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Chapitre 50

Le téléphone résonna dans le vide. Il était fort peu probable que Jinn Pertem puisse y répondre car il gisait alors dans une flaque d’alcool, très loin de la Surface et dans un monde bien meilleur de brume éthylique qui n’était qu’un avant-goût de ce qui l’attendait plus définitivement. Suranis raccrocha le combiné et jeta son dévolu sur un vase qu’on lui avait offert la semaine passée. Les fleurs étaient mourantes et finiraient leur vie dans une poubelle, prêtes à être brulées par l’incinérateur central de la Cité.

— Fait chier, souffla-t-elle et l’écho de sa voix lui revint.

Dans cet appartement vide, migraineuse et les cheveux dénoués en un marécage rougeoyant, elle en était à son troisième cachet d’aspirine. La pression dans son crâne, dans lequel un flot d’informations se déversait, peinait à diminuer. Après avoir cru y passer, tout revenait à la normale et elle cogitait autour du grand secret qu’elle venait d’acquérir.

Finalement, elle n’avait pas eu à mener à bout son enquête pour découvrir ce qu’il lui était arrivé. Il lui suffit d’un tour auprès de ses plus tendres mauvais souvenirs pour qu’elle se prenne des mois de mémoire d’une seule charge. Elle était désormais capable de dire ce qu’elle faisait il y a six ans et le grand vide qu’elle ressentait auparavant lui manquait déjà. Il fallait qu’elle partage avec Jinn tout ce qu’il s’était passé. Comment elle avait été capturée et comment on l’avait emprisonné dans cette cuve blanche, entièrement plongée dans la viscosité d’un gel qui la maintenait en vie. Elle se souvenait tout particulièrement des regards des scientifiques, mi-amusés mi-horrifiés, qui passaient et repassaient devant les rangées de sarcophages mémoriels en griffonnant des notes avec un sérieux morbide. Pendant une période incommensurable elle vit leur remue-ménage et entendit leurs discussions anxieuses. Le temps restant, elle se contentait souvent d’être plongée dans une torpeur quelques fois rompue par les électrochocs qui maintenaient ses membres endormis en vie.

Elle revoyait ces moments avec horreur. Elle se vit fixant la paroi de verre, ravie en à crever avec ce sourire figé sur ses lèvres qui combattait avec une facilité déconcertante son besoin de s’épandre en larmes. Et l’image lui revint des formes indistinctes qui passaient et repassaient alors qu’on la maintenait à l’orée de la conscience pour tester sur elle ce qu’on avait déjà fait sur d’autres. Des sentiments aussi différents que la haine et l’amour, la tristesse et la joie, du sombre pessimisme à l’éclatant optimisme s’emparaient alors d’elle et, sautant d’un état à l’autre, elle avait cru qu’elle allait y passer.

Tout aurait-été plus facile si dans la cuve blanche elle s’était embarquée sur le Styx pour s’aventurer au-delà de la fange de sa misérable existence. Elle n’aurait alors jamais vu les hommes en pourpre qui vinrent par nuées. Ces inquisiteurs aux yeux masqués par des lunettes à fente et trop joviaux pour être vrais lui parlèrent – et lui parlaient encore dans le ressassement de ses souvenirs – sans attendre de réponse sinon pour la féliciter de ses résultats. Ils lui promirent une nouvelle vie et quelle vie ! Sa vue s’était illuminée d’une lueur verdâtre marécageuse et tandis que le poison se répandait en elle, on instilla les germes de souffrance qui deviendraient siens…

Que tout était faux. Voilà tout ce qu’elle voulait raconter à Jinn Pertem qui refusait obstinément de répondre. S’il décrochait, elle pourrait lui partager que la véritable Suranis avait été remisée au placard et qu’à force de se défoncer l’épaule contre le verrou, elle s’en était échappé et que de l’autre côté des battants se trouvait un monde qui l’écœurait.

Elle reposa la main sur le combiné, décidée par ce besoin viscéral de cracher toute la crasse enfouie en elle et songea qu’il ne répondrait pas. Il devait être accaparé par ses grandes causes auxquelles il croyait vraiment, toutes foutaises soient-elles. Lui aussi était un heureux produit reconditionné.

Suranis vociféra en frappant des poings contre la table, ébranlant le téléphone :

— Pertem ! grommela-t-elle. Putain, tu vas répondre !

Elle s’empara du combiné et appela sur le numéro privé du politicien. Cette fois-ci le téléphone ne sonna pas dans le vide et un homme lui répondit. Ce n’était pas Jinn Pertem.

— Oui, allô ? Qui est à l’appareil ?

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— Anis Ontho, dit Suranis avec, pour la première fois, une nuance de doute dans sa voix en prononçant son pseudonyme. Je voudrais discuter avec le Coordinateur Jinn Pertem. Il est disponible ?

Quelque chose n’allait pas. Jinn en temps normal décrochait seul, mais les circonstances étaient extraordinaires. Un frisson la parcourut en entendant des murmures à l’autre bout de la ligne. Son interlocuteur la laissa de côté le temps de consulter le registre citoyen avant de revenir vers elle :

— Il y a un problème si vous êtes vraiment Ontho. Vous êtes supposée être morte si je lis bien l’article devant mes yeux… Écrasée et balancée dans le Flux, mais vous semblez bien loquace malgré cela. Qui êtes-vous réellement Anis Ontho et que voulez-vous au Coordinateur Pertem ?

La voix empreinte de tension appartenait à un inspecteur qui aurait aimé être partout ailleurs qu’à côté d’un Coordinateur inanimé. Un bruissement de tissu traversa la ligne quand on déposa Jinn sur sa civière. Suranis raccrocha brusquement après avoir laissé planer un blanc éloquent. Le même genre de blanc que ce qui subsistait de la véritable Anis Ontho et qui serait bientôt aussi valable pour Suranis Rhéon. La teinte que seul un cadavre peut prendre. Ce qu’augurait l’interrogation de l’homme c’était la perte de son identité de substitution et avec elle d’une vie à peine retrouvée. Bientôt, ils en arriveraient à la conclusion que la fille se faisant passer pour une morte avait vécu au SAGI et qu’elle devrait rejoindre le Flux dans les plus brefs délais.

Comment avait-elle pu croire que personne ne viendrait jamais questionner celle qu’elle prétendait être ? Depuis six ans elle vivait dans un mensonge et le renouvelait. Elle ne pouvait plus faire autrement et d’une malheureuse façon n’appartenait guère plus à ce monde qu’un bug dans le programme citoyen : comme lui, elle serait éradiquée.

Une dizaine de minutes s’écoulèrent. Haletante, les entrailles crispées par la peur, elle entendit la sirène qui se rapprocha d’elle. Par la fenêtre, elle aperçut la voiture banalisée avec son gyrophare orange sur le toit volé à un engin de chantier. La patrouille obliqua vers elle et entra dans la cour de son immeuble. Ils avaient été rapides, beaucoup trop. La situation devait être telle que l’alerte maximale avait été déclenchée. Évidemment, pensa amèrement Suranis, Jinn Pertem devait être particulièrement surveillé et tout ce qui le touchait de près ou de loin ne pouvait faire autrement que monopoliser une bonne partie du personnel du Conseil. Elle n’osa pas développer davantage son raisonnement car plus loin se trouvait le rapport écrasant des forces en présence : elle contre le monde.

La panique s’empara d’elle lorsqu’elle se rendit compte qu’elle allait redevenir une fugitive. Il était toujours possible que la patrouille ne vienne pas pour elle, mais elle se méfiait de tout depuis sa première cavalcade où elle laissa Herth Phue ensanglanté sur le perron de sa porte. Elle ne se risquerait pas à attendre la version plus policée des flics qui l’attendait avec d’admirables blazers agrémentés de leurs petits brassards oranges. Son interpellation serait bien plus douce que celle subie par Herth Phue mais sa fin en tout point semblable et elle n’était pas prête à l’affronter.

Malgré ses pensées bouleversées et son envie d’en découdre avec l’étincelle de vie en elle, elle ne put se résoudre à rester passive dans l’attente des serviteurs du Conseil. Elle sortit en hâte dans la cage d’escalier, dérapant sur le sol lavé de frais. Au moment où elle disparaissait dans l’ombre, elle entendit un bruit provenant de l’ascenseur et deux hommes en costume anthracite (dont la fonction ne permettait aucun doute) en sortirent. Sans la voir, ils s’approchèrent de sa porte d’entrée et frappèrent une unique fois avant de l’ouvrir avec un passepartout. Les doutes de Suranis étaient fondés, ils venaient pour elle et il ne lui restait qu’une poignée de minutes avant qu’ils ne révèlent leur fouille infructueuse au Q.G. Alors ils sortiraient les grands moyens et la pisterait jusqu’à qu’elle soit épuisée et acculée contre la muraille du réel.

Il demeurait cependant un espoir ténu, une première expérience en qualité de fuyarde s’étant soldée par sa survie. Elle ne survivrait certainement pas à cette journée, mais se battrait jusqu’au bout pour s’accaparer une dernière chance. Elle descendit à toute vitesse l’escalier résolue à vivre jusqu’à qu’elle se décide à l’inverse. Elle déboula dans le hall et ouvrit à la volée la lourde porte d’acier pour se retrouver aveuglée. L’espace d’un instant elle eut l’impression que le soleil s’infiltrait dans sa rétine, puis elle comprit qu’il s’agissait des étincelles malines d’un laser neutralisant à faible portée maladroitement tenu par un bleu laissé de garde.

— Où allez-vous comme ça ?! Le bâtiment est en cours d’investigation ! hurla le bleu avec tremblement devant celle qu’il supposait être la suspecte recherchée.

Ses doigts frémirent sur la détente et Suranis vit à son regard que l’arme lui indiquait que la charge n’était pas prête. Il ferait feu dès que l’aval technologique lui serait donné, mais Suranis fit feu avant. Elle dégaina le pistolet de Perth avec trop de stress pour que son geste soit digne d’un western et la déflagration parti à hauteur de hanche.

Le bleu la regarda avec surprise, porta sa main à sa poitrine qui se teinta de rouge et tomba à la reverse avec cette même expression. Le sang jaillissant de sa bouche, il semblait sur le point d’éclater de rire avec ses yeux plongés dans la Bulle irisée qui s’imprima en lui comme dans le cœur de ses compagnons.

Il s’appelait Oltürk Fingram et ainsi mourut-il. Le premier à rejoindre l’après. Suranis le dépassa, s’arrêta une fraction de seconde à sa hauteur pour s’emparer de son laser… Au cas où. Elle ne se sentait pas prête à flinguer un second homme aujourd’hui, mais elle en grillerait plusieurs.