Dans quel merdier Herth Phue s’était-il fourré ? La détective de l’autre jour, complètement paumée dans son secteur ouvrier, était repassée, l’air aussi surexcité qu’apeuré. Elle avait retrouvé le signal de Pavla dans un secteur hors-carte, le genre redoutable et mal famé. En tant que femme, elle ne pouvait s’y rendre par elle-même. « Foutus chromosomes, hein ? » dit-elle avant de lui tendre les coordonnées griffonnées sur le papier. « Oui, mais que vais-je foutre là-bas ? » lui répondit-il, mais voilà, il accepta dans la foulée et commençait déjà à le regretter. Il n’avait rien d’un fureteur et bien que la zone soit accessible, les arguments justifiant sa présence ne lui viendraient pas facilement si on venait à le confronter. Bref, il serait foutu le cas échéant, mais Suranis Rhéon utilisait à la perfection deux atouts : les crédits et la culpabilisation. Qui d’autre que lui pourrait enquêter sur le destin d’une pauvre nana disparue depuis sept ans ?
Herth Phue aurait aimé se dédoubler pour ne pas être réellement présent, l’anxiété pointait le bout de son nez à l’idée de ce qui l’attendait. Dans le même temps, il ressentait un peu de l’excitation de Suranis. Il voulait savoir ce que Pavla avait vécu et aussi… Le voulait-il vraiment ? C’était acté, trop tard pour faire marche arrière et il se rendait dans le nid des vipères pour en ressortir avec un œuf ou deux. Maintenant qu’il se trouvait devant la capsule, il se rendit compte qu’il aurait dû lui demander ce qu’elle attendait de lui. « Observer et prendre des notes » lui paraissait être un objectif bien trop vague. À propos de quoi, de qui et comment ?
Refoulant cette appréhension, il monta dans la capsule et les portes se refermèrent derrière lui. Suranis lui avait avancé quelques körptes, assez pour se rendre jusqu’au secteur et « se faire plaisir ». Son fonctionnement l’inquiétait, de toute sa vie il n’avait jamais emprunté pareil engin de locomotion, mais il comprit très vite ce que le cadran attendait de lui. Il lui suffisait de le tourner pour un 1-2 ou 3 et de faire suivre l’indicatif secteur sur le clavier en-dessous. Étage 127, secteur BZ489, pensa-t-il. L’opération lui prit plusieurs secondes. Le prix s’afficha alors, bien trop exorbitant pour que l’on puisse accéder au secteur par mégarde. Il approuva la transaction avec les crédits de Suranis. Il s’attendit à ce qu’une voix d’automate le prévienne d’une destination inexistante, mais cela n’arriva pas.
Le voyage se déroula sans encombre bien que le temps s’écoula étrangement dans la capsule capitonnée. Elle le recracha malgré tout en 127 BZ489. Il fut abasourdi par ce qu’il y découvrit. Si bas, on ne pouvait s’attendre qu’à un enchevêtrement de couloirs étriqués, mal éclairés et dans lesquels de faméliques hères disparaîtraient derrière un rideau pour se cacher du vagabond. Après tout, la zone n’était plus utilisée depuis la mise en orbite de l’Olkers. Les plans du vaisseau-arche indiquaient qu’on n’y trouvait que des placards techniques, des consoles, des couchettes et de vieilles rations périmées. Peut-être même Herth pouvait-il espérer trouver la momie d’un des veilleurs, comme dans toutes les vieilles légendes citadines qui circulaient sur ces secteurs ?
Il s’attendait à ce que l’imaginaire collectif de ces lieux abandonnés se révèle vrai et non pas à ce qu’il se retrouve face à une zone reconquise dans le plus grand secret, enrichie d’une horrible moquette d’un rouge criard et d’un treillis en vinyle qui délimitait des murs qui n’en étaient pas vraiment. Des portes, disposées à intervalles régulières, marquaient les pièces. On les poussait avec l’épaule à la mode western pour se retrouver dans des salles essentiellement occupées par des tables basses et fauteuils. Herth cru d’abord qu’il s’agissait-là de salons privés, mais, en s’approchant d’un d’entre eux, son attention fut absorbée par une affiche en nuance de gris. Il comprit avec effroi qu’il s’agissait de salles d’attente pour ce qu’on vendait derrière la porte opaque des arrière-boutiques. Il n’était pas question de meubles, de bijoux, de nourriture et de verres remplis de bonheur liquide. Pas question non plus de services honnêtes ou de logements décents. Non, ce que l’on proposait était qu’une toute autre nature, charnelle, et les moyens de paiement acceptés se limitaient aux cartes jetables émises par de grands établissements financiers, non traçables, et utilisées depuis longtemps afin d’acquérir des biens illicites.
Des bordels, voilà tout. Des maquereaux tenaient les affaires sous leurs houppettes lissées et leurs airs affables dans toute l'illégalité citadine sans être inquiétés. L’échelle de ce réseau paraissait si grande à Herth qu’il en eut le tournis et ce qu’il vit, en jetant un œil conspirateur à l’intérieur de l’antichambre, ne le réconforta pas. On servait bien des verres, comme il avait pu l’imaginer en s’approchant, mais les serveuses étaient deux fausses blondes aux mamelons durcis par la climatisation poussée à son maximum à cet unique effet. L’une d’entre elle servait un bourbon à un client qui ne manquait pas une miette du spectacle. Dans un troquet plus louable, le même service aurait été réalisé par un jeune homme à la moustache étudiée et, en règle générale, on ne finissait pas avec son sexe dans la bouche du serveur.
L’imagination galopante de l’enquêteur novice le figeait sur place. C’en était trop pour lui, il ne pensait pas découvrir pareille horreur bien qu'il se doutait qu'il s'en rapprocherait. Alors qu’il observait stupéfait la langue du client qui claquait avec satisfaction sous la vanille du bourbon, il ne remarqua pas le quarantenaire pressé qui, le dépassant, le bouscula dans la foulée. Il se retourna vers lui, hésitant à le reprendre, mais l’homme au crâne dégarni, exception faite des deux buissons argentés qui marquaient ses tempes, s’enfuyait déjà. Bien d’autres que lui arpentaient les couloirs, toujours du même type. Certainement entretenaient-ils de jolies étudiantes en leur laissant miroiter que leur amour était sincère. Aussi sûrement qu’ils devaient se lasser de ce jeu pour lui préférer les maisons closes où on ne se questionnait pas sur l’affection feinte de sa compagne d’un soir. Ici, la chose était rapide et facile : ils venaient, baisaient et rapportaient deux ou trois saloperies à la maison pour lesquelles ils accuseraient leurs pauvres bourgeoises, aussitôt lapidées sur la place publique du ragot.
Pavla était passée par-là. Herth s’éloigna de l’établissement en titubant, le crâne aussi bruyant qu’un entrepôt en activité. Tout en lui s’entrechoquait. Des bordels… Partout, à perte de vue. Ce secteur était entièrement dédié au proxénétisme et étant donnée la difficulté qu’il avait eu pour y accéder, il ne se faisait guère d’illusion sur le consentement de ses travailleuses. Il découvrit que son corps pouvait partager à la fois la haine, le dégoût comme la tristesse et cela lui donna une furieuse envie de vomir. Il avisa un coin abrité des regards, mais il ne sortit de son estomac que de la bile.
La moquette dégueulassée lui parut plus agréable ainsi. Une lueur rouge dans son champ de vision lui indiqua qu’il n’était pas aussi seul qu’il espérait :
— Ça va ? demanda la voix.
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L’homme malade se détourna de son dégueulis, les yeux larmoyant, et leva son regard vers la fumée bleue surréaliste qui émanait d’une Vénus noire. L’apparition avait quelque chose de mystique.
— Oui, je crois que ça va aller, répondit Herth en s’essuyant la bouche du revers de sa main et sachant pertinemment que ce ne serait pas le cas.
— En manque ? Si tu prends des cristaux, il faut les prendre chez Ion. De la bonne came, ils ne te feront pas mal.
Herth la regarda d’un air décontenancé. La prostituée lui rendit un sourire.
— Cela n’a rien à voir. Je…
— Tu ?
— Veux juste discuter.
— Ici ? Hormis la drogue et les putes, il n’y a rien mon mignon.
La prostituée commençait à se méfier. Elle glissa sa main dans son sac et même si aucun clic ne se fit entendre, Herth imaginait très bien ce qui pouvait rouler entre ses doigts.
— Dis-moi plutôt ce que tu me veux ? demanda-t-elle avec hostilité. Parle donc !
Un soubresaut de son estomac saisit Herth et devant l’apparente douleur de l’homme, l' attitude de la prostituée laissa place à la circonspection. Elle cessa de manipuler le cran d’arrêt et attendit qu’il se ressaisisse.
— J’ai des relents, balbutia Herth.
— Tu devrais arrêter la drogue. Ou la picole… Mais que fous-tu ici ? demanda-t-elle, ignorée par Herth qui fixait désormais ses pieds.
— Je ne sais pas.
— Ils disent toujours ça, allez… Je ne prends pas cher, ça ira mieux après.
— Non. Tout cela me dégoûte, je ne suis pas venu pour ça. Je cherche quelqu’un.
Elle haussa les épaules. L’homme était intéressant, s’il ne semblait pas si horrifié par ce qui l’entourait elle serait déjà partie. Il fouilla dans la poche de sa chemise avec des mouvements maladroits et en retira une photo froissée prise devant le centre communautaire de son secteur. Les vaisseaux stylisés, ressemblant à des pagodes volantes, sur le bâtiment étaient d’un bleu défraîchi comme tout le reste de la photo, mais rien ne semblait pouvoir faire taire ce qui ressortait du couple qui se tenait devant : la tranquille assurance que leur amour est voué à l’éternité.
La prostituée reconnut l’homme, mais pas la femme. Elle connaissait ça :
— Je suis vraiment désolée. Je ne la connais pas. Tu n’as pas une photo plus récente ? À cet âge on les envoie dans le salon rouge, lui dit-elle avec une compassion teintée d’infinie tristesse.
— Le salon ?
— Merde, mais tu ne sais donc vraiment rien ? Comment as-tu eu les coord’ ? Et puis, comment tu as choppé la thune pour venir jusqu’ici si ce n’est pas pour baiser ?
— Dites-moi, insista Herth.
La prostituée dévoila ses grandes dents blanches. Elle prenait pitié de l’homme qui comme d’autres avaient vu disparaître des êtres chers engloutis par les vices de débauchés. Entre filles, elles s’entraidaient mais ce n’était pas valable envers les inconnus. Puis, pour ce qu’elle en pensait, ce ne serait pas rendre service à l’homme de tout lui dévoiler.
Il lui lança un regard de chien battu, elle baissa les yeux. Soudain, il se souvint d’un des conseils de Suranis, celui selon lequel on pouvait délier les langues, et tendit son avant-bras vers la prostituée qui tendit le sien en retour. 50 körptes furent ainsi transférés et elle soupira. D’habitude on lui demandait bien pire pour ce tarif-là :
— Tu y tiens absolument, hein ? Alors, je ne vais pas t’empêcher de l’apprendre... Après tout, si ce n’est pas par ma bouche ça sera par une autre. Ouvre grand tes oreilles, je ne me répéterais pas. Le salon rouge c’est l’endroit où ils entassent les nouvelles, le temps qu’elles apprennent les rudiments du métier. Puis après on les envoie tapiner dans le secteur ou une des maisons closes.
— Elles… dit-il avec un nouveau relent. Merde. Oui, évidemment… Comment arrivent-elles ici ?
— Bordel, je ne sais pas si tu es con ou juste masochiste.
Herth ne parvint pas à prendre un air vexé. Son esprit vagabonda vers les dernières années de Pavla – parce qu’il en était certain, il n’y avait pas eu d’étapes intermédiaires avant sa mort. Il sentit qu’il n’avait aucune envie d’en apprendre davantage, mais qui vengerait son aimée si ce n’était pas lui-même ? Il se l’imagina dans le salon rouge, son visage entre les toiles qui ne parvenaient pas à cacher l’horreur du bordel. Il sut aussi qu’il ne dépendait que de lui de mettre fin à tout cela.
La prostituée l’examina de pied en cape et se décida qu’elle pouvait continuer à parler. La résolution qui brûlait en lui était trop forte :
— Bon. Faisons vite, je vais devoir y retourner, alors je vais te dire que je ne sais pas comment ta nana s’est retrouvée ici. Mais j’ai bien un exemple à te donner : celui d’une gamine appelée Arinthe, le mien. Avant que l’on me traîne ici, je vivais dans le niveau F ou G, je ne sais plus, mais tu sais, celui avec les néons mauves ? J’étais jeune, dans les douze, et je me foutais pas mal de ces conneries citadines qu’on nous rabâchent à bout de bras. Mon adolescence se profilait et j’avais prévu d’en profiter à mort en zonant. Puis, un jour, un gars s’est présenté – un chasseur comme ils disent. Il s’est intéressé à moi pour ma couleur de peau : tu n’imagines pas le nombre de triques que peut susciter l’exotisme auprès de ces cons racistes... Alors voilà, il a essayé de m’attirer à lui et il l’a fait en me proposant un petit taff’ de bureau. Rien de bien méchant et j’avais besoin de thune. J’ai acceptée, je suis arrivée au taff et il n’y avait personne sinon ses copains qui m’ont enlevé. Voilà, voilà tout… Tu sais, parfois je me dis que j’aurais dû insister davantage dans le salon pour me fracasser le crâne contre les murs capitonnés, mais les pilules m’empêchaient de trop y penser... Puis...
Mais il ne l'écoutait plus. Les pilules, l’enlèvement. Tout cela, ressemblait trop à l’histoire de Pavla. Le pire en soit-ce n’était même pas ça, remarqua-t-il, mais les yeux d’Arinthe. Ils étincelaient de résignation, elle ne connaissait plus rien d’autre que la soumission et il alla jusqu’à douter qu’elle rêve encore de liberté. Ou d’une liberté en dehors de la mort. Pavla avait dû passer par cette étape elle aussi, droguée à mort.
Il s’excusa auprès d’Arinthe, s’enfuyant avant qu’elle ne finisse de dévoiler l'intégralité son histoire. Il en savait assez et la gerbe remontait le long de son œsophage. Lorsqu’il arriva devant la sortie, il vomit tout son soûl. Cette fois-ci, ce ne fut pas de la bile.