Un seul portail permettait d’accéder à la cour. Aucun verrou n’en bloquait le coulissement et il glissa avec facilité dans sa tranchée. Les hommes, tous réunis dans le bâtiment, n’entendirent rien des mercenaires du Pùrgos qui s’introduisirent sur le domaine de Yëpes. Des fagots de bois s’entassaient dans la cour, des sacs de jute attendaient d’être chargés et malgré les efforts prodigues des ouvriers qui balayèrent la cour avant de la quitter a priori jusqu’à la fin des tensions, une fine couche de poussière recouvrait déjà le pavement.
— Il a les moyens ce con, chuchota Cosmo.
Parfois, il devrait se taire, mais malgré ce défaut Silas l’appréciait. Il était fiable. Ils marchèrent ensemble à pas feutrés sur les dalles d’ardoise. Pour l’occasion, leurs lourdes bottes avaient été remplacées par des sandales légères qui, bien qu’encore bruyantes, étaient inaudibles à moyenne distance. Les guerriers qui suivaient le duo ne paraissaient pas inquiets, simplement surpris de ne pas rencontrer de résistance. La cour était résolument vide de toute menace. Pas même le moindre guetteur.
Les seules silhouettes rencontrées, outre les entrepôts, étaient celles des immenses plateformes qui jalonnaient la cour. Des sacs attendaient sur celles-ci, hissées à la force des bras sur des palettes qui seraient soulevées par des palans avant d’être chargées sur les chariots. Pour l’heure, lesdits chariots s’alignaient docilement contre le plus grand des entrepôts. Ils étaient tous recouverts de toiles, histoire de ne pas prendre la poussière bien que Silas pensa qu’ils puissent abriter les défenseurs qui lui paraissaient absents.
— Un problème ? demanda Cosmo en remarquant le regard de Silas.
— Peut-être, murmura Silas.
Il désigna les chariots et tira son épée au clair.
— Tu penses ?
— Non en fait. Aucune raison, se résigna Silas. Une perte de temps et une vérification qui serait trop bruyante, je suis peut-être un peu parano.
Il rengaina son épée après s’être accordé une seconde de réflexion supplémentaire. S’ils s’étaient cachés dedans, c’est que la compagnie avait été repérée. Aucune raison pour que ça soit le cas. Leur position avancée sur la dune était bel et bien invisible de la cour. Si des défenseurs existaient, ils se tassaient dans ce bâtiment voilà tout, le seul dont la cheminée tirait et ce n’était clairement pas dans une recherche de chaleur. Après tout, les Ourakiens fuyaient les fortes températures par une architecture astucieuse : des tourelles de briquettes flanquaient les côtés de la bâtisse sans pour autant posséder le moindre but défensif, elles attrapaient les vents pour les recracher de l’autre côté surchargés de chaleur humaine et de relents qui parvinrent jusqu’à à la compagnie. Ces odeurs, ce n’étaient pas celles de la tourbe, mais du vrai bois qui brûlait dans l’âtre en réchauffant une de ces soupes qui ne disparaissait jamais vraiment.
— Ils sont là-dedans, dit Silas en agitant son index. Personne à l’extérieur, à l’odeur ça me paraît évident. Ils ont la dalle.
Bien que de ça, il n’en était pas tout à fait sûr. En tout cas, ceux qui étaient dedans devaient mettre le couvert pour le repas. Ils se rendraient dans la seconde et si le Silas d’hier aurait dit que c’était une bonne chose, celui d’aujourd’hui ne partageait pas cet avis.
Mon copain, tu vas les niquer en beauté. Pas de pitié. - /- Dégage.
Il s’arrêta un instant. Cosmo le dépassa et effleura son épaule. Il ne réagit pas, songeant que la peur qu’ils instilleraient chez les attablés les feraient fuir sans effusion de sang, surtout si la première personne qui passait le pas de la porte était un géant blond. Mais non, il ne fallait pas qu’il le dépasse. Il ne voulait pas que la peur s’installe et…
— Ferme ta grande gueule, grogna Silas.
Le keffieh de Cosmo se retourna vers lui. Ses yeux brillants le questionnèrent silencieusement.
— Ce n’est rien. Je répondais juste à ma putain de migraine, on peut continuer à avancer ?
Peut-être comprit-il que quelque chose n’allait pas, peut-être ne l’imagina-t-il même pas mais Cosmo continua sa marche. Avec les autres hommes, ils flanquèrent le bâtiment dans un silence de mort. À l’intérieur les signes de vie se multipliaient. On entendait clairement les conversations, par trop bruyantes bien qu’incompréhensibles, – était-ce seulement de l’élypathien ? – et sentait les odeurs de vies ordinaires.
Le capitaine, qui tout du long avait été en tête du défilé mortel, arriva le dernier et leva une main pour l’imprégner d’un mouvement circulaire en sifflant une seule fois. Les mercenaires sortirent des briquets – les pierres étaient usées, bientôt elles ne rendraient aucune étincelle – et allumèrent les tissus imbibés de poix enroulés autour de leurs armes.
— Prêts ? demanda-t-il à mi-voix.
Une série de tapes sur la cuisse remonta jusqu’à lui. Il échangea un regard complice avec Cosmo, bienheureux que le keffieh lui cacha le sourire qui s’épanouissait sur ses lèvres. Il se dit qu’ils devaient avoir l’air de cultistes ainsi affublés et que pour son retour, cela leur siérait.
Sauf que tu ne vas pas revenir, hein sale bestiole ?
De tous les mensonges que Silas s’était raconté, celui-ci était le plus grand. La froide souillure du tunnel demeurait en lui, indélébile. L’Araignée tissait sa toile et il commençait à penser que son nom commençait par un M et finissait par un A. Maga n’était pas du domaine du mythe.
Coucou, je suis là. La salutation résonna dans sa tête. Il se demanda si elle existait. Il avait ouïe dire que certaines particules du Flux, notamment les anciennes emprisonnées à la source, pouvaient mener aux bords de la folie si elles étaient inspirées. La culture du capitaine s’occuperait alors de créer pour lui ce colocataire envahissant qui n’était autre que lui. Du moins, c’était l’hypothèse à laquelle il décida de se rattacher en se disant que d’ici quelques jours tout irait mieux.
Un mensonge, encore une fois, qu’il préserva précieusement en suivant les traces de la Compagnie. Ils entrèrent dans le vestibule et les conversations disparurent de l’autre côté d’une porte par laquelle s’échappait les vibrations orangées du foyer. Ils cramaient du bois à tout va, pas de la tourbe. Ça sentait le fric et cela, la partie mercenariale du capitaine l’apprécia. Ses guerriers envahirent la pièce, leurs armes enflammées leur léchant le visage. Il y avait là des paillasses étendues par terre, des hommes à moitié endormis en pagne qui ne se réveilleraient franchement que lorsqu’on tendrait une gamelle (ou le fer) vers eux. L’une de ces deux possibilités glougloutait allégrement au fond. Une marmite était remuée avec entrain par un adolescent au turban noué sur le crâne, mais il cessa aussitôt qu’il vit les hommes et lâcha la cuillère au fond. Ses yeux s’embrumèrent et un vieillard accourut aussitôt vers lui, l’enserra et le détourna du spectacle. Ils échangèrent quelques mots dans une langue exotique, jetant des regards terrifiés vers les brutes.
— Hankersam du dam ? s’écria-t-on.
Aucun des soi-disant mercenaires du Yëpes se bougea d’un pouce. Celui qui venait de parler était une femme, elle se redressa et alla à la rencontre des hommes du Pùrgos. Elle portait une tunique simple, bien que composée d’étoffes de qualité aux broderies discrètes mais élégantes. Elle n’avait rien d’une femme d’arme, sinon d’une accompagnante qui gagnerait sa croûte en extirpant les soucis des hommes.
Ce n’est pas une pute, se dit Silas, on ne la laisserait pas s’exprimer ainsi. Les hommes sur son chemin lui ouvrirent le passage pour la laisser s’approcher. Elle les représentait, ça c’était sûr, et du peu de connaissances sur la culture ourakienne que possédait le capitaine une vieille histoire le rattrapa. En Ourakie, des femmes dirigeaient des hommes. Le Royaume d’Elypathes ne supportait, ni n’encourageait, aucune coopération militaire avec l’ennemi et le respectable Hal Yëpes ne pouvait décemment avoir embauché des mercenaires Ourakiens alors il ne restait plus qu’une seule solution : des ouvriers.
Gildas… Je vais te niquer - / - Plus compliqué de saigner des innocents, hein ? T’as peur de te faire rouler dessus par tes gars mon copain ? T’inquiète, va bien falloir te faire le cul.
La femme parla plus fort que la voix en Silas :
— Jer dam ? demanda-t-elle dans sa langue chantante.
Les hommes du Pùrgos se regardèrent, stupéfaits. La femme éclata d’un rire aussi léger qu’indéchiffrable.
— Parlez pas ourälke ? Êtes pas amis d’Hankersam. Qui êtes ? Chez mes sladakt inspirez la peur.
Sladakt. Le mot résonna parmi les rares vétérans des campagnes d’Anthes le Brave qui se trouvaient dans la compagnie. « Pitié, pitié… Sladakt ! » était une phrase commune à l’époque où ils écumaient les campagnes ourakiennes. Parfois, ils rencontraient des éleveurs à l’apparence trop musculeuse à leurs yeux. Ils ressemblaient trop à ceux qu’ils combattaient et, dans le doute, ils les tuaient une fois sur deux. Le plus souvent ils se trompaient lourdement et des veuves éplorées venaient présenter leurs doléances aux légionnaires du Royaume. De l’accord de paix signé entre le Royaume et les Clans d’Ourakie, il n’avait jamais été question de payer le prix du sang versé par les légionnaires apeurés et une rancœur tenace demeurait.
« Oui, mais tu aurais dû voir » avait un jour raconté l’un des vétérans à Silas. « Je suivais un aventurier à l’époque. Gale qu’on l’appelait. Il louait ses services au Royaume et j’étais dans son groupe avec sept autres gaillards qui chevauchaient dans le désert à la recherche du prochain point d’eau pour la foutue Légion. Combien de fois avons-nous vu ces connards de basanés sortirent du sable ? Quand ils n’étaient pas là, on tombait dans des pièges à la con… Merde, j’ai un pote qui s’est brisé la nuque dans l’un de leur trou ! Alors ouais, on ne se demandait pas si c’était un enragé ou pas quand on croisait un type un peu trop baraqué… ». Et ils le tuaient. Les Ourakiens parlaient de milliers de civils ainsi assassinés par des unités en vadrouille. La vérité c’était que parmi eux devaient effectivement se cacher des guerriers, mais tout cela appartenait au passé. Du moins, dans un monde idéal. Les vétérans de la Compagnie baissèrent les yeux, honteux et en même temps, merde vous étiez-là quand des hommes grimés en gamins s’allongeaient au milieu de la route, feignant d’être assoiffés pendant que ses petits copains détalaient sur vous ? Vous étiez-là quand ils dynamitaient leurs galeries sous vos pieds ? Peut-être avez-vous eu l’occasion de croiser l’un de vos anciens potes, écorché vif et exposé comme une putain d’œuvre d’art du bon Roi ? Non, bien sûr que non, vous n’étiez pas là. Mais cela n’excusait rien, les meurtres des sladakt restaient leur crime. Les vrais gosses devenus orphelins qui crevaient c’était aussi eux… Tout était si difficile.
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— Vous n’allez pas rester ici à rien foutre ! vociféra une voix désagréable. Juste vous mater, ouais je vois bien…
Le Bigleux boita en se frayant un passage jusqu’au capitaine. Lui n’avait jamais vu de sladakt, mais une ou deux fois des Manieurs de feu.
— C’est louche, cracha-t-il à son oreille. Oui, pour sûr que ça l’est ! Elle est bonne, mais pas pute. Regarde plutôt là-bas !
Il désigna un des hommes qui venait de glisser une main sous son pagne et se figea. Un catalyseur suffisait souvent pour qu’un hachoir rayonnant apparaisse et transforme la scène en boucherie. Cuisson à point.
— Il cache quoi ? Se touche les couilles peut-être ? Des sladakt… Mon cul !
Peut-être pas que des ouvriers, mais essentiellement des ouvriers…
- / - Éclate-toi mon pote ! Dans le doute, pense aux massacres de Jerosbath, de Ganymède… Ah, c’était chez toi ça. Aller, choisis le bon côté pour une fois.
La diatribe du Bigleux commençait cependant tout juste et coupa court à la conversation intérieure du capitaine.
— J’en ai vu, ouais ! Pas de ces putains de sandales, ça non, mais des Manieurs ouais ! Pour sûr capitaine ! Une femme et des ploucs en pagne, pour vous ça ressemble à un harem, pour moi… dit-il avant de prendre une petite pause. Merde, du sang.
Il l’avait dit comme une simple banalité. Silas sentait que le tissu clair de son keffieh devenait plus chaud, plus humide. Oui, il saignait du nez. Il tourna lentement sa tête de droite à gauche. Aucun problème, tout allait pour le mieux. Certainement la sécheresse de l’air.
— T’occupe le Bigleux. Je survivrais.
— Des Manieurs, ouais, des…
Silas repoussa le Bigleux et revint à la femme qui, dans l’attente, avait croisé les bras. Un air contrarié imprégnait son visage :
— Gherlik ! Je ne comprends rien, parlez trop vite. C’est avec moi que la conversation doit suivre, oui, parlez donc ! dit-elle sans la moindre trace de peur dans la voix.
— Nous avons été mis au fait de la présence de mercenaires dans l’entrepôt. Quoi qu’il en soit…
— Mercenaires ? Des hankers payés, ça ? Non, y a pas.
— Y a pas… Y a pas… Mais je vais quand même te buter, répondit avec calme Silas. Du fric. Ouais mon copain, c’est ce qu’on t’a promis. ICI
La femme haussa un sourcil, elle ne possédait pas ce vocabulaire. Une main bienveillante se posa sur son épaule et l’enjoignit de quitter la pièce, tout de suite et avec lui. Le bon vieux Cosmo ordonna dans la foulée de garder captifs le personnel du Yëpes – mercenaires ou pas. Le capitaine ne résista pas longtemps à la pression sur son épaule et céda, soulagé de quitter le bâtiment. Le grand air lui fit du bien après avoir souffert de l’écrasante odeur musquée d’hommes entassés.
À l’abri des regards, ils soulevèrent leurs keffiehs. La peau luisait dessous, couverte de sueur. Ils étouffèrent les flammes de leurs lames.
— Tu ne buteras personne. Nous avons été douillés, voilà ce qui s’est passé, dit Cosmo. Le nalth nous avait promis des mercenaires, pas des civils…
— Je n’en ai aucune envie, prétendit Silas et l’espace d’un instant il le crut.
— Oui, évidemment… Mais ce n’est pas ce que tu viens de dire à leur bonniche.
Les yeux de Silas s’écarquillèrent, horrifié. Il avait dit quoi ? Il tenta de se repasser les événements dans l’ordre chronologique, l’adolescent qui lâche sa cuillère, le vieillard qui le cajole, la femme qui s’approche à son tour. Le musc, les flammes et le ragoût qui mijotent… Lui, qui se va à la rencontre de la représentante du groupe, la regarde dans les yeux, ces yeux d’émeraudes, et lui répond qu’il va la buter. Oui, il l’avait vraiment dit.
— Ce n’était pas moi, glapit Silas.
— Par tous les dieux ! Heureusement qu’elle ne t’a pas compris. Qu’iraient-ils raconter ? Que des Elypathiens les ont menacés de mort ? Combien de mercenaires se baladent de ce côté de la frontière à ton avis ? Je vais te le dire… Au moins un, plus qu’invraisemblable qu’il y en ait deux.
— Je sais…
— Et tu…
— Ferme ta putain de grande gueule !
Cosmo se recula, comme physiquement blessé. Le capitaine tremblait, un éclat malveillant dans le regard. À l’intérieur, des discussions angoissées filtraient. Toutes en Ourakien, bien que le Bigleux imposait sa voix, plus forte que les autres, par-dessus le lot.
— Nous sommes dos au mur… Soit nous réglons l’affaire du nalth, soit la compagnie disparaît avec nous. C’est ce que tu veux Cosmo ? La plus ancienne compagnie de tout l’Empire, effacée à tout jamais ? Le Royaume grand vainqueur ? C’est donc ce que tu veux ? Détruire un putain d’empire millénaire parce que, non, Cosmo le grand seigneur ne s’en prendra jamais à des innocents ?
— Oui ! Je ne pense pas que la moitié de nos gars sont…
— MAIS TU VAS !
Il allait lui foutre un coup, mais un fracas net le stoppa. Le fer d’une hache vint rebondir à ses côtés, retombant sur le sable sans un bruit. Entre les bâtiments, des robes colorées se présentèrent. Une vingtaine d’individus, au bas mot, venait d’envahir la cour. Ils s’embrasèrent d’une aura bleu, une flamme qui gelait plutôt que brûlait. En langue locale, cela signifiait que les Manieurs de feu tant attendus étaient arrivés. Cosmo porta la main à sa fidèle masse.
Oh, les bouffeurs de couilles, s’esclaffa le colocataire de Silas.
Ils avancèrent vers eux, bien décidés à prélever leur moisson sanglante.
— Qu’est-ce que…
Silas ne réfléchit pas. Il saisit le bras de son compagnon et se retira dans la bâtisse. Du bruit provenait aussi de l’intérieur. Les généreuses pelletées de perles promises par le nalth s’échappèrent de son esprit aussi vite qu’elles s’y étaient immiscées. Ils devaient fuir, mais, une partie de lui voulait rester ici, rester sous la courbe meurtrière des armes qui s’abattraient sur lui et observer le regard troublé des agresseurs quand ils se rendraient compte qu’ils ne pouvaient rien faire contre lui.
Tu crèveras la bouche ouverte, voilà tout.
Mais il ne pouvait mourir tué par sa propre création. L’Araignée tissait en lui si profondément qu’ils ne faisaient plus deux, pas encore un non plus, bien que cela ne tarderait pas à arriver. Il perdait du terrain, tout n’était plus qu’une affaire d’heures avant l’inéluctable.
Non, non, tu t’inventes tout ça !
Qu’est-ce qu’il en savait ? Une part de lui se persuadait de l’inverse. Mais le moment n’était pas celui de tenter sa chance. Il s’approcha, avec Cosmo, de la pièce qu’ils venaient de quitter. Les Manieurs de feu, dehors, s’étaient décidés à camper sur leur position encore méconnue des mercenaires restés à l’intérieur qui, à l’heure, paraissaient plus apaisés.
— Il y a un pro… commença Silas.
La représentante discutait vivement avec le Bigleux, un sourire énigmatique sur les lèvres. Elle avait aussi senti le problème qui, pour elle, était une solution. Le duo fit mine de ne pas entendre le capitaine et une horrible sensation s’empara de lui : personne ne l’écoutait.
— Au moins, ma petite dame, on peut parvenir à une solution ! Vous nous filez ces jolies boucles, tous les foutus bijoux et perles de cette pièce, et on se tire ! Ouais, pour sûr, parole de Bigleux ! dit le Bigleux en même temps que Silas commençait sa phrase ignorée.
La femme lui plaça une main autour de l’épaule comme si elle allait l’embrasser. Vivement, elle remonta l’autre main dans sa chevelure, détacha une épingle et la ficha avec malice dans l’œil le plus valide du mercenaire qui s’écarta subitement. Le globe percé pissait d’un pus épais, il tâcha de faire le lien avec ce que cela représentait. Aveugle ? Oui, il l’était presque. Son monde ne se résoudrait désormais plus qu’à un rideau brumeux.
— Sale garce ! hurla-t-il.
— On nous attaque ! entonnèrent en chœur Silas et Cosmo.
Une déflagration vint confirmer leurs dires. Un pan entier d’un mur s’effondra, dynamité par les Manieurs de feu peu soucieux de la survie des otages. Le sourire disparut du visage de la représentante, remplacée par une indicible horreur alors qu’elle se tenait le bras, tentant de le remettre en place. Les poussières retombèrent, dévoilant la valse surréaliste du couple haineux au centre de la pièce. Le Bigleux lui tordait le bras selon un angle improbable, la représentante lui lançait des supplications. Il allait la tuer avant de se joindre au combat.
— En formation défensive !
Ils se massèrent devant l’ouverture béante quand un javelot jaillit de la porte que le duo de commandement venait d’emprunter. Le projectile traversa la pièce et finit sa course dans une cervicale du Bigleux qui tomba, l’œil toujours pendant sur sa joue et aspergeant de son sang celle qu’il aurait voulu pour victime. Les Manieurs de feu venaient d’arriver sur scène, tout n’avait été qu’une diversion. Cosmo et Silas, en retrait du reste de la compagnie, se ruèrent sur la porte pour les repousser dans le vestibule. Ils y parvinrent.
Salaud de nalth… Ce ne sont pas des mercenaires, mais ils ont des copains dans les parages. Je ne crèverais pas ici - / - Mon cul mon pote, tu adorerais ça ! Je sais bien que tu ne m’aimes pas.
Ce qui était vrai. Il crèverait volontiers, mais son corps était passé en mode automatique. Son épée para la lame courbe, scintillante de l’énergie bleutée des Manieurs de feu, qui fendit l’air vers lui, elle descendit jusqu’à la garde rafistolée à la va-vite qui lui sauva ses doigts. Il s’attendit à sentir la brûlure de la flamme bleue, mais était froide. Si froide qu’il en ressentit la morsure jusqu’à l’os. Cosmo se baissa et donna un coup de masse entre ses jambes, terminant sa course dans les mollets du premier des assaillants qui tomba à la renverse, se brisant le crâne contre les pavés. Le second de cordée enjamba son compagnon, ne se souciant pas du corps qui se consumait dans sa propre énergie qui maintenant virait au vert profond du Flux, pour venir s’unir de nouveau à lui, le nourrir.
— Tuez-moi ces foutus civils et rejoignez-nous ! gueula Silas en pointant son épée vers l’avant, tâchant d’empêcher les Ourakiens de franchir le pas de la porte, auquel cas ils seraient foutus.
Les mercenaires échangèrent un regard lourd de sens et deux d’entre eux entreprirent de poignarder les ouvriers, recroquevillés. Le combat ne se mènerait que sur un front malgré la brèche. Silas le savait, ils ne les ressentaient pas ailleurs que dans ce foutu vestibule. Les mercenaires l’ignoraient, mais au moins étaient-ils d’accord sur le fait que parmi ces innocents, pouvaient se cacher des ennemis susceptibles de les prendre à revers avec un mobilier quelconque.
— Et la brèche ?! demanda-t-on.
Ils l’abandonneraient. Ils n’étaient pas assez nombreux pour tenir les deux fronts s’il devait en avoir deux. Petit à petit, les compagnons de Silas Segpaîs, le dernier capitaine de l’Empire, le rejoignirent et formèrent avec lui une herse impénétrable. Ils n’étaient pas en supériorité numérique, mais s’ils tenaient ce goulot d’étranglement ils pourraient s’en sortir, si seulement…
— Silas, fais gaffe ! À tes pieds ! hurla Brogan.
Silas baissa les yeux, vit la lance qui apparut, à bras tendus entre les jambes de l’Ourakien qui tenait la porte et menaçait son gardien de tête. Le fer de la lance dansa tel un serpent et piqua vivement à l’aveugle. Il frappa avec trop de mollesse le mollet de Silas qui fit un bond en arrière, ressentant le sang qui s’écoulait sans que cela n’est la moindre incidence sur sa capacité à combattre. Mais il avait été blessé.
Cosmo sauta aussi dans la place vacante laissée par Silas et balança un coup sauvage vers le visage de l’Ourakien qui parvint à parer de justesse. Un bruit sourd résonna clairement dans le chaos lorsque son cubitus se fêla sous le choc, mais cette terrible fracture n’empêcha pas la lame de glisser sur la masse de Cosmo et de continuer sa course. Il ne voulait que parer, mais dans son élan la lame plongea dans la gorge d’un Cosmo déséquilibré. Il tomba par terre, gargouilla un dernier mot et s’effondra sur les assaillants.
Merde, non… !
Repoussant la masse inerte du combattant du Pùrgos, les assaillants profitèrent de l’occasion pour déferler dans la salle. Les cadavres des ouvriers n’avaient pas fini de se vider de leur sang, les torches au mur grésillaient en projetant trop de chaleur sur ceux qui refroidissaient déjà et la fin approcha. Le Flux envahit le monde, Silas l’absorba à pleins poumons.
Respire mon pote, il ne te reste que ça à faire.
Il sombra dans l’inconscience furieuse.