plan originel. Le grand public ignorait encore tout du GH-Drain dont se serait servi les Sagistes pour droguer Jinn Pertem et le manipuler à leur guise. Ils dévoileraient bientôt que pareille horreur existât, l’attribuerait à une branche extrême du gouvernement démantelée depuis longtemps… Puis viendrait le moment de refermer les mâchoires, dire qu’on ne retrouvait des échantillons que dans un laboratoire abandonné de l’étage X-BC-47, bien au-delà de tout pouvoir citoyen et à proximité du SAGI d’après les dossiers déclassifiés par Fulcräne lui-même.

Oui, voilà tout le mensonge qu’il s’apprêtait à servir, mais un problème qu’il n’avait pas envisagé se profilait. Ce brave Pertem, qu’il comptait ériger en véritable victime et réintégrer dans les rangs, leur casus belli à la cuisse truffée d’émetteur, crachait une diatribe terrible contre le Conseil. Pire, elle était convaincante et appuyée par cet horrible site. L’attaque du SAGI les mettaient à mal. Tout corroborait de leur côté de la barricade, la plupart des choses étaient vraies.

Comment Fulcräne parviendrait-il à s’extirper de ce guet-apens ? Cela lui donnait un mal de crâne formidable. Quelques idées étaient nées en lui et elles ne plairaient pas à tout le monde. Furieux, il cracha un geyser de fumée. L’idée que ces naïfs anars puissent en tirer une victoire, aussi mineure soit-elle, le mettait hors de lui. Le Premier Pilote, enveloppé dans son nuage cancérigène, songea avec amertume à ceux qui se cachaient et dont le plus grand des souhaits était d’allumer un incendie pour détruire un monde qui ne leur convenait pas à eux, pour changer un monde qui ne convenait qu’à peu. Mais ce foutu peu c’était mieux que personne. Le système fonctionnait comme il l’avait toujours fait ! Qu’ils crament avec leur taudis de tôle ondulée !

Il écrasa violemment son cigare sur la table basse. Une voix familière vint à lui, il l’avait entendu tant de fois… L’interview télévisée de Pater Olstram, haut-commissaire à la FPCP, touchait de nouveau à sa fin. Il se levait, le front brillant et la voix tremblante, bien que contenue et à la limite de la résolution :

— Suite à ces déclarations, je ne peux nier l’implication de la FPCP dans l’affaire Pertem. Cette unité d’élite dont je suis en charge s’est rendue coupable d’une impuissance navrante dans la gestion du barrage filtrant vers la Surface. C’est avec la plus grande des hontes que j’admets que certains éléments de la FPCP ont fomenté de toutes pièces le dossier de Jinn Pertem, sur la base de ses simples aveux afin de satisfaire l’opinion publique. Nous craignions que des débordements ne surviennent si nous étalions le peu que nous avions sur l’enquête qui n’incriminaient en rien l’accusé, si ce n’est sa propre déclaration. Par conséquence, moi, Pater Olstram, ne suis plus digne de la responsabilité qui m’a été donnée et soumets ma démission, à effet immédiat, ainsi que celle de Garth Falser, Hughes Manzer, dit l’enregistrement de l’ancien haut-commissaire avant qu’un journaliste – Jake Malthers ? – ne l’interrompe.

Gern Fulcräne coupa le son. « Oui, on va pouvoir se sauver la croûte » commenta-t-il seul et sa voix résonna étrangement dans ce salon trop grand pour lui. L’écho disparut, renouvelé par le son agréable de la porte qu’on frappait. Il avait entendu qu’on fabriquait des instruments à partir du même bois, à l’époque où la Terre possédait encore des forêts. Il se tourna vers la porte et derrière le verre dépoli vu se dessiner des silhouettes. Le serviteur qui frappa à sa porte lui annonça avec cérémonie que les Conseillers étaient arrivés. Fulcräne marmonna qu’on les fasse entrer et la porte s’ouvrit.

Les conseillers n’étaient pas nombreux ce jour-ci à avoir traversé la Surface pour s’asseoir autour de Gern Fulcräne. Il les avait conviés à l’aube, à six heures quarante, après avoir passé la nuit à taper du poing sur son bureau et gribouiller des notes sans sens. Huit heures étaient tout juste passées.

— Vous avez des gueules d’enfarinés, commenta le Premier Pilote. Suis-je le seul à me lever à une heure acceptable ? Asseyez-vous qu’on en finisse.

Ils s’assirent où ils le pouvaient. À la droite du Premier Pilote vint s’asseoir Jarn Ellington, le Coordinateur des Réseaux, ainsi qu’Elys Protena, la Coordinatrice à l’Égalité Citoyenne (comprendre par-là de la propagande. Elle était la sœur cadette de Fulcräne et le fait qu’elle soit une femme avait été leur part « progressive »). À sa gauche ce fut Finn Jöturn qui prit place, Co-Pilote et cousin germain.

Aux proches du Premier Pilote vint s’ajouter un personnage sans importance : Olaf Ethers, un petit syndiqué qui bossait pour eux depuis une dizaine d’années déjà et qui aurait été davantage à sa place au bout d’une corde plutôt que dans cette pièce, avec son grand sourire satisfait. Pour cette raison, il ne prit pas place et se contenta de rester debout, appuyé contre le mur de lambris à l’opposé du Premier Pilote.

— Bien, Messieurs, savez-vous si un retardataire se présentera à nous ou si nous pouvons commencer ? lança Gern Fulcräne en s’enfonçant dans son fauteuil.

Les galons sur ses épaules claquèrent se faisant. Il ne les portait que pour rappeler que l’heure était grave et que, dans ces conditions, il n’était plus le chef de la famille Fulcräne élargie. Sa cadette n’en tint pas compte :

— Et Madame, lâcha-t-elle. Tu m’oublies. Pas à ma connaissance, non.

Gern Fulcräne la foudroya du regard. Elle devint livide, puis Finn Jöturn se pencha vers elle :

— Ce n’est vraiment pas le moment, lui murmura-t-il à l’oreille avant de retourner sa grosse tête, un peu patibulaire, vers Fulcräne. Est-ce vraiment nécessaire de réunir la famille ? Et… Eux ? Ils font quoi ici ?

Il désigna du doigt le Coordinateur des Réseaux et le Syndiqué.

— La famille n’est pas complète et je n’ai même pas les plus importants auprès de moi, répondit le Premier Pilote. Tant à nos deux invités, ils ont été plus efficaces que n’importe lequel d’entre vous alors ne me parle pas de famille… Elle passera aux oubliettes pour aujourd’hui.

Jöturn glapit. Le Co-pilotage étant une charge plus honorifique qu’utile, il n’en demeurait pas moins le second du Conseil. Il se sentit « inutile ».

— Excuse-moi Gern… Le réveil a été compliqué. La famille résistera-t-elle ?

— On fera tout pour, quitte à élaguer l’arbre. Elle tient depuis vingt-trois ans, une année de plus n’est pas un problème. Maintenant il faut penser sur le long terme.

Gern Fulcräne supportait la famille, avec son poste de Premier Pilote. Jusqu’à présent, sa réélection n’avait été qu’une formalité accomplie tous les quatre ans. Certains membres éloignés et méritants des Fulcräne se retrouvaient élus au pilotage des étages supérieurs, mais rarement deux tours d’affilé. Après six ans, ils sautaient irrémédiablement. La plupart des membres de la famille possédaient leur place que parce que les Coordinateurs dépendaient d’un suffrage indirect et que cette poignée d’électeurs était redevable à Gern Fulcräne.

En un claquement de doigts, il pourrait faire disparaître tous ces assistés. Ils se débrouilleraient relativement bien en dirigeants d’entreprises. Tant pis pour les privilèges oligarchiques. Il reprit la parole :

— Je suppose que vous savez pourquoi je vous ai convoqué ? demanda-t-il en prenant note de la réaction de chacun.

— J’ai vu passé le haut-commissaire, dit sa cadette.

— C’est tout ce que tu trouves à me dire sœurette ?

Il se leva, une veine palpitante sur son front. Le dossier de son fauteuil soupira lorsqu’il passa derrière et s’appuya.

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— Personne ne sait, hein ? Hormis Jarn ? Dans quel foutu monde vivez-vous ? s’insurgea-t-il.

On toussa gêné. La colère de Fulcräne redoubla, il ouvrit sa boîte à cigare et saisit le premier qui vint avant de l’ouvrir d’un coup de dents rageur. Personne ne dit mot. Elys Protena fixa ses chaussures – ses belles godasses cirées et lustrées qu’elle possédait depuis un moment. Un peu comme elles, sa vie avait été lustrée par le temps. Rien n’en ressortait, elle vivait déconnectée des basses institutions et du peuple. Elle se douta que le problème provenait des étages, mais qu’est-ce qu’elle en savait ?

Olaf Ethers, dans son coin, hocha discrètement la tête en guise d’approbation. Il était le chaînon manquant entre la précarité et la Surface. Il se servit discrètement un verre d’eau et le porta à ses lèvres, attendant la suite des événements. Ce n’était pas la première fois qu’il était invité chez le Premier Pilote. Le Conseil prétendait qu’il s’abstenait ainsi des fastes du palais, mais ce n’étaient que des foutues conneries pour cacher les décisions officieuses et dictatoriales qui seraient décidées ici : procédure accélérée et délégués citoyens triés sur le volet s’il le fallait. Alors, comme d’habitude le syndiqué pourri s’attendait à voir un autre spectacle déplorable de démocratie et pensa aux conséquences si cela venait à s’ébruiter. Ils se retrouveraient alors tous mis en orbite décalée par rapport à la Cité, fixés sur l’une des grosses fusées que les gosses de riches s’amusaient à concevoir et ils battraient tous les records de vitesse enregistrés pour des humains. 37.489 km/h ! Quelques dizaines de plus que la vitesse de satellisation de la Cité… L’idée ne le fit pas rire.

Gern Fulcräne remarqua le signe d’Olaf Ethers et lui sourit, glaçant. Il appréciait ce connard, à sa façon. Bien que pourri, il restait intelligent et cette qualité était devenue rare. Olaf Ethers reposa son verre en trémoussant sa bouche. Le requin tramait quelque-chose, il le voyait bien, et c’était horrible.

— J’ai sous-estimé un de mes invités… Olaf Ethers semble savoir de quoi il en retourne, je m’abuse ?

— Non, Premier Pilote Fulcräne, lui répondit ce dernier.

— Alors que vous deux… Incapables ! Les seuls Fulcräne ici et vous n’êtes au courant de rien ! Merde, je ne vous demande pas d’être au courant de toutes les actualités, mais de tendre l’oreille ! C’est compliqué ? Je vais être magnanime, comme d’habitude avec des idiots comme vous, et faire comme si vous étiez des Surfaciens ordinaires… Après tout, le réseau de la Cité sert la basse-Cité, il ne communique pas avec le nôtre. Pourquoi s’intéresser aux petites affaires du petit peuple ? Je vais vous le dire : le chaos. Maintenant que les choses sont dites, je vais laisser Ellington faire le point… Il maîtrise encore mieux le sujet que moi.

Jarn Ellington, le Coordinateur des Réseaux, se leva pour se diriger vers sa mallette. Il ne s’était jamais dévolu à la haute administration et encore moins à devenir un actif dans la vaste plaisanterie démocratique. Il avait fait un bout de chemin. Étudiant brillant à l’école des tutoriels, il était parvenu à apprendre le Code par le plus grand des mystères. Les lignes qu’il composait n’étaient pas de simples copies et, plus important encore, elles fonctionnaient. Il parlait couramment le C++, le Java, toutes les antiquités comme les petits nouveaux qui n’avaient jamais percé.

Parfois, il se demandait ce qui serait advenu de lui s’il avait persévéré dans son délire mégalomane de réviser les OS de la Cité. Peut-être qu’à 26 ans il ne serait pas fait coincé par la FPCP après avoir trafiqué ses statistiques individuelles ? Il aurait alors évité cette proposition terrible : la taule ou rejoindre le Conseil. Le choix avait été fait et maintenant sa tête finirait sur une pique. Cela ne l’enchantait pas et l’enveloppe généreuse de Fulcräne, qu’il recevait tous les mois, ne l’empêchait pas de regretter les années passées à développer… Oui, pour Jarn Ellington c’était mieux avant. Son employeur n’était pas le dernier des salopards, mais loin d’être un samaritain.

Il ouvrit sa mallette et en sortit des papiers remplis d’hiéroglyphes qu’il feignit d’examiner.

— Dites, l’incita Fulcräne.

— Bien, si vous me le permettez, commença Ellington en cornant une des feuilles. Comme vous le savez, je suis ce que l’on pourrait qualifier de technocrate. Mes connaissances me permettent de déchiffrer ce qui se déroule sur les réseaux et je codirige une équipe de surveillance avec l’officier Hallürt.

« Un foutu hacker, voilà ce que t’es » souffla Jöturn à mi-voix. Tout le monde l’ignora.

— C’est dans le cadre de cette affectation que j’ai découvert, avec mon équipe, un changement sur le Réseau de la Cité. En particulier, un changement s’attaquant à Citasearch. Le code de l’attaque est relativement bien réalisé, mais impossible à contrer. Il détourne toutes les recherches effectuées par l’utilisateur vers une page détenue par les Sagistes.

— Et que nous dit cette page ? l’interrompit Jöturn. Je pensais que le SAGI n’était qu’une légende. Ne me dites pas que le croquemitaine sort de son placard ?

— C’est le cas et ils nous servent des informations sensibles sur notre organisation. Nous sommes toujours en train d’éplucher les données qu’ils diffusent et je crains que la plupart soient des dossiers nuisibles à notre entreprise… Il y en a assez pour que nous nous effondrions.

— Merde ! Je croyais qu’ils se contentaient de colloques sauvages et de placardages… À l’époque.

— Et de meurtres, n’oubliez pas le palais sectoriel, intervint Olaf Ethers.

Ils se regardèrent un instant, penauds. Fulcräne reprit la main.

— Oui. Il va nous falloir nous occuper d’eux avant qu’ils n’en disent trop, commença-t-il avant d’être coupé par sa cadette.

— Et on n’a pas essayé de faire sauter le site ? dit-elle alors que Fulcräne la flingua d’yeux qui ne voyaient plus aussi bien qu’auparavant.

— Si je peux me permettre de répondre à cette question Premier Pilote, répondit Ellington. Nous avons essayé, mais leur site est protégé. Nous n’y avons pas accès, aussi incroyable que cela puisse paraître. Je ne peux pas dire pourquoi avec une certitude absolue, mais je pencherais pour une intrusion physique… Leur matériel serait pour ainsi dire directement relié au Réseau.

— Alors il suffit juste de tout débrancher ! renchérit Elys Protena.

— Impossible. Il existe 18.746 ports à contrôler répartis dans la Cité, certains dans des zones de non-droits. Il faudrait envoyer des équipes armées pour tout vérifier et, au bas mot, y passer la semaine.

Gern Fulcräne écouta l’échange, les yeux rougis par la fatigue. Elys l’emmerdait, ignorante de ce qui arrivait sur eux. Bientôt les vagues de protestations déferleraient et une bouteille de scotch n’y changerait rien. Il fallait qu’ils reprennent le plateau des mains insurgées, absolument et avant que tout ne s’écroule.

Il frappa sur le dossier de son fauteuil, ramenant le monde au silence :

— Suffit ! s’emporta-t-il. Ellington a tout dit. Il n’existe qu’une solution pour faire taire la source et elle prendrait bien trop de temps. De plus, nous signerons notre arrêt de mort en supprimant leur site. Si on n’est pas capables de nous défendre avec des arguments valables, que va penser la population ? Que l’aiguille que nous ont foutu les Sagistes dans le pied est à sa place ? Merde, voilà ce que j’en pense ! J’ai d’ores et déjà ordonné une expédition contre le SAGI. Les émetteurs de Pertem corroborés aux dires du suspect capturé ne permettent pas l’ombre d’un doute sur la localisation de leurs locaux. J’ai aussi pris les devants, vu que personne ne semble foutu de le faire, pour demander à ce que l’on prépare une contre-attaque médiatique. Notre objectif est de laisser penser que le SAGI est à l’origine du complot perpétré contre Pertem, qu’ils l’ont piégé et que ce brave gars est manipulé.

— Et pour ce qui est des dossiers ? Si je suis bien tout ce qu’on vient de nous expliquer, certaines choses sont sorties et nous ne pouvons pas lutter contre, remarqua Jöturn en se grignotant la pulpe des doigts.

— Des choses terribles, le gouvernement nous cache des choses ! dit le Premier Pilote en embrassant le monde de ses bras dans une attitude démente. Bien, nous leur donnerons ce qu’ils veulent. Pas tout, mais assez pour laisser croire que ce que l’on contredit, pour protéger les petits culs les plus précieux, l’est à raison. Il y a déjà le GH-Drain, mais que nous n’avons officiellement jamais utilisé et pour lequel une version 2 n’existe pas. Nous avons déjà commencé ce petit jeu… Quand vous partirez, vous regarderez la démission de Pater Olstram. Le chef de la sécurité devrait faire la même chose dans la journée, on lui a proposé de prendre de l’avance sur sa retraite… Comment s’appelle-t-il déjà ?

— Alto Hunethes, répondit aussitôt Jöturn.

— Hunethes va donc nous quitter pour faire bonne figure et d’autres suivront. On veut laisser croire que nous sommes dépassés par la situation. Qu’on a totalement merdé à propos de Pertem, mais que malgré nos défauts nous nous efforçons à corriger les choses à la moindre déviation. Pour le reste, j’ordonnerais des enquêtes sur tous leurs foutus dossiers et en ressortira ce qu’il en ressortira… Merde !

Les conseillers échangèrent entre eux des regards inquiets. Les yeux de Fulcräne fuirent la scène pour s’attarder sur la poignée d’une porte. Une grimace vint finalement parfaire la scène, telle qu’on aurait pu croire qu’une attaque terrassait le vieil homme. Il n’en était rien. Une larme coula :

— Je donnerais ma démission. Le poste d’Olstram est libre et a besoin d’être repris par une main de maître… cracha-t-il.

— C’est totalement tordu ! s’indigna Elys Protena. Qu’allons-nous devenir ?

— Ça l’est, mais ma carrière de chasseur de sorcière ne fait que commencer. On va tout nettoyer pour qu’un nouveau Conseil digne d’exister naquisse.

Il fixa Olaf Ethers qui se décolla du mur pour se rapprocher de la porte. Il venait de perdre une teinte :

— Chasseur de quoi ? osa-t-il dire. Vous n’allez pas vous lancez dans une chasse éperdue ? Non, arrêtez je vous en supplie ! C’est insensé.

— On ne t’a rien demandé, dit Jöturn.

— Les sorcières n’existent que par les étiquettes qu’on leur affuble Olaf Ethers… Je suis navré car je ne suis pas cruel, soyez en certain. Il y a une différence ténue entre accepter les débordements de ceux qui permettent de rester à la barre du navire et y participer de bon cœur.

Après avoir dit cela, Fulcräne ouvrit sa bouche pour dévoiler ses dents parfaitement alignées. À 67 ans, il avait bien quelques couronnes argentées mais gardait une bonne partie de son authentique dentition et avec elle, il avalerait le monde même si le monde devait lui défoncer le crâne en retour. Un changement dans son attitude fit tomber un silence glacial dans le salon. La résolution prenait le pas sur l’humiliation ressentie :

— Il faut parfois couper de bonnes branches pour empêcher la pourriture de s’étendre. J’ai entendu des rumeurs Ethers…

— Lesquelles ?

— J’ai entendu dire que vous auriez aidé Pertem à s’évader en collaborant avec les anarchistes dans l’espoir de tout faire s’effondrer… Votre père n’est-il pas mort à l’usine ? Avouez-le, vous détestez le système.

—- C’est totalement faux ! hurla Olaf Ethers. Vous ne pouvez pas…

— Je le sais... C’est faux, mais vous êtes le mouton noir de cette histoire.

Il glissa sa main entre l’accoudoir et le coussin du fauteuil. Il en tira une enveloppe joufflue de laquelle il sortit un pistolet qui se retrouva aussitôt pointé vers le Syndiqué.

— Vous n’allez pas ? glapit Ethers. Par pitié ! Elys, faites quelque chose, c’est votre frère bon sang !

Mais Elys Protena était impuissante. Elle aspirait sa main à force de la plaquer contre sa bouche, les yeux révulsés d’horreur. À ses côtés, le Co-Pilote regardait ses pieds et Jarn Ellington s’affairait sur sa mallette, refusant de participer à la mise à mort qui se déroulait sous ses yeux. Comprenant qu’il n’avait pas d’alliés dans la pièce, Olaf Ethers se lacéra le visage de ses ongles bien limés. Tout cela n’était que pure folie, il ne pouvait pas lui faire ça. Il ne pouvait pas sentir le sang poisseux qui dégoulinait le long de son visage et venait saloper la moquette :

— J’ai toujours été loyal…

— Vous n’êtes qu’un pourri, déclara Fulcräne. Mais, pas assez pour mériter une balle. Rappelez-vous que vous n’êtes qu’un exemple Ethers. Sécurité !

Le service de sécurité débarqua dans la pièce, les bottes crottées. Ils saisirent Olaf Ethers par les bras et l’emmenèrent dehors, prendre son dernier bain de soleil avant qu’il ne soit jugé sommairement. Au moins son éviction ne serait pas létale, mais être enfermé entre quatre murs pouvait s’avérer bien pire que la mort. Ses cris terrorisés se répercutèrent dans la grande maison, toujours plus faibles à mesure qu’on l’éloignait. On se trémoussa sur le similicuir. On se lamenta. Était-ce vraiment nécessaire ? D’autres après lui passeraient à la trappe. La Cité serait épurée de ses coupables factices et de ses sympathisants réels.

Finn Jöturn releva les yeux vers Gern Fulcräne dont le regard tournait au vague. Il avait l’iris constellé de tâches de sang et de larmes.

— Sache que je te soutiendrais toujours Gern, et maintenant ? Qu’allons-nous faire ?

Le Premier Pilote ne répondit pas. Du moins ne le fit pas avec des mots car ses yeux s’embrumaient et il n’en était pas capable. C’était un connard, mais son éthique – aussi restreinte qu’elle soit – ne tolérait pas qu’il puisse se débarrasser d’éléments fidèles pour se sauver. Il attrapa le rail de son arme et le tira vers l’arrière. Une balle se chambra, toute symbolique.

Il regarda l’assemblée pour vérifier qu’ils avaient compris. Ils avaient compris. La hache de guerre venait d’être déterrée et Norddle ne recevrait aucun contingent de main-d’œuvre presque gratuite. Il n’y aurait pas de lacrymogènes, ni de matraquages, ni aucune forme de rédemption pour ceux qui ne seraient pas sélectionnés. Finalement, une phrase menue sortie de la bouche du Premier Pilote : « J’aurais dû faire ça depuis longtemps, loin de ces connards de journalistes ».