La troupe divisée progressait avec lenteur vers le piémont de l’Ouräk. Les oscillations du Flux se reflétaient su les casques laissés en bandoulière. Elles tendaient à s’accéléraient et le capitaine Silas Segpaîs jura qu’il ne restait plus qu’une vingtaine de jours avant que la saison lumineuse ne survienne. La précocité de ce changement le ravissait. La compagnie du Pùrgos avait ses réserves de perles noires au plus bas et bientôt elle ne pourrait ni se ravitailler, ni s’éclairer alors elle serait contrainte de progresser dans l’obscurité. Mieux valait pour le moral des hommes taciturnes qu’elle soit remplacée par cette pénombre constante de la belle saison, équivalente locale d’un soleil radieux, cela changerait de ces misérables éclaircies verdâtres qui donnaient l’impression de vagabonder au fond d’un marais. Bêtement, le capitaine souriait, trop conscient des difficultés rencontrées par sa compagnie pour être d’humeur joyeuse et pourtant… Il y avait une légère senteur dans l’air, un horizon qui ne se voilait pas forcément là où il portait son regard : comment ne pas se sentir heureux dans ces conditions ?
Tout un tas de raisons viendraient s’opposer à lui s’il réfléchissait et cela outre la pauvreté relative de la compagnie qui ne tarderait pas à devenir absolue. Il y avait surtout son second, Cosmo Atashkômizo qui chevauchait en fin de colonne depuis qu’ils avaient quitté la capitale royale d’Elypathes pour tenter leur chance en Ourakie. Les deux hommes n’avaient que peu échangé depuis le départ précipité de la compagnie, se contentant des questions logistiques, et ce jour-là, il décida de craquer un éclat de perle. La lumière fusa à l’arrière, révélant les cratères de la route déglinguée qui apparurent avec une netteté effarante. Le reste de la compagnie jeta des regards inquiets à la route, découvrant ce que seul le capitaine voyait dans son rôle d’éclaireur – au sens littéral du terme. Cosmo déboula à leur côté, remontant la ligne a aussi vive allure qu’il l’osait. D’ici deux minutes les ténèbres reviendraient, mais il lui fallut bien moins longtemps pour se retrouver aux côtés du capitaine.
Deux phares éclairaient désormais la route, Silas Segpaîs remarqua la lumière et tourna sa tête. Il reconnut aussitôt son ami – mais l’était-il encore ? – et souleva un chapeau imaginaire pour le saluer, mais ce geste était surtout là pour briser son champ de vision et l’empêcher de trop s’attarder sur les traits de celui-ci. Du blanc clairsemait la chevelure blonde de Cosmo et il lui parut plus vouté qu’à l’accoutumée.
Tu vieillis Cosmo. Mais moi aussi. Putain, tu es le plus jeune de toute cette foutue compagnie ! Nous arrivons en bout de piste, bientôt le nez contre le mur, pensa-t-il. Paf. Compagnie compressée, rétrocédée à l’oubli. Ce n’est pas que je suis pessimiste, sinon guère optimiste, mais ça sent mauvais. Il avait raison : c’était mauvais. Leur vagabondage vers le désert était une idée aussi sotte que terrible comme un dernier baroud d’honneur viriliste et insensé. Ils mouraient tous sur la route, bien avant la prochaine bifurcation.
— Silas, commença Cosmo avant de cracher la poussière qui s’était immiscée dans son pharynx.
— C’est mon nom depuis quarante-huit lumières, je t’écoute.
— Je me demandais… Je ne sais pas trop où nous traînons nos pattes, mais je sais qu’on ne voit pas à plus de dix pieds et bordel… Bordel de merde ! Tu as au moins une idée de la direction générale dans laquelle nous marchons ? Tu as conscience que ça me rend malade de voir nos maigres économies cramer dans ta boîte à lumière calcinée ?
— Tu préfèrerais que ton cheval se coince une guibole dans un nid de poule et qu’on te laisse crever ici ?
— Non, bien sûr.
— Alors, si tu es au moins d’accord sur ce point, je vais te dire la vérité… Tu es prêt ? Attention, je vais être franc. Je. Ne. Sais. Pas. Voilà tout, oui-da ! Tu n’es pas le premier à poser la question, mais tu es le premier auquel je réponds. Je te dis qu’on se dirige vers l’Ourakie, est-ce que tu as une autre solution à proposer ?
— Va te faire foutre Silas, répondit-il sobrement.
Lui souhaitant de tout cœur de se faire foutre, le second lui lança un regard teinté de pitié et de colère avant de donner un coup d’éperon dans les flancs de l’animal qui rechignait à avancer face à ce paysage désolé. Des buissons rachitiques, dévorés par les troupeaux malingres des nomades, parsemaient l’horizon et plus loin, où le regard ne pouvait porter, se trouvait la mortelle Ourakie… Quand on fait dans le mercenariat, une telle qualité est recherchée et l’idée de se diriger vers cette région avait été approuvée par les quinze nigauds. Sauf que voilà, maintenant qu’ils s’approchaient du but, cela semblait être la plus mauvaise idée du siècle :
Cosmo déglutit, baissa les yeux et ravalant sa fougue :
— Pardon. Je n’ai rien d’autre à te proposer Cap’. C’est juste que maintenant que nous sommes ici, je ne suis plus si certain que cette idée soit si brillante… Je ne suis pas certain que cette région soit aussi généreuse que les fantasmes qu’on s’en faisait dans les marécages.
— Mais au moins, c’est sec.
— C’est sec et désertique.
— Peut-être trop sec pour que tes yeux fonctionnent correctement alors.
Dans un premier temps il ne comprit pas, puis les ouvrit franchement. Il crut disjoncter en apercevant la lueur d’un vert moribond, loin là-bas. Assurément, une lampe horticole brillait, pas de première facture mais qui signalait la présence au pire d’une jachère, louée aux nomades pour faire paître leur bétail, au mieux du champ d’un riche paysan. Le piémont ourakien n’était peut-être pas si inhabité. Ils commencèrent à gravir une colline.
— Je vois… Les ploucs locaux connaissent la lumière, bénis soient-ils ! Par Maga, je t’en foutrais…
— Bravo Con-smo. Ça veut aussi dire qu’ils ont ce que l’on recherche.
— Un grenier plein, des perles et deux ou trois nanas ?
Silas éclata d’un rire terne. Il porta son index à sa gorge, puis à celle d’Atashkômizo et mima de l’ouvrir. Cosmo haussa les épaules.
— Oui, je m’occuperais de les violer celle-là. Segpaîs, le fils de chien dans toute sa splendeur ! S’il te plaît, je t’ai déjà dit que c’était mon vieux le violeur dans l’histoire et tu sais ce que j’en ai fait.
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L’histoire n’était pas inconnue de Cosmo. Segpaîs, littéralement « progéniture de chien », était un nom tristement porté dans ses terres natales de Cadutello. Il qualifiait les enfants issus de viols. Son père était un notable du village dont Silas ne parlait que peu, sinon de la fois où il lui avait défoncé le crâne à coup de briques. Fin de partie pour papa.
— Les gars ne seront pas contents…
— Heureusement que ce ne sont pas des connards. Tu n’en as peut-être pas conscience, mais des mercenaires honorables, c’est plutôt rare… Alors nous le resterons. Vers cette lumière, il y aura d’autres lumières, ces autres lumières ce sera un bled et si bled il y a, on trouvera du travail. Pas grand-chose… Des entrepôts à protéger et des dettes à récupérer, mais au moins nous ne serons pas terrassés par la concurrence.
Que la concurrence soit totalement absente d’une région aussi importante pour le commerce lui parut, à peine l’idée émise, stupide. Cependant, cette pensée rassurante fit un bout de chemin chez son second et son visage s’éclaira d’un de ces rares sourires qui rappelait au capitaine des moments plus heureux.
— Du taff… Oui, voilà c’est tout ce qui compte.
— On va renflouer nos caisses Cosmo.
— Si tu le dis Cap’… Je te suivrais.
— C’est parfait ! Mais, dis-moi plutôt, le rapiace que tu es n’aurais pas claqué un éclat juste pour venir me faire remarquer que ma décision de partir au Nord était pourrie et taper un brin de causette. Je ne rêve pas, non ?
— J’aimerais que cela soit le cas Cap’. Il y a plus que ça en effet… Les hommes grondent. J’ai entendu des choses lors du dernier camp.
Présentement, ils sommeillaient sur leurs montures et leurs oreilles devaient être aux abonnés absents, mais Silas n’en tint pas rigueur. Ils étaient en marche forcée depuis onze heures, toujours à la recherche d’un point de chute. Le camp précédant avait été éprouvant. Les violentes rafales avaient fait claquer les toiles toute la nuit et, malgré le caractère désertique de leur environnement, il faisait froid.
Ils passèrent dans le haut langage de Cadutello, qu’ils maîtrisaient sommairement tous les deux comme des conspirateurs. Enfin, mieux maîtrisé par Cosmo que Silas, le natif, et cela ne manquait jamais de l’étonner.
— Comment ça ? demanda Silas avec le gargouillis constant caractéristique de Cadutello.
— Tu sais déjà pourquoi. Depuis que nous avons quitté le Royaume, nous ne cessons de voir nos réserves se réduire. La semaine passée, tu nous as promis un vrai repas et il n’est toujours pas arrivé. Le gruau lasse les hommes, ils glissent des pierres salées dans la marmite en espérant que le goût s’en retrouve amélioré… Ce qui est le cas, je dois l’admettre, mais mince… Nous en voilà déjà à ce point, dit Cosmo avec une légère hésitation sur le mot « mince », il aurait aimé connaître l’équivalent de Cadutello pour « merde ».
— Ces fins gourmets tiendront un jour de plus sans verdure. Peut-être même six sans viande.
— Même trois mois de plus, là n’est pas la question. Le vrai problème Silas, c’est que nos guerriers sont épuisés. Au début du mois nous étions dix-huit, nous ne sommes plus que quinze et bientôt, nous ne serons plus que deux. Ils réclament la solde et, je crois, surtout une bonne bataille. C’est la seule chose qu’ils connaissent, la seule qu’ils réclament.
— Je vais leur en donner, promit Silas.
— Par les huit couilles de Maga ! s’exclama Cosmo. Tu vois bien comme moi qu’il n’y a rien à tirer de ces terres. Le phare à l’horizon, nous allons nous éclater dessus voilà tout. Un petit boulot, mal payé dans le meilleur des cas qui ne fera que retarder l’inéluctable.
— Au moins serais-je déposé sur les terres de notre rencontre Cosmo Atashkômizo. Me suivras-tu ?
— Je n’en sais rien, admit Cosmo.
— Déposé à Jévirath, quelle joie !
Presque à Jévirath. Le comptoir se trouvait à une centaine de kilomètres d’ici, plutôt côté plaine que montagne, Silas en gardait un souvenir vivace. Particulièrement celui d’un troquet minable rempli de miséreux qui empestait la mule. Des marchands s’affairaient souvent autour d’un verre avant de reprendre la route sous le couvert de la nuit, évitant ainsi le plus gros du brigandage, et parfois se joignaient à eux des invités atypiques. La compagnie profitait des murs de l’établissement en attendant que la tempête ne se taise, leurs chevaux salis par la poussière rougeâtre qui descendait des sommets s’ébrouant tranquillement dans l’arrière-cour. Ça avait été une belle journée tout compte fait. Ils étaient repartis avec un blondinet belliqueux qu’ils sauvèrent de la peine capitale après qu’il eut exploser le crâne d’un tavernier peu désireux de voir ses tables ornées de nouvelles gravures grivoises.
Silas Segpaîs ne l’ignorait pas. Cette rencontre signait à la fois les débuts de leur amitié et une redevance éternelle, mais parfois il ressentait le besoin de remettre Cosmo dans la prison de sable d’où il l’avait extirpé. Histoire de lui rappeler à qui allait sa loyauté et ça aussi, c’était encore un mauvais signe.
— Sainte coercition, marmonna Cosmo. Sans elle, nous ne serions pas.
— Nous ne serions que des parias pendus aux branches.
Cosmo se contenta de glapir, le souvenir encore vivace du bourreau qui affuté sa hache à l’esprit juste avant que ce maigrichon grincheux n’arrive devant sa cellule et ordonne à ce qu’il soit rattaché à la compagnie, à vie. Il pourrait rejoindre les autres s’ils décidaient de se rebeller… Mais non. Peut-être même que personne ne serait capable de passer à l’acte, mais la possibilité existait.
Ils ne dirent plus rien jusqu’à atteindre le sommet de la colline, s’attendant à devoir en monter une autre, plus grande encore et cela jusqu’à s’heurter à la muraille de l’Ouräk, mais arrivèrent à la place sur une vallée. À cette vue, Silas écarquilla les yeux et sourit. Il avait entendu de vagues indications pour se rendre à Altük – auxquelles il n’accordait pas grande foi – et ne s’attendait plus à découvrir, réellement, la ville dont on lui avait parlé. Pourtant, elle était là à se glisser dans la vallée. Des potagers s’alignaient autour d’une chétive rivière, éclairés à tout va par des lampadaires publics et dominés, sur les hauteurs, par des maisons de briques aux toits plats. Elles occupaient des terrasses distinctes et étaient nimbées par un blanc pur et de bonne augure. D’où ils se trouvaient ils pouvaient deviner quelques errants, déambulant sur les toits-ruelles malgré l’heure tardive.
Silas indiqua une des maisons. Des pierres s’entassaient contre elle, formant un abri sommaire qui semblait inoccupé. L’abri n’était pas seul car des briques recouvertes d’une peinture luminescente ressortaient çi-et-là, trop éloignées de la ville pour être à leur place et pas forcément placée à l’horizontale. Elles stabilisaient souvent des brindilles entrecroisées et surmontées de peaux.
— En parlant de parias… Nous pourrions toujours en redevenir, les rejoindre à eux comme avant … Peu louable, n’est-ce pas ?
— Oui. Je n’ai pas envie, mais merde… Cette foutue colline cachait donc cette merveille ! s’exclama Cosmo alors que, de leurs dos, provint des rires ébahis.
— J’imagine que nous sommes arrivés à Altük. Depuis le temps que je te dis qu’elle se trouvait dans le coin !
— Tu n’y croyais pas vraiment.
— Lorsque nos vagues indications sont les huit yeux de Maga à suivre et que le Flux ne permet pas de les voir, qu’est-ce que tu veux ? Je suis surpris qu’on ait gardé le bon chemin si longtemps, c’est vrai, mais maintenant…
— Du travail ! sourit Cosmo. Du travail à foison qui s’offre à nous !
— Peut-être pas ici, mais de l’autre côté. Resmaar paraît-il que ça s’appelle. On trouve du travail ici, on traverse et on taffe là-bas.
— Traverser une frontière pour aider une colonie ? demanda Cosmo. Qu’ils crèvent.
Malgré la colère dans sa voix, Cosmo ne se départit pas de son sourire. Une certitude bienvenue venait à lui, celle que Silas Segpaîs, l’homme mature qui approchait de la fin de sa carrière, ne devenait pas encore complètement sénile.
Maga soit loué pour ça.