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Chapitre 43

L’adresse fournie par Pertem suivie du numéro de commande pour un pod s’avérèrent bien réels. Elle commanda son carrosse dans la station voisine et aussitôt se présenta-t-il en branlant doucement sur ses rails. Elle n’avait pas eu droit au modèle pneumatique, rapide et spacieux, mais à cette relique du passé qui desservait les bas secteurs et la salle des moteurs. Une voix de synthèse jaillit des haut-parleurs en s’excusant avant de signaler qu’aucun pod n’était disponible pour la mener directement à l’endroit souhaité et qu’une correspondance serait nécessaire. Suranis éclata franchement de rire devant cette politesse robotique. Elle n’avait pas de costume, seulement une veste crade et un pantalon qui commençait à montrer de sérieuses traces d’usures à force de se glisser dans le petit conduit qui menait au paradis des démunis protégé de la foule des mieux lotis. Pourtant, elle avait droit à tous les usages en vigueur pour les bons citoyens. Les robots étaient les seuls à ne pas faire de discrimination sauf s’il fallait décider si leur panne, un déraillement pour le modèle qu’elle empruntait, devait plutôt se faire sur la cabine de droite (sur un chômeur) ou de gauche (sur un médecin).

La voix l’invita à embarquer et la capsule blanche qui se trouvait face à elle, plus grande que la moyenne et striée de rouge, s’ouvrit pour dévoiler une demi-douzaine de places assises, toutes vides pour l’instant. Il régnait à l’intérieur une odeur douceâtre de musc, de sueur et d’acier. Un véhicule dessiné pour le plus riche des pauvres or elle n’était que la plus pauvre d’entre eux. Elle se sentait déjà particulièrement déplacée dans cet environnement mais elle le serait davantage à la Surface lorsqu’elle débarquerait face à l’appartement somptueux de Jinn Pertem. Un appartement certainement si opulent qu’elle en aurait la gerbe, mais la vérité sur son passé se trouvait là-bas car Monsieur Pertem, le Vendu, se trouvait aussi là-bas. Du moins une partie toute hypothétique de la vérité sur ce qu’elle avait été… Alors si elle devait, pour l’obtenir, vomir toute sa bille sur les pavés nacrés de la Surface, elle le ferait avec grand plaisir. Elle n’était plus à cela près et n’était mugie que par une seule obsession : découvrir pourquoi tout lui paraissait aussi irréel, comme un rêve qui ne serait pas le sien et dont elle ne parviendrait pas à se réveiller.

Elle prit place dans la capsule qui se lança sans plus attendre sur les rails, grinçant et vibrant avec la même énergie qu’une fusée primitive. Ce n’était pas le moyen de transport rêvé, mais il était idéal pour rejoindre le ciel et au-delà. Si quelqu’un montait à bord lors du voyage, il la lorgnerait discrètement en se disant que la technicienne de base était une junkie, une moins-que-rien. L’idée la fit sourire. Sans trop savoir pourquoi, elle était euphorique et la peine d’avoir quitté ceux qui étaient bien plus que ses amis, bien que tenace, ne la terrassait pas encore. La chose arriverait plus tard lorsqu’elle découvrirait que finalement elle ne voulait pas de tous ces souvenirs effacés et qu’il y avait un certain confort à mourir dans l’ignorance.

Son voyage ne dura pas longtemps car déjà elle arrivait au niveau F où son cher Robot-Transporteur lui demanda de s’identifier à la borne A5 pour prendre une correspondance. Il ajouta qu’il avait pris la peine d’appeler un pod qui l’attendait déjà. « Madame, j’ai pris la peine de commander un pod pour vous. Veuillez, je vous prie, vous y rendre ». La Cité débordait d’humour aujourd’hui car le « Je » en question était plutôt un « Nous ». Les transports de la Cité étaient gérés par un ordinateur glissé quelque part, sans doute une armoire oubliée et pleine de poussières étant données les pannes à répétition, et le fait que lui, petit robot de transport pour petits humains, se présente comme un « Moi » pouvait laisser imaginer que tout le système avait besoin d’une bonne psychanalyse. Elle décida que le Robot s’appellerait Igor et qu’Igor mourut en même temps que la conversation se terminait pour rejoindre le grand tout. Il serait remis à zéro, modèle sorti d’usine, et ce traitement toute la Cité pourrait en avoir besoin. Retour à l’état premier, histoire de voir à travers les portes cadenassées et de pouvoir s’enfuir d’un carcan parfois étouffant sans avoir besoin de se fracasser la tête contre un mur jusqu’à la repeindre de tout ce que l’on avait été et de tout ce qu’on ne pourra jamais être.

Suranis laissa donc Igor sur le trottoir, qui referma ses portes derrière elle avant de disparaître, et rejoint l’élégant Alfred. Alfred c’était une autre affaire. Il se présentait sous la forme d’une capsule argentée et effilée comme un suppositoire. Il n’existait pas moyen plus charmant et plein de métaphores pour rejoindre la Surface. Suranis en fut comblée et amusée. Si le premier moyen de transport avait été au-delà de ses attentes, le second était sorti d’une sorte de réserve d’arts pour nantis. Il n’y avait qu’une place en Alfred recouverte de velours et baignée par une musique d’ambiance juste assez forte pour cacher le bruit de l’inversion de polarité des aimants qui lançait la petite impulsion nécessaire afin de quitter la station. Pour la suite du voyage, il ne s’agissait que de pression–dépression et elle se retrouva presque aussitôt à la Surface sans que le trajet ne soit particulièrement palpitant.

Le quasi-silence laissa alors la place au vacarme d’une ville irréelle. La capsule s’ouvrit comme si le paysage qui l’accueillait était la chose la plus normale qui soit. Après tout, la capsule se moquait de l’environnement dans lequel elle évoluait tant qu’elle avait sa ration d’énergie, mais ce n’était pas le cas de Suranis. Imaginez, un seul instant, que vous embrassez une étoile et que sous la surface enflammée se trouve un monde mirifique dans lequel des collines de plasma surexposées par le cœur d’hydrogène se font balayer par le raz-de-marée bleu-blanc d’un prestigieux passé qui n’aurait pas complètement disparu. C’est plus ou moins ce que ressenti Suranis lorsqu’elle affronta la Surface. Cette Surface pouvait prendre un S majuscule.

Évidemment, Suranis savait déjà à quoi ressemblait le ciel. La Cité était percée par d’innombrables fenêtres, une lubie des premiers arrivants qui s’étaient dit que ça manquait d’une belle vue - ou avait commencé à déjanter et s’entretuer ainsi privés d’une si vitale nature selon d’autres versions. Leur expérience tourna mal. Très mal. La dépressurisation soudaine issue des percements tua la première équipe avant que le problème ne soit résolu grâce à la création de sas de décompression. Cette équipe décimée avait eu dans son malheur une chance immense, elle avait été la première à voir la Cité de l’extérieur et à affronter les cieux sans être entourée des murailles de roche. Il avait fallu attendre bien des décennies supplémentaires pour que les rares ingénieurs de la Cité bricolent ce qu’ils appelaient entre eux la Bulle. La Bulle n’était ni plus ni moins qu’un champ d’énergie, ténu sur les parois et bien plus dense sur le chapeau de la Cité qui permettait aux Citoyens de gambader presque à l’air libre. Le ciel, lorsqu’il était perçu sans vitre mais au travers la Bulle prenait une apparence savonneuse et les émanations les plus hautes du Flux, qui se détachaient en longs nuages, voyaient leur couleur changée au gré des humeurs de la Bulle. Il n’était pas difficile d’imaginer un doigt géant qui toucherait la Bulle, la Bulle qui se crèverait dans un « ploc » lamentable avant que l’oxygène piégé dans des milliers de poumons se mette en pleine expansion et fasse ressembler les Citoyens a des ballons de baudruche.

Parfois, la vie ne tenait pas à grand-chose sinon un champ d’énergie si fragile qu’il fallait être inconscient pour vivre sous sa protection et les gens de la Surface l’étaient assurément. Sous la chape de la Bulle, des hautes tours venaient chatouiller la fine protection qui les protégeaient tous d’une mort certaine par asphyxie. Quelqu’un ouvrirait une fenêtre et sortirait une aiguille pour percer la Bulle et tout serait fini. Suranis se vit escaladant la plus haute des tours qui se dessinait face à elle, s’agrippant à la moindre corniche comme un King Kong au rabais. Elle caresserait la Bulle et alors… Alors rien ne se passerait. L’atmosphère oppose bien moins de résistance qu’un corps, sa main passerait au travers et de petits vaisseaux sanguins exploseraient. Elle se retrouverait avec une grosse verrue asséchée au bout d’un long bâton de chairs ratatinées et ça serait tout.

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Fin de l’histoire et son idée folle s’arrêta ici, perchée sur sa tour en hurlant. Il aurait mieux valu qu’elle se prolonge car il ne resta alors plus que le vide qui la submergea, prise au dépourvu dans cet univers qu’elle ne comprenait pas et qui devait pourtant l’aider à se sentir « mieux ». La Surface lui donna le tournis une fois l’émerveillement dépassé. Tout était trop grand, démesuré et le vide autour d’elle… Le vide entre les bâtiments, le vide au-dessus de sa tête, le vide qui menaçait de la saisir, de l’étriper, de la tordre en tous sens et de la jeter avec les autres chiffons usagés. Elle sentit sur sa peau la caresse d’une des deux étoiles du système et elle se craquela en réaction (ou n’était-ce qu’une nouvelle illusion ?). Pour les gens comme elle, l’intérieur de la Cité était à la fois prison et nécessité absolue à la survie. Bientôt elle rougirait sur cette place publique entourée d’hommes et de femmes en costumes et chapeaux qui passaient à côté d’elle en faisant mine de l’ignorer. Était-ce donc à cause des étoiles que la mode à la Surface était aux vêtements couvrants et aux couvre-chefs bariolés ? Ou était-ce tout simplement une autre manière de crier : « Je suis là, je suis singulier. Regardez-moi au milieu de tous ces autres gens singuliers. ». Mais malgré cela, singuliers ils ne parvenaient pas à l’être plus que ne l’était Suranis ce jour-là.

Aujourd’hui, ce n’était pas la vieille femme au foulard rose pétard qui accapara toute l’attention, mais bien elle, Suranis, avec ses vêtements si distraits sous le sol pavé et peaufiné. Un agent des FPCP en tenue de nazillon jusqu’au brassard orange du Conseil des Pilotes, alerté par un passant de l’étrangeté de la nouvelle arrivante, s’approcha d’elle avec l’air de vouloir lui dire « Désolé Madame, vous n’êtes pas à votre place ». Que ce « Désolé » soit réel ou pas, il serait dit avec une bienveillance exacerbée. Il la conduirait aux niveaux auxquels elle appartenait, lui tendrait une barre protéinée et lui transférerait quelques crédits par pitié sans savoir un seul instant que dans la même année elle avait croqué un ancien collègue.

Suranis vit arriver sur elle cet homme qui claquait des pieds sur le béton comme s’il paradait. Il avait la barbe courte, bien coupée et des petites épaulettes chevronnées. Un officier. Soit ils étaient prédisposés à la circulation à la Surface, soit celui-ci avait été puni et quelle punition que celle de faire régner l’ordre parmi les bourgeois préoccupés par leurs prochains rendez-vous ! Qu’est-ce que cet homme était las !

— Bonjour Madame. Pardonnez-moi de vous déranger, mais je vais devoir consulter votre identité… Veuillez, s’il vous plaît, me présenter votre autorisation de séjour à la Surface, dit-il avant d’ajouter : Simple contrôle de routine, ne le prenez pas mal.

La demande avait été faite avec douceur. Elle n’avait cependant rien de tel à lui passer, même si elle avait été invitée. Elle était plus qu’une simple tâche ici, errante et attendant que l’agent de blanchissement arrive et l’éradique. Elle lui fit savoir que non, elle n’avait pas d’autorisation et qu’elle avait été conviée. L’agent la regarda, le semblant de sympathie qu’il pouvait avoir avait disparu pour être remplacé par un certain dédain. Invitée ! Il contacta la base de données via une simple pensée et interrogea la puce d’identification de Suranis.

— Suranis Rhéon, on ne nous a pas averti de votre présence… mais… Dites-moi… commença-il avant de s’esclaffer. Vous avez six ans ? Vous semblez en avoir bien plus.

— Six ans ?

— Votre puce est datée d’il y a six ans. Je vais devoir vous demandez de partir. Je vais vous guider vers la sortie, mais pensez à vous rendre dans une infirmerie afin de contrôler vos identifiants. Il semblerait qu’il y ait des ratés avec votre identification… N’empêche, ça ne serait pas la première fois que cela arrive… Me me demandez pas pourquoi, ces problèmes sont devenus plus banaux qu’on ne le pense ces derniers temps.

La bizarrerie de ces dernières années débordait en bien des domaines. Son identité n’échappait pas à la règle. Les puces étaient insérées peu après la naissance et datées de leur année de production. En règle générale l’année correspondait à celle de naissance bien que, par le passé, des puces plus anciennes aient pu être utilisées. Quoi qu’il en soit, il était rigoureusement impossible que Suranis se retrouve affublée d’une puce plus jeune qu’elle ne l’était elle-même. Totalement impossible. De nouvelles connexions se réalisèrent. Elle fut prise de sueurs froides malgré la chaleur presque étouffante qui régnait à la Surface.

— Il n’y a jamais eu d’erreur ? Les puces peuvent-elles avoir une date postérieure à celle de leur fabrication ?

— Je n’en sais rien Madame, mais ce que je sais c’est que vous ne pouvez pas rester ici. C’est mal vu.

— Mal vu ? s’insurgea Suranis. J’ai été invitée !

— Et vous ignorez qu’il vous faut une autorisation ? Ne me la faites pas et cessez votre char. Maintenant, suivez-moi avant que je me décide à vous flanquez à la porte à coup de pied dans le cul ! Comprenez que je ne fais que mon travail.

— Mais merde ! cria-t-elle. Je dois voir quelqu’un, laissez-moi un peu de temps. Il ne devrait pas tarder.

Pour une raison qui échappa à Suranis, l’agent de police n’avait pas l’air du type « porc agressif » d’où la certaine violence de sa réaction. Cela tenait sans doute au fait que son apparence était humaine, ce qui n’était pas commun dans le monde de Suranis où tous les salopards portaient le même déguisement grotesque, à la croisée des chemins entre le pire de l’humanité et de l’animalité.

Malgré tout le professionnalisme de l’agent, il la foutrait quand même dehors d’une manière ou d’une autre. Pas violent, mais un bon flic (bien qu’à la Surface les flics ne soient rien de plus que des agents d’entretien à destination de pseudo-humains).

Alerté par la dispute naissante, un grand homme chauve s’avança vers eux. Il portait accrochée à son col une épingle du Conseil représentant le manche de pilotage d’un vaisseau. Le policier claqua la paume de sa main contre sa cuisse et se mit au garde-à-vous. Suranis eut l’expression inverse, elle se détendit : Jinn Pertem était arrivé.

— Que se passe-t-il par ici ? demanda-t-il d’une voix à la neutralité terrifiante.

— Cette femme prétend avoir été convoquée ici Honorable Coordinateur.

— Parce que c’est le cas, je lui ai demandé de venir. Elle est avec moi, vous pouvez donc mettre de côté les formalités ?

—Oui Monsieur, excusez-moi. Je l’ignorais. Passez une excellente journée Honorable Coordinateur.

L’agent salua Pertem et en fit de même avec Suranis. À vrai dire, elle eut même droit à une courbette en bonne et due forme : on ne menace pas l’amie d’un Coordinateur. Il s’éclipsa dans la foule qui s’était rassemblée, la tête baissée et rouge de honte. Pertem le suivit du regard en souriant puis se retourna vers Suranis :

— Vous vous êtes fait remarquée et je suppose que moi aussi, mais cela m’amuse follement ! Je vous propose néanmoins de ne pas rester ici. Déguerpissons avant que l’on commence à penser que je me suis trouvé une jeune amante.

— Plus si jeune fit remarquer Suranis. Même si visiblement j’ai six ans.

— C’est drôle, il semblerait que moi aussi, marmonna Jinn d’un ton rêveur.