— Je t’ai fait sortir le rapport sur Pertem. Tu sais très bien que je risque gros si je me fais prendre. C’est ma foutue carrière que tu mets en jeu… Bordel Suranis, je t’aime bien mais tu abuses quand tu t’y mets.
Suranis saisit le maigre dossier. Elle sourit à Villat Manithe, inspecteur de la FPC. Il avait pris du galon depuis leur dernière rencontre.
— Je le sais et je t’en remercie. Je suis désolée de te mettre dans l’embarras, mais tu sais ce que c’est… Mon métier n’est pas toujours des plus plaisants et lorsque j’ai besoin d’informations, je vais les chercher où il faut.
— Oui, tu me l’as déjà dit et tu me le répète à chaque fois que tu as besoin d'infos... soupira-t-il. Je veux bien t’en donner qui ne me vaillent pas de me retrouver envoyé à la mine mais là… C’est trop risqué. Ne me redemande plus un tel service. J’ai pris du temps pour en arriver où j’en suis et je n’aimerais pas tout ruiner du jour au lendemain pour te faire plaisir.
Villat, malgré son demi-sourire charmant, dégageait une telle aura d’hostilité que Suranis se promit de ne jamais le refaire. Elle avait pourtant besoin de ce document, toutes ses pistes avaient mené au mur et le seul élément qui rattachait Pavla à la Cité était Pertem. Du moins, potentiellement...
Avec une certaine révulsion pour sa condition – elle qui avait prétendu que jamais elle ne mettrait son nez dans des affaires qui la dépassait – elle se retrouvait ici, devant le même poste qu'elle fréquentait autrefois à glaner des informations par la plus abjecte des méthodes : le chantage. Surtout que celui-ci était effectué sur un vieil ami que Suranis rencontra alors qu'il n'était encore qu'un brigadier véreux parmi d'autres, ayant pris pour fâcheuse habitude de se servir dans les preuves à conviction. Le plus souvent il s'agissait de drogues et parfois des implants cérébraux augmentatifs – bien illégaux face à la sacro-sainte égalité des chances, bien utilisés en réalité - qu’il revendait à la sauvette à du personnel surmené qui avait bien besoin de ce petit coup de pouce. Enchaîner douze heures tous les jours et appréhender le monde avec la précision chirurgicale d’un ordinateur, et sans qu’aucune fatigue ne se manifeste, devenait dès lors possible et l’ascension dans les étages ne tardait jamais à arriver. Les effets secondaires étaient nombreux entre les outsiders qui s’écroulaient sur place et les implantés qui se rendaient compte que tout le mérite de leur carrière ne revenait qu’à un petit circuit imprimé glissé dans leur crâne qu’ils s’empressaient de faire sauter au piolet. Morts subites et suicides ne décourageaient pas les clients potentiels et Villat les rencontrait sans difficulté. À l’époque de sa fortune, les gens se pressaient dans une ruelle malfamée pour lui acheter de quoi repousser la stagnation sociale (ou pire la déchéance). Ils sacrifiaient les économies de vies entières pour que, plus tard dans la soirée, ils puissent risquer leur vie sur un billard clandestin.
Les affaires marchaient alors terriblement bien pour lui, assez pour que sa hiérarchie se doute d’un manquement. L’ancien collègue de Suranis, peu futé, ignorait que si les preuves étaient consignées et enregistrées, elles ne l’étaient non pas seulement dans le réseau interne de l’unité qu’il falsifiait mais également dans le méta-réseau. On chargea la nouvelle venue de mener son enquête, en dehors de toute suspicion, et Suranis découvrit bien vite qu’il se servait. Après tout, quel agent pouvait se permettre de vivre à proximité du poste et passer la plupart de ses soirées dans les troquets locaux ? Lorsqu’elle le confronta, il prétendit d’abord qu’un parent généreux lui donnait de l’argent de poche, mais cela n’expliquait pas pourquoi son identifiant apparaissait si souvent dans l’historique de la base de données.
Par sympathie, Suranis lui rendit un énorme service en ne le dénonçant pas. Les vols cessèrent et c’est tout ce qui importait. Le dossier était clos et ne serait jamais rouvert, sauf qu’elle agitait toujours cette vieille histoire au nez de Villat Manithe dès que le besoin s’en faisait ressentir. Ce n’était pas une menace en soi, mais juste un moyen de signaler qu’il lui était redevable au-delà de tout ce qu'elle pouvait lui réclamer et cela fonctionnait. Cependant, Suranis aurait préféré ne pas en arriver à cette extrémité-là car, assurément, l’homme derrière l’uniforme avait changé. Plus rien en lui ne laissait entendre le flic véreux, plutôt l’inverse même. L’inspecteur rangé ? Certainement.
— Franchement Suranis, je suis déçu que tu aies encore ressorti cette vieille histoire. Quand est-ce que l'équilibre sera rétabli ? Je pensais que tu valais mieux. J’ai changé depuis et puis, merde, je ne faisais que redistribuer les richesses à cette époque ! Ces choses prenaient la poussière, elles ne manquaient à personne.
— Redistribuer les richesses, tu le fais toujours en bossant pour la FPC ? l’attaqua Suranis. Un vrai gaucho dans l’âme ! Tu redistribuais vers ta poche...
Suranis vit l’expression de Villat changer. Il arborait le plus profond dégoût envers elle.
— Fait chier ! Tu sais bien que c’est plus compliqué pour ça ! J’étais dans la merde à l’époque… Je… Voilà, c’est un taff de merde si tu n’es pas officier. On est payés des broutilles, j’avais besoin d’un supplément ! Tu aurais fait la même chose si tu avais été à ma place, tu ne peux pas résister si facilement à de l’argent facile quand tes journées consistent à te faire cracher à la gueule.
— Non, je n’aurai pas fait ça. J’étais intègre et je voulais faire changer les choses ! s'emporta-t-elle. Mais je crains que je sois la seule à l’avoir été avant que l’on me foute à la porte.
— Je suis désolé pour ça, vraiment. Les choses changent, tenta Villat en tendant les mains devant lui dans un signe d’apaisement.
Suranis recula d’un pas, refusant ce geste. Elle incommodait l’inspecteur qui aurait souhaité oublier ces détournements passés. Le rapport entre ses mains lui faisait un drôle d’effet.
— Sérieusement Villat, tu me dis que vous avez changé et tu me tends un rapport si fin que je ne sais même pas si je pourrais me rouler une cigarette avec ?
L’inspecteur se rembrunit, ses mains se joignirent au niveau de sa poitrine et une touche de rouge pointa sur ses joues.
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— Ce n’est pas ce que tu crois ! On a fait les choses bien pour… dit-il avant de jeter rapidement un coup d’œil derrière lui. Pertem. C’est une trop grosse affaire pour que nous lambinions dessus ! C’est la FPCP qui est venue foutre son nez dedans et prendre les choses en mains. Les Forces de Pacification de mon cul ! Suranis, tu sais ce que c’est !
— Oui, fit-elle pensivement. Oui, j’imagine. Quoi qu’il en soit, je te remercie pour la docu.
— Ouais, ouais. Tu verras si tu es contente de cette V1 incomplète ou pas, mais pense à détruire le papelard une fois lu et n’en parle à personne. Jamais. De toute façon, on te prendrait pour une folle, le rapport n’est pas canon et il a même été effacé de la base de données. On était sensés le détruire, mais il en reste des copies papier et tu sais que le logotype de la FCP ne suffit pas à prouver la véracité d’un document.
— Ne t’inquiète pas pour ça. Je te le revaudrais à l’occasion.
— Arrête ton char. J’espère ne jamais te revoir de mon côté, répondit avec un humour qui sonnait faux Villat.
Il lui tendit la main et Suranis la serra, très brièvement en remarqua le rictus qui envahissait le visage de l’inspecteur. La bonne blague, pour la forme elle avait inversé la dette, mais le tableau venait d’être effacé. Fin de l’histoire et l’inspecteur ne l’ignorait pas alors qu’il lui tournait les talons pour revenir au poste.
Suranis passa un temps à triturer le coin du document, puis quitta les lieux. Une ruelle plus loin l’univers sombre et empestant le tabac froid du poste disparaissait déjà, remplacé par celui des avenues composées de vitrines et de lumières. Le secteur ressemblait à tous les autres avec ces produits exposés qui ne cachaient rien, sinon leurs malfaçons et la véritable nature des matériaux utilisés. Du neuf à tout va, mais guère plus neuf que ne l’étaient les cervicales de Suranis et ces dernières lui faisaient mal par intermittence.
Un vaste monde recyclé, où rien ne se créer vraiment. Oui, rien de neuf à l’horizon, détourne le regard de ces alléchantes vitrines, tu as du vieux entre les mains.
Et ces objets du quotidien recyclés elle les dépassa. Bien qu’intéressée elle n’en avait de toute manière pas les moyens. Elle traversa l’avenue en trombe pour arriver sur une place où les bancs libres signalaient sa faible popularité. Il y avait bien quelques passants et deux retraités qui discutaient avec ardeur, mais la place semblait assez vide pour qu’elle céda totalement à sa tentation. C’était plus fort qu’elle, elle prit place et voulut lire le rapport lorsqu’un badaud s’arrêta devant elle, le genre chemise boutonnée jusqu’au menton qui n’avait guère de considération pour l’espèce humaine. Sans toutefois lui lancer d’œillade, il la regarda avec insistance avec l’air de dire : « Toi et moi, dans la petite ruelle pour un petit coup rapide ? Je t’offre un verre avant ». Chose qu’il n’avait pas prévu, bien que n’ignorant pas que ses fantasmes d’ordure humaine ne se réaliseraient pas, fut le regard noir de Suranis qui signifiait sans ambages : « va te faire foutre ». Il repartit, l’égo décimé et sa réalité ébranlée.
Suranis sourit, seule sur son banc en se ressassant que non, la femme ne se limitait pas à engendrer sa flopée de marmots pour alimenter la Cité vorace. Elle se demanda brièvement si Pavla aussi avait connu des expériences similaires dans son adolescence écourtée. Peut-être que les mœurs en bas étaient-elles différentes ? Ce n’était cependant pas le moment de penser à de telles choses et elle mit de côté ses divagations pour ouvrir le dossier. Elle n’avait jamais vu de toute sa (courte) carrière un si ridicule rapport. Une seule page et même pas recto-verso. L’enquête avait été vite stoppée. Quelque chose ne collait pas là-dedans. Même un vol à l’arrachée occupait plus d’une page. Ce dossier était la preuve (non canon et vénérée par ceux qui se contentent de peu) qu’on occultait quelque chose. C’était évident et cette chose ne se trouverait certainement pas dans les quelques lignes inscrites sur le papier qu’elle survola pour avoir bonne conscience et surtout car elle ne pouvait pas s’en empêcher :
« Jinn Pertem, cinquante-six ans, politicien affilié à divers syndicats jugés sans danger pour la Cité. Habitant l’unité d’habitation Stain à la Surface […] »
Stain, il est entaché à vie désormais. Celui qui n’a jamais connu plus grand scandale que la tâche de faux ketchup sur sa chemise se retrouve sans emploi et certainement en instance de divorce. Si des instances de divorce existent dans les mines.
« […] et marié à Felicia Pertem, sans enfant connu. Jinn Pertem a été trouvé inconscient aux côtés d’un corps identifié comme étant celui de Pavla Karanth. […] »
Pavla ! Le véritable terminus de sa vie.
« […] Hormis la proximité physique entre les deux individus aucune trace sur l’un ou l’autre des n’indique une relation quelconque entre les deux [Suranis stoppa momentanément la lecture, ainsi le coup du sperme était faux, mais il se devait d’exister pour consolider le volet des preuves matérielles]. L’analyse du sang de Jinn Pertem a indiqué la présence de GH-Drain... »
Le rapport continuait ainsi, évinçant rapidement la question du GH-Drain pour laquelle la base de données des laborantins se limitait à un simple schéma moléculaire sans en détailler les effets. Pour l’instant c’était sans importance car Suranis jubilait, elle tenait un gros morceau. D’une part, c’était bien Pavla qui avait été vue sur toutes les télévisions et d’une autre les preuves contre Pertem devenaient soudainement beaucoup moins accablantes. Pour une raison ou une autre on l’accusait à tort, en tout cas sans preuves. Le politicien en devenait sali à vie et évincé des affaires politiques alors qu’il était en pleine ascension vers le sommet.
Suranis dû cependant se ressaisir car ce n’était pas le meurtre qui l’intéressait, bien qu’elle dérivait à grande vitesse vers lui. Elle devait se contenter de la disparition survenue il y a si longtemps et remonter la piste froide. Même si elle avait voulu porter les informations glanées sur Pertem devant le grand public, elle n’aurait pas pu. C’était trop gros pour elle et elle ne s’en sortirait jamais. Elle fulmina intérieurement à la vue de cette affaire bâclée, rapidement reprise par les FPCP. Elle pensait aussi à tous ces cadets et officiers qui avaient fermé les yeux en voyant passer le rapport préliminaire de leurs mains à celles des grands pontes.
— Fait chier, s’écria Suranis.
Elle regarda autour d’elle pour vérifier si personne ne l’avait entendu. Tous circulaient, tant mieux il n’y avait rien à voir. Elle reprit sa lecture en mâchonnant un lambeau de peau volé à son pouce. Elle tenait quelque chose, le rapport n’avait jamais été fini, mais les déplacements de la victime sur une semaine, comme il était d’usage de le faire, avaient été consciencieusement consignés. Les puces d’identification agissaient comme des traceurs et grâce à cela elle apprit que Pavla se trouvait dans un secteur hors-carte officielle. De simples coordonnées qui s’avérèrent le plus précieux des renseignements.
Elle était satisfaite. Les coordonnées obtenues s’avéraient une première étape plus que louable pour résoudre le cas de la disparition de Pavla Karanth. Suranis, ivre de réussite, se leva et tituba les deux premiers pas en se dirigeant vers son appartement. Peut-être était-ce les lumières qui viraient tranquillement au rouge qui rendaient sa situation si irréelle ? La nuit approchait alors que le Flux baignait dans le soleil de l’autre côté des hublots. Mais il n’empêchait que Suranis avait l’impression de vivre un rêve aussi excitant qu’angoissant.
En chemin, elle croisa deux agents en patrouille qui, bien que la dévisageant – ils la pensèrent éméchée à se mouvoir si rapidement – n’allèrent pas jusqu’à scanner ses influx cérébraux. Auquel cas ils l’auraient arrêté avec ses niveaux de stress élevés, son excitation redoutable et le voyant rouge associé à son matricule citoyen qui palpiterait comme un sinistre cœur. Attention, danger !