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Chapitre 47

La sensation d’irréalité, celle d’avoir fait un bon dans un passé qu’elle aurait préféré ne jamais être sien, foudroya Suranis lorsqu’elle atteint l’immeuble dans lequel elle avait vécu. Si vivre était le bon mot. Il était toujours aussi étriqué, allongé vers les stalactites qu’il frôlait avec une nonchalance effrontée. De l’extérieur, les mêmes vieilles affiches défraichies qu’à son départ recouvraient le béton et lui donnaient quelques couleurs.

Elle eut un haut le cœur en ouvrant la porte – cassée depuis des mois – et en entrant dans la cage d’escalier puante. Elle se retrouva devant les mêmes crevasses aux jointures des portes, signalant le prix moindre des étages inférieurs. En tendant suffisamment l’oreille, elle pouvait entendre filtrer les conversations, discrètes mais jamais assez, qui passaient parfois à travers des parois aussi fines que du carton. Les occupants avaient beau avoir tapissé les murs intérieurs de tout ce qu’ils trouvaient, la qualité de l’isolation obtenue était à peine supérieure à celle des krouchtchevka d’une autre époque. Les logements des premiers étages étaient de la même qualité que celle que l’on concédait à ses occupants qui, en ce début d’après-midi, ne pouvaient n’être que des chômeurs et des personnes ayant arrêté, pour une raison quelconque, d’être de bons et honorables citoyens apportant leur bras à la société.

Perth comptait parmi cette dernière catégorie bien qu’il bénéficia du standing tout relatif de la hauteur. Il était probable qu’au moment où Suranis entra dans l’immeuble il dormit de tout son soûl en décuvant de la soirée de la veille et attendant la réouverture des bars. Il avait pourtant une rente assez importante pour se permettre de vivre ailleurs, mais le choix s’était porté sur ce taudis car il avait une autre charge incompressible à côté du loyer : la boisson et les quantités colossales que pouvaient en ingurgiter son corps.

Suranis se sentit éreintée, psychiquement affaiblie, en s’approchant des marches qui la mèneraient à lui. La dernière fois qu’elle l’avait vu elle lui avait presque arraché la moitié inférieure de son sale visage. Il ne serait pas content de la revoir, il hausserait son petit poing furibond en l’air, mais elle était venue armée et elle était presque certaine que, de leur confrontation, elle ressortirait gagnante. Le presque n’était cependant pas suffisant pour elle qui avait choisi cette période de la journée pour affronter le crapaud misogyne. Cette période où il était encore ensuqué serait la meilleure pour qu’elle puisse se contrôler. Elle rêvait de le flinguer, mais elle craignait que dans son état de stress elle ne tire avant même d’entamer la discussion comme le font parfois les imbéciles effrayés. Et si elle parvenait à maîtriser sa peur et à obtenir de lui ce qu’elle désirait, aurait-elle le courage après lui avoir pointé le pistolet sur ses précieuses couilles de relever le canon et de lui envoyer une balle entre les deux yeux ? Suranis pensait que oui. Six ans de sévices, six balles et tous les vices de Perth s’envoleraient. Il serait aussi déformé qu’il l’avait elle-même déformée. C’était le plan. Mais peut-être aussi s’emparerait-il de l’arme maladroitement tenue par Suranis et réaliserait-il son fantasme le plus récent avant d’en finir avec lui-même.

Quoiqu’il advienne, elle ne pouvait plus faire marche arrière. La fuite était encore possible, mais quoi qu’elle obtienne de lui elle avait besoin de cette ultime confrontation. Elle effacerait de son plein gré une partie de son histoire. Elle entama l’ascension des marches, étage après étage dans l’expectation des retrouvailles.

Combien de petits pas furent accomplis pour la mener devant le judas ? Elle n’en savait rien. Une fois, rentrant épuisée, elle les avait comptés, mais elle ne s’en souvenait plus. Dans tous les cas, bien moins avaient été accomplis que ce qui lui aurait été nécessaire pour qu’elle soit prête à le revoir.

Elle frappa à la porte, se déplaçant pour se mettre hors de portée du judas. Puis vint l’attente. Il n’y eut aucun bruit en réponse à ses coups martelés. Elle réitéra l’opération au cas où Perth serait plus assoupi encore que ce qu’elle aurait pu imaginer, ignorant de fait qu’il était assoupi plus qu’un humain ne pouvait se permettre de l’être. Prise au dépourvue, à la fois grognonne et soulagée par l’absence de réponses, elle s’acharna sur la porte juste assez pour qu’à sa droite une autre s’ouvre et qu’un voisin alerté sorte sur son perron. À la pensée des avis de recherche soit disant placardés dans les bas niveaux – pure invention avaient avoué ses compagnons de squat – elle se dit qu’il pouvait y avoir une certaine vérité dans ce mensonge. Et si Perth, à son échelle médiocre, avait fait le tour du quartier en demandant à ce qu’on le prévienne si la garce revenait ? Le voisin rentrerait alors chez lui et lui dirait : « Tu devrais sortir, elle est devant chez toi et pense à sortir armé, elle a l’air furax ».

Stupide Suranis. Il va te reconnaître et que fera-t-il ensuite ? Rentrer chez lui, appeler le Crapaud et te demander d’attendre ? Tu l’as bien mérité si tu te retrouves en tôle avec ton vieux flingue. Tu es une bouchère, tu as déjà découpé un homme et tu vas peut-être zigouiller un innocent aujourd’hui pour ne pas te faire attraper. Imbécile. Tu aurais dû abandonner depuis longtemps.

Elle se retourna vers le palier et le scénario à peine esquissé s’estompa aussitôt. La crainte furtive qui l’avait saisi disparut devant le visage inconnu du voisin :

Stolen novel; please report.

— Madame, lança-t-il avec une certaine révérence, que souhaitez-vous ?

— Monsieur, lui répondit-elle, ce qui déclencha chez le voisin une sorte d’émerveillement. » Elle avait oublié qu’elle était habillée comme une gente de la haute et que celles-ci passaient directement aux questions en règle générale.

Elle en oublia qu’on lui avait posé une question, mais sa situation face à la porte de Perth Bickhorn suffit à répondre à sa place :

— Vous cherchez à voir Bickhorn ? s’enquit poliment le voisin.

— Oui, c’est bien ça. Savez-vous s’il est chez lui ?

— Vous aurez bien du mal à le voir. Je ne suis ici que depuis le mois dernier et je n’ai connu Monsieur Bickhorn qu’une seule semaine. Il est parti à l’hôpital pour un problème de foie et n’en est jamais revenu.

— Il est…

— Mort, Madame. Une cirrhose je crois. Le prochain locataire ne devrait pas tarder à arriver. Désolé. Je ne sais pas pourquoi vous vous êtes déplacée, mais il n’est plus parmi nous.

— Ça ne fait rien. Merci pour l’information.

Le voisin sourit et rentra chez lui. Perth, mort. Un flic du SAGI assez abruti par l’alcool pour ne pas lui poser de problèmes. Pas trop de problèmes en tout cas, plus du tout même maintenant qu’elle était armée. Surtout il était un flic qu’elle pensait pouvoir faire taire définitivement et sans remords. Elle n’avait pas pu le tuer elle-même et elle en ressenti une sorte de frustration. Tu voulais savoir ce qui t’était arrivé il y a six ans, non ? Flinguer Perth le Crapaud, c’était seulement du bonus… Pas vraiment au programme. Tu n’es pas du genre à te venger dans le sang Suranis, n’est-ce pas ? Tu as toujours été si calme. Mais ce calme n’était qu’un voile. Une illusion. Depuis toujours elle avait envie de gueuler, de fracasser, d’arracher des têtes et jouer au basket avec. Le monde était cependant policé et elle ne pouvait pas faire cela. Comme beaucoup elle en avait pourtant envie. Pourquoi les enflures devaient-elles toujours s’en sortir ? Pourquoi devaient-elles toujours échapper au courroux vengeur ? Merde, après avoir passé des années à se faire violence en picolant trop elle avait acquis une autre cible de prédilection que sa propre personne : Perth Bickorn. Ce petit con qui savait certainement ce qui lui était arrivé à elle et à Jinn Pertem. Ce petit con qui s’était tué tout seul comme un grand.

Soit. Elle n’aurait pas sa vengeance et oui, elle avait décidé que le policier interrogé serait Perth car il était presque peu probable qu’elle soit prise de pitié au moment de presser la détente. Il était le seul à pouvoir être tué par sa main. Elle le savait, Jinn le savait. S’il avait été si réticent à l’idée de chercher plus en profondeur dans leur passé c’était que cette étape de la redécouverte d’un fragment mémoriel ferait d’elle une meurtrière sans même avoir la certitude que ça en vaille la peine. Suranis n’avait aucune envie de le devenir et avec Perth elle aurait seulement été une vengeresse, rien de plus.

Il lui restait bien une autre solution qui consistait à trouver un autre présent lors de l’assaut du SAGI, mais était-elle prête à franchir ce pas ? La réponse lui paraissait évidente : non. Elle ne pouvait pas prélever la vie d’un homme qui avait peut-être une femme et des enfants ou au moins une famille qui l’aimait. Bien qu’ils eurent volé sa vie, elle n’était pas résolue à en faire autant avec la leur. Pas tant qu’elle ne serait pas acculée.

Et maintenant donc que lui restait-il ? Maintenant, elle était perdue. Suranis n’avait pas prévu de plan B. Elle aurait dû découvrir qui elle était vraiment et se défaire du masque dont elle avait été affublée dans le meilleur des mondes. Puis elle aurait rejoint Jinn avec l’élément qui aurait déclenché toute la décharge de souvenirs, en salves violentes et douloureuses, et ils se seraient souvenus de toutes ces choses qui étaient tues.

Des choses dangereuses. Suranis Rhéon serait devenue l’ennemie publique numéro un dans ces conditions, mais Suranis Rhéon était morte. Elle avait laissé place à Anis Ontho. Anis Ontho, la fille bien rangée, sans amis, sans famille, mais propre sur elle qui jamais n’était allée à l’encontre de la loi et dont le seul délit se cantonnerait à la possession d’une arme à feu. Ce qui n’était déjà pas rien. En même temps Suranis avait l’impression d’avoir déjà fait bien pire qu’un simple port d’arme, pas éthiquement pire – loin de là – mais pire en tant que Citoyenne.

Lorsqu’elle redescendit la cage d’escalier de son ancien immeuble, sentant le canon du pistolet qui tapait contre sa cuisse, elle se mit à imaginer qu’à ses côtés se trouvait un homme à moitié délirant. Son abdomen se consumant doucement et l’odeur des chairs brûlées se répandant. Elle connaissait déjà la suite de l’histoire : ce con sourirait comme le héros d’une histoire aussi pourrie que ses entrailles. Ce bref flash qu’elle attribua à son imagination aurait bien nécessité une psychanalyse plus poussée qui aurait conduit à la conclusion que tout cela était vrai. Une nouvelle analyse en somme.

L’Analyse. Et si finalement n’était-ce pas le fait que sa cervelle soit mitée qui fut à l’origine des doutes qui l’envahirent alors et de l’inondation mnésique qui s’ensuivit ?