L’Olkers collecta l'objet Judsor lors de sa centième assistance gravitationnelle. Les plus mystiques de l’expédition, appelés par l'unité cosmique plus que guidés vers, virent là-dedans un signe. Les plus pragmatiques crièrent aux dieux des mathématiques et au plan infaillible qui voulut qu'ils ponctionnèrent des ressources en cours de route. Bien que la zone de manœuvre, pour qu'ils découvrent un corps répondant aux besoins énergétiques des réacteurs tokamak dans les temps, ils se retrouvèrent au cours de la centième assistance gravitationnelle face à un géant à la dérive. Trois-cent quarante mètres de roches spatiales et de matériaux radioactifs furent ainsi tractés derrière le vaisseau-arche et exploités. Les ressources ainsi collectées permirent de rectifier la trajectoire de l'Olkers à maintes reprises et de le placer dans une orbite presque parfaite ne nécessitant que des rectifications mineures et ponctuelles.
L'histoire aurait pu se finir ainsi. L'appendice amputée le vaisseau-arche n'aurait pas eu le temps de devenir la Cité qu'il est aujourd'hui, mais lorsque le Flux monta, la flemme monumentale des colons plus intéressés par la planète que la viabilité de leur maison de transit les sauva. Le pauvre roc fut exploité jusqu'à qu'il n'en subsiste presque plus rien, puis abandonné et laissé de côté, remplacé par le ballet des navettes spatiales qui trouvaient de quoi faire ailleurs.
Cela serait resté ainsi si la compagnie Norddle n'avait pas été mandatée par le Conseil des pilotes afin de réhabiliter les criminels. L'exploitation de ce qui restait dans les mines devint un possible puis une réalité. Jour après jour, on découvrait des gisements insoupçonnés bien maigrichons et qui permettraient, tout au plus, de maintenir la Cité à flot pendant neuf décennies si l'espace devenait soudainement inaccessible. Juste le temps de se préparer philosophiquement à la disparition inévitable de l'humanité dans ce secteur de la galaxie et de trouver des raisons d'exister à l'esclavage des populations carcérales sur la Cité.
Les tenants de Norddle avaient déjà un discours bien rôdé à ce sujet. La main-d’œuvre servile qui travaillait ici le faisait pour racheter ses pêchés à coup de marteaux-piqueurs car les robots-extracteurs ne résistaient pas aux vagues énergétiques et radioactives d'une percée. Les prisonniers, de leur côté, ne mouraient pas subitement, mais voyaient tout simplement leur vie sérieusement écourtée malgré les combinaisons Hazmat et les capsules colorées permettant d’affronter les cinq minutes d’extraction journalière imposées. « Voyez » ajouteraient-ils si on leur posait véritablement la question, « nous leur offrons de quoi les protéger » et toute la Cité fermerait alors les yeux face à cette sinistre réalité humaine, à cette peine capitale déguisée en travaux civiques. Ce qui se passait dans la prison de Norddle, de l'autre côté du pont suspendu qui gémissait selon les caprices de la haute-atmosphère, s'apparentait plus à l'enfer que tout ce que la Cité avait à offrir.
Aujourd’hui, cette prison baignait dans un ciel azur. La météo était clémente et le pont ne tremblait que peu, se taisait presque. Il s’agissait d’une journée parfaite pour y conduire Jinn Pertem. Tout un cérémoniel avait été prévu pour l'accueillir : le voyage commencerait par une sorte de traversée du désert dans les terres solitaires de la Surface, entre les squelettes d’arbres qui dansent sous les rafales. La déchéance citoyenne serait ainsi, entourée par cette nature maîtrisée puis abandonnée qui se mourait toujours plus alors qu’on s’approchait de la prison. Le politicien serait symboliquement déchu de sa citoyenneté, de ce que pouvait lui offrir la Cité, et rejoindrait ce qu'il resterait sans la maîtrise parfaite des élites. Cette image satisferait les téléspectateurs, accrochés au poste comme des moucherons à un cadavre.
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Pour accompagner Pertem on avait dépêché, en plus des drones-caméras, six gardes. Ils précédaient le prisonnier, six astronautes gris aux casques fermés suivant un martien qui était démuni de cette protection basique sinon d’un petit respirateur. Il n’avait pas besoin de se protéger du peu de radiations qui s’engouffraient en lui car elles deviendraient bien vite son quotidien. Le plus gradé du convoi s’écarta et vint se placer devant lui, sur le pont qui grinça sous le poids combiné des galons accrochés aux épaules et de la bonbonne d’oxygène sur son dos :
— Monsieur Pertem, dit-il avant de se plaquer contre la balustrade. Je dois vous laissez passer en premier. Nous nous engagerons à votre suite, mais vous d’abord je vous prie.
— J’ai toujours aimé ouvrir les marches, ironisa Jinn Pertem. Surtout en une si belle journée et avec une si belle vue. Vous en avez déjà vu un tenter le plongeon ? Le Flux donne envie de s’y noyer.
Un rictus de terreur abîma l'expression neutre du garde qui ausculta le visage de Pertem à la recherche de signes avant-coureur. Le politicien déchu était impassible, sinon animé par une lueur malicieuse dans le regard. « Simple plaisanterie » le rassura-t-il avant de s’engager sur le pont. Les planches de mélaminé, en véritable bois déchiqueté, grincèrent sous ses pieds. Le pont n’inspirait aucune confiance avec ce matériau issu des arbres de la Surface qui, malgré sa rareté, était relégué aux tâches les plus ingrates. Surtout, il marquait ici la délimitation avec un monde différent de celui dont il avait coutume. Le bois remplaçait le plastique, roi dans les beaux quartiers et qui disparaissait progressivement alors qu’on s’aventurait plus en avant vers la prison de Norddle. Il restait présent par touches sur les haubans d’acier, le protégeant avec des gaines d’une palette détonante de couleurs. L’impression d’ensemble était celle d’une extrême fragilité. À voir ces couleurs, du vert, du rouge et du bleu, la lymphe jaune, l’idée traversa Pertem qu’ils entraient dans un arlequin dépecé, ses étoffes balancées sur des tripes qui tranquillement les absorbaient vers le monstre carcéral.
La voie, un sens unique, accapara l’attention de Pertem qui s’arrêta en s’agrippant à la balustrade :
— Allez donc Monsieur Pertem, nous n’avons pas toute la journée. Ce bon vieux pont n’a jamais cédé et ne cédera pas aujourd’hui, l’encouragea le gradé avec – était-ce une illusion ? – une pointe de compassion dans la voix.
— Espérons, mais je doute que je ne cède pas moi-même.
Sans le vouloir, Pertem s’était mis à haleter. Un pas en avant, dix en arrière. Bientôt, même sa naissance serait oubliée. Ce n’était pas tant la vue de ce qui se trouvait sous le pont, les doigts du Flux qui lui signifiaient de sauter, qui le terrorisait mais la prise de conscience de ce qui l’attendait de l’autre côté de la porte siglée de la pioche pourpre. Cette pioche qui ne cessait de grossir alors que ses pas l’en rapprochait et qui était la promesse d’une nouvelle vie. Une vie loin de tout, dévoré par les mines qui ne le recracheraient que déconfit et la peau tombant par plaque.
L’emprisonnement n’était rien, l’oubli était tout. Pertem ne serait plus Citoyen, plus de ce monde ni de l’autre et l’air suroxygéné qui s’engouffra dans sa gorge le terrifia. Il se ferait avaler tout cru par les portes du pénitencier qui se refermeraient derrière lui. La déchéance le tuerait avant les radiations, tout cela c'était rien, tout cela c'était tout.